Les pauvres avant l'État-providence (Version imprimée)
par David T. Beito*
Le Québécois Libre, 15 août
2011, No 291.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/11/110815-3.html


En dépit des recherches impressionnantes menées par Marvin Olasky, Carolyn Weaver et d’autres chercheurs sur le rôle joué par les institutions volontaires dans l’histoire sociale américaine, les vieilles conceptions gardent toujours une puissante emprise. Un cas d’espèce est un article paru dans U.S. News & World Report intitulé « Les mythes de la charité ». Les auteurs concluent qu’il « est hautement improbable que les associations caritatives puissent reprendre à leur compte la totalité ou même la majeure partie des 76 à 450 milliards de dollars de réduction de dépenses actuellement proposée par les démocrates et les républicains à Washington ». Citant des exemples historiques, ils sous-entendent que les Américains n’ont jamais compté (et donc ne pourront jamais compter) sur les associations caritatives privées pour remplir les fonctions de l’État-providence.

Il est effectivement vrai que, financièrement parlant, les efforts combinés des associations caritatives traditionnelles au tournant du XXe siècle telles que l’Armée du Salut étaient faibles comparés à ceux de l’État-providence moderne. Cette approche passe malheureusement complètement à côté du problème. Elle échoue par exemple à appréhender le fait qu’avant la montée de l’État-providence, les Américains de toutes classes sociales partageaient une aversion profonde pour la dépendance, que ce soit envers la charité privée organisée ou l’assistance étatique. En vérité, il y avait dans la culture populaire une grande honte attachée à toute forme de ce que l’on peut qualifier d’assistance hiérarchique (une assistance dans laquelle ceux qui tiennent les cordons de la bourse sont plus haut placés sur l’échelle socio-économique que les bénéficiaires).

Bien que la plupart des Américains de l’époque reconnaissaient que de telles agences remplissaient des fonctions nécessaires et positives, même le plus pauvre des pauvres les voyait comme un ultime et temporaire recours. En conséquence, l’ampleur de la population dépendante restait infinitésimale à l’aulne des standards actuels. Selon une étude du Bureau du recensement datée de 1905, seul 1 Américain sur 150 (prisonniers exclus) résidait dans une institution publique ou privée de toute sorte, incluant hospices, asiles, orphelinats et hôpitaux.

Le nombre d’Américains dépendant de l’assistance était également faible. Aussi tard qu’en 1931, environ 93 000 familles recevaient des pensions de mères, l’antécédent à l’AFDC financé par les États. En comparaison, la charge actuelle de l’AFDC inclut 4,6 millions de parents.

Paradoxalement, cette hausse du nombre d’allocataires s’est produite en dépit d’un déclin massif du taux de pauvreté dans les premières années du XXe Siècle. Cela soulève une question évidente: Comment les Américains ont-ils déjà été capables d’éviter une telle dépendance? Une partie de la réponse est qu’ils pouvaient avoir recours à une large diversité d’arrangements d’entraide et d’aide mutuelle, dont la plupart n’existent plus aujourd’hui.

Ces arrangements peuvent être qualifiés d’assistance réciproque, dans laquelle bienfaiteurs et bénéficiaires tendaient à avoir un train de vie identique ou quasi identique: les bénéficiaires d’aujourd’hui pouvaient être les donneurs de demain et vice-versa.

En dehors des dons informels des voisins ou amis et de l’assistance fournie à travers les congrégations religieuses, les sources majeures d’assistance réciproque étaient des sociétés fraternelles telles que les Chevaliers de Pythias, les Fils de l’Italie, l’Alliance nationale polonaise et l’Ordre indépendant des Odd Fellows. Les activités de ces sociétés surpassaient largement celles de la charité organisée et des bureaucraties gouvernementales d’aide aux pauvres. En 1920 par exemple, il y avait plus de 10 000 ordres fraternels aux États-Unis composés d’environ 100 000 loges distinctes. Cette année-là, près de 18 millions d’Américains (la plupart gagnant leur vie) en étaient membres – environ 30% des adultes de plus de vingt ans. Par contraste, à peu près 10% des travailleurs de l’époque appartenaient à un syndicat.

