Mais la religion est encore un fait social en ce sens
qu'elle considère les rapports sociaux sous un angle déterminé et
qu'elle fixe des règles à l'action de l'homme en société. Elle ne peut
s'abstenir de prendre position dans les questions de morale sociale.
Aucune religion, soucieuse de donner aux croyants une réponse aux énigmes
que pose la vie et de lui apporter les consolations dont il a le plus
besoin, ne peut se contenter de donner une interprétation des rapports
de l'homme avec la nature, le devenir et la mort. Si elle néglige de
porter son attention sur les rapports des hommes entre eux, elle est
incapable de formuler des règles pour la vie terrestre et elle abandonne
le croyant à lui-même lorsqu'il se met à réfléchir à l'imperfection de
la société. Lorsqu'il veut savoir pourquoi il y a des riches et des
pauvres, des pouvoirs publics et des tribunaux, des périodes de guerre
et des périodes de paix, la religion doit pouvoir lui fournir une
réponse sous peine de l'obliger à chercher cette réponse ailleurs et de
perdre ainsi son pouvoir sur les esprits. Sans morale sociale, la
religion est une chose morte.
L'islamisme et le judaïsme sont aujourd'hui des
religions mortes. Ils ne fournissent plus à leurs fidèles que des règles
rituelles: prier et jeûner, s'abstenir de certains mets, circoncire,
etc. Mais ils ne vont pas plus loin. Ils n'offrent aucune nourriture à
l'esprit; ils sont déspiritualisés; leur enseignement ne consiste plus
qu'en des règles de droit et des prescriptions extérieures. Ils
emprisonnent le croyant dans un réseau de coutumes et de règles de vie
traditionnelles où il peut à peine respirer; mais ils ne donnent aucune
satisfaction à ses aspirations intérieures. Ils écrasent l'âme; ils ne
l'élèvent ni ne la sauvent. Il n'y a pas eu de mouvement religieux
depuis de nombreux siècles dans l'islam, depuis bientôt deux millénaires
dans le judaïsme. La religion des juifs est encore aujourd'hui la même
qu'au temps du Talmud, celle de l'islam la même qu'au temps des
invasions arabes. Leur littérature, leur enseignement ressassent
toujours les mêmes choses et ne rayonnement pas en dehors du cercle des
théologiens. C'est en vain qu'on y cherche des hommes et des mouvements
comme ceux qu'a produits à toute époque le christianisme occidental. Le
seul lien qui maintienne la cohésion de ces reliques, c'est l'hostilité
à l'égard de tout ce qui est étranger et différent, c'est la tradition
et le conservatisme. Elles ne vivent plus que par la haine de l'étranger
qui seule encore les rend capables de grandes actions. Toutes les sectes
qui se constituent, toutes les nouvelles doctrines qui se font jour, ne
sont que des produits de cette lutte contre l'étranger, contre la
nouveauté, contre les incroyants. La religion n'a ici aucune influence
sur la vie spirituelle de l'individu, dans la mesure où cette dernière
peut encore se développer sous le joug pesant d'un traditionalisme
rigide. L'absence complète d'influence du clergé est la manifestation la
plus caractéristique de cet état de choses. Le respect dont il est
entouré est purement extérieur. Il n'y a rien qui ressemble ici à
l'influence profonde qu'exerce le clergé des églises occidentales,
influence différente d'ailleurs suivant les cas (qu'on songe par exemple
au jésuite, à l'évêque catholique et au pasteur protestant en
Allemagne). Il en était de même dans les religions polythéistes de
l'antiquité et il en est encore de même dans l'église orientale.
L'église grecque elle aussi est morte depuis plus de mille ans(1).
Ce n'est que dans la seconde moitié du XIXe siècle qu'elle a
produit un homme en qui la foi et l'espérance ont brûlé d'une flamme
ardente. Mais le christianisme de Tolstoï, si accentuée que soit sa
couleur spécifiquement russe et orientale, a en dernière analyse ses
racines dans la pensée occidentale. Et c'est un fait digne de remarque
que ce grand prophète de l'évangile ne soit pas sorti des profondeurs du
peuple, comme un saint François d'Assise, fils d'un commerçant italien,
ou un Martin Luther, fils d'un mineur allemand, mais qu'il soit issu de
l'aristocratie, dont les membres, par la lecture et l'éducation, étaient
devenus de véritables occidentaux. Tout ce que l'Église russe a pu
produire, ce sont des hommes comme Jean de Cronstadt et Raspoutine.
À ces églises mortes, il manque une morale sociale qui leur soit propre.
Harnack dit à propos de l'Église grecque: « La sphère réelle de
l'activité humaine, la vie professionnelle, à laquelle la foi devrait
imposer ses normes morales, échappe entièrement à son contrôle. Ce
domaine est abandonné à l'État et à la nation. »(2)
Mais il en va tout autrement dans l'église vivante de l'Occident, où la
foi est encore vivante, où elle ne se réduit pas un formalisme derrière
lequel il n'y a rien que les gestes dépouillés de toute signification
des prêtres, où elle embrasse encore l'homme entier. On assiste là à un
effort sans cesse renouvelé pour construire une morale sociale. Et les
croyants retournent toujours à l'évangile pour y puiser dans la parole
du Seigneur de nouvelles forces de vie.
2. La Bible comme source de la morale sociale chrétienne
|
Pour le croyant, l'Écriture sainte est le dépôt de la révélation divine,
la parole adressée par Dieu à l'humanité, parole qui doit rester pour
toujours le fondement inébranlable de toute religion et de toute
conduite réglée par elle. Il n'en est pas ainsi seulement du protestant
qui n'accepte l'enseignement de l'église que dans la mesure où il
concorde avec les écritures, mais aussi du catholique qui d'un côté fait
dériver l'autorité de l'Écriture de l'Église elle-même, mais qui,
cependant, reconnaît d'un autre côté à l'Écriture elle-même une origine
divine en enseignant qu'elle a été rédigée avec l'aide du Saint-Esprit:
dualisme qui est ici surmonté par le fait que l'interprétation dernière
et authentique – infaillible – de l'Écriture est réservée à l'Église.
Cette double croyance implique l'unité logique et systématique de
l'Écriture tout entière; la résolution des difficultés qui naissent de
cette conception constitue dès lors une des tâches essentielles de la
doctrine et de la science ecclésiastique. La recherche scientifique voit
dans les écrits de l'Ancien et du Nouveau Testament des monuments
historiques qu'elle considère de la même façon que toutes les autres
sources de l'histoire. Elle détruit l'unité de la Bible et cherche à
assigner à chaque passage la place qu'il doit occuper dans l'histoire de
la littérature. Ces recherches modernes concernant la Bible sont
incompatibles avec la théologie, et c'est un fait que l'Église
catholique a bien reconnu, tandis que l'Église protestante cherche
encore à l'éluder. C'est une tentative dépourvue de sens que de chercher
à reconstruire la figure historique de Jésus pour fonder sur les
résultats de cette recherche une doctrine de foi et de moralité. De
telles tentatives n'ont pas seulement pour effet d'entraver la recherche
scientifique en la détournant de son but véritable et en lui assignant
des tâches qu'elle est incapable de remplir sans recourir à des échelles
de valeurs modernes: elles sont déjà en elles-mêmes contradictoires.
D'une part, elles essaient d'expliquer le Christ et l'origine du
christianisme d'une façon historique; mais d'autre part, elles
considèrent ces phénomènes historiques comme la source éternelle d'où
doivent découler les normes de la vie religieuse, même dans le cadre
entièrement nouveau du monde actuel. C'est se contredire que de
considérer le christianisme avec les yeux de l'histoire et de vouloir
ensuite appliquer au présent le résultat des recherches historiques. Ce
que l'histoire peut déterminer, ce n'est pas le christianisme dans sa
« forme pure », mais le christianisme dans « forme originelle ».
Confondre les deux choses, c'est fermer les yeux à une évolution qui a
duré déjà presque deux millénaires(3).