Bien que les sociétés fraternelles différaient largement dans leurs méthodes et objectifs, elles reposaient en général sur un système de loges décentralisées, une forme de rituel et le paiement d’allocations en temps de maladie et de décès. Essentiellement, les ordres fraternels peuvent être définis comme des agences d’assurance mutuelle pour la fourniture d’assistance sociale aux membres et à leurs familles.

Vers 1910, elles inclurent de plus en plus les soins d’un médecin dans leur panoplie de services. La méthode habituelle était pour une loge de contracter avec un généraliste pour qu’il traite les membres sur la base d’un tarif par personne unique. Deux des plus importantes organisations reposant sur ce système, connu à l’époque sous le terme de « pratique de loge », étaient les Forestiers et l’Ordre fraternel des Aigles. Le coût de ce service était très faible. Les Forestiers demandaient deux dollars par an pour les soins d’un médecin: les Aigles n’en demandaient qu’un. Dans le cas des Aigles, la couverture s’étendait à la famille immédiate du membre et incluait les visites à domicile.

La pratique de loge s’enracina particulièrement dans les zones urbaines. Dans le quartier Lower East Side de Manhattan, par exemple, 500 médecins étaient sous contrat avec les seules loges juives. On estime qu’au cours des années 1920, près de 600 sociétés fraternelles des noirs de la Nouvelle-Orléans offraient les services d’un médecin.

Parmi les exemples les moins connus mais les plus fascinants figuraient les hôpitaux fraternels chez les noirs. En contradiction avec la tendance générale au déclin des sociétés fraternelles à mesure que le siècle avançait, nombre de ces hôpitaux dataient des années 1930 et 1940. Un exemple fut l’hôpital des Chevaliers et Filles de Tabor dans le Mississippi, qui traita entre 1942 et 1964 plus de 135 000 patients, dont beaucoup de métayers. Aussi tard qu’en 1964, une cotisation totale de 30$ par an donnait droit aux membres à la chirurgie majeure et mineure. Comme la plupart des hôpitaux noirs, c’était une entreprise à faible technologie qui n’aurait probablement pas atteint les standards de certification actuels. Etant donné la grande pauvreté de ses membres, il s’agissait cependant d’une réussite majeure. Les souvenirs des patients indiquent que l’équipe faisait souvent preuve d’un zèle missionnaire qui compensait les lacunes technologiques.

La plupart des dirigeants des sociétés fraternelles refusaient de voir leurs allocations comme une forme de charité. Une démonstration typique de cette attitude peut être trouvée dans un article écrit en 1905 par une administratrice des Dames de Maccabées. Cette société était le plus grand ordre fraternel contrôlé exclusivement par des femmes et rassemblait à son apogée plus de 200 000 membres. L’auteur avançait que « dans la fraternité, il n’y a pas de charité, pas d’humiliation à accepter l’aide, car c’est le droit du membre en difficulté de recevoir ce à quoi il ou elle a contribué et le devoir reconnu des autres membres de donner ». Dans le même temps, elle rejetait l’idée que les allocations fraternelles soient de quelque façon que ce soit des droits acquis et illimités. Au contraire, elle spécifiait que les membres compromettraient leur droit à bénéficier s’ils manquaient d’obéir aux règles de l’organisation.

Dans les années 1930, les sociétés fraternelles entrèrent dans une période de déclin dont elles ne revinrent jamais. Bien que l’appartenance à une loge rebondit quelque peu dans les années 1940, elle ne revint pas à ces sommets d’avant la Grande Dépression. (Il y eut des exceptions notables: Moose International compte actuellement un million de membres et gère un orphelinat et une école florissants). Les historiens ont proposés plusieurs explications possibles, dont la montée de l’assurance commerciale au sein des classes ouvrières et l’attrait de formes concurrentes de divertissement, telles que la radio et le cinéma.