L'erreur dans laquelle de nombreux théologiens protestants sont tombés à
ce propos est la même que celle qu'ont commise certains historiens du
droit quand ils ont voulu utiliser les résultats de leurs travaux pour
la législation et la juridiction de l'époque contemporaine. Ce n'est pas
là procéder en véritable historien; c'est nier toute évolution et toute
possibilité d'évolution. Comparé au dogmatisme de ce point de vue, le
dogmatisme tant décrié des « plats » rationalistes du XVIIIe
siècle, lesquels insistent précisément sur cet élément de progrès et
d'évolution, apparaît comme une conception véritablement historique.
Il ne faut donc pas, quand on considère le rapport de la morale
chrétienne au problème du socialisme, procéder comme le font ces
théologiens protestants dont tous les efforts s'appliquent à la
recherche de l'« essence » immuable et invariable du christianisme. Si
l'on regarde le christianisme comme un phénomène vivant et qui par
conséquent se transforme sans cesse – conception qui n'est pas aussi
incompatible avec le point de vue de l'Église catholique qu'on pourrait
le croire au premier abord –, on doit renoncer, a priori, à
chercher si c'est le socialisme ou si c'est la propriété privée qui
correspond le mieux à l'idée chrétienne. Tout ce qu'on peut faire, c'est
parcourir l'histoire du christianisme et chercher si elle peut faire
naître de quelque façon un préjugé favorable en faveur de telle ou telle
forme d'organisation sociale. L'intérêt que nous portons aux Écrits de
l'Ancien et du Nouveau Testament est justifié par l'importance qu'ils
ont encore aujourd'hui comme source de la doctrine de l'Église, et non
par l'espoir d'y découvrir ce qu'est réellement le christianisme.
La fin dernière de telles recherches ne peut
consister qu'à déterminer si le christianisme doit nécessairement, à la
fois aujourd'hui et dans l'avenir, rejeter une organisation économique
fondée sur la propriété privée des moyens de production. Il ne suffit
pas pour répondre à cette question d'établir – ce qui est connu de tous
– que le christianisme a su depuis bientôt deux mille ans s'accommoder
de la propriété privée. Car il pourrait se faire que le christianisme ou
la propriété privée soient parvenus à un stade de leur évolution où ils
ne seraient plus compatibles – à supposer qu'ils l'aient jamais été.
3. Le christianisme primitif et la société
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Le christianisme primitif n'était pas ascétique; il
acceptait joyeusement la vie et repoussait délibérément à l'arrière-plan
les idées ascétiques dont de nombreuses sectes contemporaines étaient
imprégnées (même saint Jean-Baptiste vivait en ascète). Ce n'est qu'aux
IIIe et IVe siècles que l'ascétisme fut introduit dans le christianisme
et c'est de cette époque que datent l'interprétation nouvelle et la
réforme de la doctrine évangélique. Dans l'Évangile, le Christ goûte aux
joies de la vie avec ses disciples, mange et boit comme tout le monde et
prend part aux fêtes du peuple. Il est aussi éloigné de l'ascétisme et
du désir de fuir le monde que de l'intempérance et de la débauche(4).
Seule sa conception des rapports des deux sexes nous paraît ascétique.
Mais comme toutes les autres doctrines pratiques de l'Évangile – et
l'Évangile n'offre d'autres règles de vie que des règles pratiques –,
elle s'explique par la conception fondamentale qui explique tous les
gestes de Jésus, l'idée du Messie.
« Le temps est accompli et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous
et croyez à l'Évangile. » Telles sont les paroles qui dans l'Évangile de
saint Marc accompagnent l'apparition du Rédempteur(5).