Un autre facteur contribuant au déclin des ordres fraternels fut le rôle des associations médicales. En 1910, la profession lança une guerre absolue contre le service médical fraternel, et les sociétés médicales locales imposèrent des sanctions multiples aux médecins acceptant ces contrats. Une méthode d’action très efficace fut de faire pression sur les hôpitaux pour qu’ils ferment leurs portes aux membres des loges gênantes. En 1914, le Dr Robert Allen écrivait sans véritable exagération dans le Journal of the American Medical Association qu’« il n’y a presque plus une ville dans le pays où les sociétés médicales n’ont pas promulgué d’édits contre les membres acceptant des contrats de pratique de loge ». Une autre cause probable, bien qu’il y ait un manque de preuves solides de causalité, est la montée de l’État-providence et de la réglementation.

Un fait est clair. Les trois premières décennies de du XXe siècle ont amené une expansion rapide et sans précédent du rôle social de l’État. Les deux sources principales de cette croissance furent les pensions de veuves et les indemnités pour incapacité de travail. En 1910, aucun État n’avait l’un de ces programmes; en 1931, les deux étaient presque universels. Durant les seules années 1920, le nombre d’individus recevant des pensions de veuves doubla. Et cette expansion des services étatiques coïncida avec le déclin de l’appartenance aux fraternités.

Pensez-en ce que vous voulez mais un bon nombre de dirigeants de sociétés fraternelles postulaient une relation entre ces deux tendances. Comme le magazine de l’Ordre fraternel des Aigles l’écrivait en 1915, « l’État fait ou prévoit de faire pour les salariés ce que notre Ordre a fait en pionnier il y a 18 ans. Tout cela est en train d’affaiblir l’appel populaire de nos allocations. Cet appel affaibli ou perdu, nous perdrions un argument essentiel à rejoindre l’Ordre; parce qu’aucune fraternité ne peut dépendre entièrement de ses aspects récréatifs pour attirer des membres ».

En contraste avec leurs confrères modernes, les leaders d’opinion dans le domaine des questions sociales au tournant du siècle montraient souvent une appréciation enthousiaste de l’impact de l’aide mutuelle et de l’entraide. En 1913 par exemple, Edward T. Devine, un travailleur social très en vue, rappelait à ses collègues que des millions de pauvres étaient non seulement capables de survivre mais même de progresser sans avoir recours aux associations caritatives ou à l’aide étatique:

Nous qui sommes engagés dans le travail d’assistance tendons à avoir une vue faussée de l’importance, dans l’économie sociale, des fonds que nous distribuons ou des systèmes sociaux que nous promouvons… [S]’il n’y avait d’autres ressources en période de détresse exceptionnelle que l’aide volontaire que les gens s’apportent mutuellement en bons voisins… la plupart des malheurs seraient toujours soulagés, et, très probablement, les taux de décès, de maladies, d’orphelins, et d’épuisement physique et nerveux ne seraient pas plus élevés, ou pas beaucoup plus élevés, qu’actuellement.

Mais dès lors que les sociétés fraternelles furent mises à la marge de l’assistance sociale, les Américains commencèrent à devenir dépendants des caprices des organisations hiérarchiques contrôlées par l’État.

Je suis le premier à mettre en garde contre trop de foi dans de prétendues leçons de l’histoire. Dans le même temps, l’expérience passée donne de bonnes raisons d’être sceptique vis-à-vis des récentes propositions de réforme du système social avancées tant par le Président Clinton que par le Congrès. Ces propositions sont condamnées à échouer si elles ne créent pas un environnement dans lequel les Américains sont de nouveau incités à s’engager dans l’aide mutuelle et l’entraide. Si l’histoire nous apprend quelque chose, c’est que de tels arrangements ne peuvent se créer par la coercition étatique.

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* David T. Beito est Research Fellow à l'Independent Institute et professeur d'histoire à l'Université de l'Alabama. Cet article est d'abord paru sous le titre « Poor Before Welfare », le 16 mai 1996 dans The National Review.