Jésus se considère comme l'annonciateur du royaume du Dieu qui
s'approche, de ce royaume qui, d'après les prédictions des prophètes,
fera disparaître toute imperfection terrestre, libérant donc aussi
l'humanité de tout souci économique. Ses disciples n'ont rien d'autre à
faire que de se préparer à cet avènement. Il ne s'agit plus de se
préoccuper des choses terrestres: l'attente du royaume est autrement
importante. Jésus n'apporte pas de règle pour la vie terrestre, car son
royaume n'est pas de ce monde; les règles de conduite qu'il a données à
ses disciples n'ont de valeur que pour le court espace de temps qu'il
faut encore passer dans l'attente des grands événements. Dans le royaume
de Dieu, les soucis économiques seront inconnus. Là, les croyants
mangeront et boiront à la table du Seigneur(6).
Édicter des prescriptions économiques pour un tel royaume serait
dépourvu de sens. Les règles que pose Jésus n'ont qu'une valeur
transitoire(7).
C'est en ce sens seulement qu'on peut comprendre le sermon sur la
montagne où Jésus recommande aux siens de n'avoir aucun souci de la
nourriture ni du vêtement, où il leur conseille de ne pas semer, de ne
pas moissonner, de ne pas remplir les granges, de ne pas travailler, de
ne pas filer. Le « communisme » de Jésus et de ses premiers disciples ne
souffre pas d'autre interprétation. Ce n'est pas un socialisme, un
système de production et de moyens de production relevant de la société.
Ce n'est rien de plus que le partage des biens de consommation entre les
membres de l'église « suivant les besoins de chacun »(8).
C'est un communisme des biens de jouissance, non des moyens de
production. Produire, travailler, amasser, les premiers chrétiens n'en
ont aucun souci; ils vivent du produit de la vente des biens des
nouveaux convertis, qu'ils se partagent entre eux. Mais une telle
méthode ne saurait avoir de durée. Elle ne peut constituer qu'un état de
choses provisoire, et c'est bien ce qu'elle était en fait. Le disciple
de Jésus vit dans l'attente du salut qui peut venir d'un jour à l'autre.
L'idée fondamentale du christianisme primitif, selon
laquelle l'accomplissement de la promesse est imminent, se transforme
peu à peu en l'idée du jugement dernier, idée qui est à la base de tous
les mouvements religieux qui ont eu quelque durée. Parallèlement à cette
transformation, les règles de vie du christianisme devaient elles aussi
subir une modification complète. Elles ne pouvaient plus avoir pour base
l'attente de l'avènement imminent du royaume de Dieu. Dès lors que les
communautés devaient s'organiser pour durée plus longue, elles devaient
cesser d'exiger de leurs membres qu'ils s'abstinssent de tout travail
pour se consacrer à une vie contemplative en vue de la préparation du
royaume de Dieu. Elles ne devaient pas seulement tolérer mais exiger que
les frères demeurassent dans la vie active, sous peine de rendre
impossible l'existence du christianisme. Ainsi l'Église commença de
s'adapter à l'organisation sociale de l'empire romain et le
christianisme, qui était parti de l'indifférence complète à l'égard des
réalités sociales, fut ainsi amené à canoniser pour ainsi dire
l'organisation de l'empire romain à son déclin.
C'est à tort qu'on a parlé de doctrines sociales du
christianisme primitif. La figure historique du Christ et ses
enseignements, tels qu'ils apparaissent dans les plus anciens monuments
du Nouveau Testament, demeurent complètement indifférents à tout ce qui
concerne la société. Le Christ a sans doute critiqué violemment l'état
de choses existant, mais il n'a pas jugé utile de s'occuper en quoi que
ce soit de son amélioration ou même d'y réfléchir. Tout cela est
l'affaire de Dieu qui établira lui-même son royaume dont la venue est
imminente dans toute sa splendeur et sa perfection. Ce que sera ce
royaume, on l'ignore mais on sait bien qu'on y vivra libre de tout
souci. Jésus s'abstient d'en parler de façon trop précise. Cela n'était
d'ailleurs nullement nécessaire car les Juifs de son époque ne doutaient
pas que la vie qu'on mènerait dans le royaume de Dieu serait magnifique.
Les prophètes l'avaient annoncé et leurs paroles demeuraient vivantes
dans l'âme du peuple et constituaient le contenu essentiel de sa pensée
religieuse.
L'attente d'un ordre nouveau, établi prochainement par Dieu lui-même, la
concentration de tous les actes et de toutes les pensées sur la venue
imminente du royaume de Dieu font de la doctrine de Jésus une doctrine
purement négative. Il veut dénouer tous les liens sociaux existants. Non
seulement le disciple ne doit ni se soucier des besoins de son
existence, ni travailler, ni chercher à posséder aucun bien; il doit
encore haïr « père, mère, femme, enfant, frère, soeur, et même sa propre
vie »(9). Si Jésus tolère
les lois terrestres de l'empire romain et les prescripteurs de la loi
juive, c'est parce qu'il est indifférent à leur égard et considère que
leur importance est nécessairement limitée dans le temps, mais ce n'est
pas parce qu'il reconnaît leur valeur. Son ardeur à détruire tous les
liens sociaux existants ne connaît aucune limite. La pureté et la force
de cette doctrine absolument négative se fondent sur une inspiration
mystique, sur l'espoir enthousiaste d'un monde nouveau. C'est de là
qu'elle tire la passion avec laquelle elle s'attaque à tout ce qui
existe. Elle peut tout détruire puisque les fondations de l'ordre
nouveau doivent être posées par Dieu lui-même dans sa toute-puissance.
Elle ne se préoccupe pas de savoir si quelque chose de l'ordre nouveau
pourrait être transporté dans le royaume futur, puisque ce royaume
naîtra sans l'intervention de l'homme. Aussi n'exige-t-elle des
disciples aucune morale, aucune conduite orientée dans un sens
déterminé; croire et rien que croire, espérer, attendre, voilà tout ce
qu'elle demande. Ils n'auront aucune part active à l'édification du
royaume: Dieu seul y pourvoira. Ce caractère de la doctrine chrétienne
primitive, se bornant à la négation absolue de l'ordre existant,
apparaît dans toute sa netteté quand on la compare au bolchevisme. Les
bolcheviks eux aussi veulent détruire tout ce qui existe, parce qu'ils
estiment qu'il n'y a rien à en espérer. Mais ils ont une certaine
représentation de la société future, si imprécise et chargée de
contradictions qu'elle puisse être. Ils n'exigent pas de leurs partisans
qu'ils se préoccupent seulement de la destruction de l'ordre existant;
ils leur demandent aussi une conduite déterminée en fonction du royaume
futur dont ils rêvent. La doctrine de Jésus au contraire est purement
négative(10).
C'est précisément le fait que Jésus n'est pas un réformateur de la
société, que son enseignement ne renferme aucune morale applicable à la
vie terrestre, et que les instructions qu'il donne à ses disciples n'ont
de sens que pour ceux qui attendent le maître « la ceinture aux reins et
les lampes allumées... afin que, dès qu'il arrivera et frappera à la
porte, ils lui ouvrent aussitôt »(11),
qui a permis au christianisme sa carrière triomphante à travers le
monde. Ce n'est que parce qu'il est complètement asocial et amoral qu'il
a pu traverser les siècles sans succomber dans les bouleversements de la
vie sociale. C'est ainsi seulement qu'il a pu être la religion
d'empereurs romains et d'hommes d'affaires anglo-saxons, de nègres
d'Afrique et de Germains d'Europe, de seigneurs féodaux du moyen-âge et
de travailleurs de l'industrie moderne. Parce qu'il ne renfermait rien
qui le liât à une organisation sociale déterminée, parce qu'il était
hors du temps et étranger aux partis, toutes les époques et tous les
partis ont pu lui faire des emprunts répondants à leurs besoins.
4. L'interdiction canonique de l'intérêt
|
Chaque époque a trouvé dans les Évangiles ce qu'elle voulait y découvrir
et a négligé d'y voir ce qu'il ne lui convenait pas d'y voir. C'est un
fait qu'on ne saurait mieux prouver qu'en se référant à l'importance
prépondérante attachée pendant des siècles par la morale sociale de
l'Église à la doctrine de l'usure(12).
Ce qui, dans les Évangiles et dans les autres Écrits du Nouveau
Testament, est exigé des disciples du Christ, ce n'est pas de renoncer à
l'intérêt produit par des capitaux prêtés. L'interdiction canonique de
l'intérêt est un produit de la doctrine médiévale de la société et du
commerce; elle n'avait à l'origine rien à voir avec le christianisme et
ses enseignements. La condamnation morale de l'usure et l'interdiction
de l'intérêt sont antérieures; elles furent empruntées aux écrivains et
aux législateurs de l'antiquité et transformées à mesure que la lutte
des agriculteurs contre les marchands et les commerçants, dont la
puissance croissait, devint plus violente; c'est alors seulement qu'on
chercha à leur trouver un fondement dans l'Écriture Sainte. Le prêt à
intérêt ne fut pas combattu parce que le christianisme l'exigeait; c'est
parce que l'usure fut combattue que l'on s'avisa de découvrir sa
condamnation dans les enseignements du christianisme. Comme le Nouveau
Testament ne semblait pas au premier abord pouvoir répondre à ce
dessein, on dut recourir à l'Ancien Testament. Pendant des siècles
personne n'eut l'idée de chercher aussi dans le Nouveau Testament un
passage justifiant l'interdiction de l'intérêt. Ce n'est que plus tard
que l'art de l'interprétation scolastique réussit à découvrir le texte
tant désiré dans un passage bien connu(13)
de saint Luc. Ce résultat ne fut atteint qu'au début du XIIe
siècle et c'est seulement depuis le décret consuluit d'Urbain III
que ce passage sert à justifier l'interdiction de l'intérêt(14).
Mais l'interprétation que l'on donnait des paroles de l'Évangéliste
était absolument insoutenable; dans le passage en question il n'est
nullement question de l'intérêt. Il est possible que dans le contexte
les mots Mhden apelpizontez signifient: « ne
comptez pas sur la restitution de ce qui a été prêté », ou plus
probablement: « vous ne devez pas prêter seulement à l'homme aisé qui
lui-même pourra vous prêter un jour, mais aussi à celui dont vous ne
pouvez rien espérer en retour, au pauvre. »(15)
L'importance considérable attachée à ce passage de l'Écriture contraste
violemment avec l'indifférence où l'on tient d'autres commandements et
interdictions de l'Évangile. L'Église du moyen-âge s'efforçait de tirer
toutes les conséquences de l'interdiction de l'intérêt, mais elle
omettait délibérément d'appliquer la plus petite partie des efforts
qu'elle déployait pour interpréter ainsi ce passage de saint Luc à
obtenir le respect de nombreux autres commandements clairs et sans
ambiguïté contenus dans l'Évangile. Le même chapitre de l'Évangile de
saint Luc où se trouve la prétendue interdiction de l'intérêt contient
bien d'autres commandements et interdictions expressément formulés. Mais
l'Église ne s'est jamais souciée sérieusement d'interdire à celui qui a
été victime d'un vol de réclamer son bien et de résister au voleur;
jamais elle n'a cherché à flétrir l'action de la justice comme un acte
antichrétien. Et elle n'a pas davantage tenté d'imposer le respect des
autres prescriptions du sermon sur la montagne, comme par exemple
l'indifférence à l'égard de la nourriture et de la boisson(16).
5. Le Christianisme et la propriété
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Depuis le IIIe siècle, le christianisme a
toujours été utilisé à la fois par ceux qui défendaient l'organisation
sociale existante et par ceux qui voulaient la détruire. Les deux
parties ont recouru également à tort à l'Évangile et ont cru pouvoir
mettre en avant des passages de la Bible à l'appui de leurs conceptions.
Il en va de même encore aujourd'hui. Le Christianisme lutte à la fois
pour le socialisme et contre lui.
Tous les efforts faits pour découvrir dans les
enseignements du Christ une justification à l'institution de la
propriété privée en général et de la propriété privée des moyens de
production en particulier, sont parfaitement vains. Quelque art qu'on
puisse apporter à l'interprétation des textes, il est impossible de
trouver dans les Écrits du Nouveau Testament un seul passage qui puisse
être considéré comme favorable à la propriété privée. La démonstration
de ceux qui cherchent à défendre la propriété par des passages de la
Bible doit en conséquence se référer à l'Ancien Testament ou se borner à
combattre l'affirmation selon laquelle le communisme aurait régné dans
les premières communautés chrétiennes(17).
Personne n'a jamais nié que la communauté juive ait connu la propriété
privée, mais cela ne résout pas la question de savoir quelle a été
l'attitude du christianisme primitif à son égard. Il n'y a pas davantage
de preuve établissant que Jésus ait approuvé les idées économiques et
politiques des Juifs qu'il n'y en a du contraire. Le Christ – se fondant
sur sa conception de la venue imminente du royaume de Dieu – est demeuré
rigoureusement neutre à leur égard. Sans doute dit-il qu'il n'est pas
venu pour « abolir la loi, mais pour l'accomplir »(18).
Mais ces paroles elles-mêmes doivent être comprises en se plaçant au
point de vue qui seul rend intelligible l'oeuvre entière de Jésus. Or on
s'aperçoit qu'elles ne peuvent faire allusion aux règles de la loi
mosaïque qui concernent la vie terrestre avant l'avènement du royaume de
Dieu, car on découvre que plusieurs des commandements de Jésus sont en
contradiction absolue avec cette loi. Nous pouvons aussi admettre que se
référer au « communisme » des premiers chrétiens ne prouve rien en
faveur du « communisme collectiviste moderne »(19),
sans qu'on ait le droit de conclure que le Christ approuvait la
propriété(20).
Une chose en tout cas est claire, qu'aucune
interprétation, si habile soit-elle, ne saurait cacher: les paroles de
Jésus à l'égard des riches sont pleines de ressentiment, et sur ce point
les Apôtres ne le cèdent en rien au Sauveur. Le riche est maudit parce
qu'il est riche, le mendiant est prôné parce qu'il est pauvre. Jésus
n'appelle pas à la lutte contre les riches; il ne prêche pas la
vengeance à leur égard. Mais c'est uniquement parce que Dieu s'est
réservé cette vengeance pour lui-même. Dans le royaume de Dieu les
pauvres seront riches, mais les riches seront malheureux. On a cherché
par la suite à atténuer les paroles du Christ condamnant les riches,
paroles qui revêtent leur forme la plus violente dans la version qui
nous est parvenue de l'Évangile de saint Luc. Mais malgré ces efforts,
il en est resté assez pour permettre à tous ceux qui prêchent la haine des
riches, la vengeance, le meurtre et l'incendie de s'appuyer sur les
Saintes Écritures. Tous les mouvements qui ont vu le jour dans le monde
chrétien contre la propriété privée, jusqu'au socialisme moderne, n'ont
pas manqué d'invoquer Jésus, les Apôtres et les Pères de l'Église, sans
parler de ceux qui, comme Tolstoï, ont fait de la haine à l'égard des
riches dans les Évangiles le centre même de leur doctrine. La moisson qui a germé ici des paroles du sauveur
est une mauvaise moisson. Elles ont fait coulé plus de sang, elles ont
fait plus de mal que la persécution des hérétiques et des sorcières.
Elles ont fait que l'Église a toujours été désarmée en face des
offensives dirigées contre la société. Sans doute l'Église en tant
qu'organisation a-t-elle toujours été aux côtés de ceux qui
s'efforçaient de repousser l'assaut des communistes. Mais le rôle
qu'elle pouvait jouer dans cette lutte était peu important car elle
était toujours désarmée quand on lui jetait à la face les paroles de
l'Évangile: « Bienheureux les pauvres, car le royaume de Dieu leur
appartient. »
C'est donc une erreur de croire, comme on le fait
fréquemment, que le sentiment religieux, la foi chrétienne puissent
constituer une digue contre le flot envahissant des doctrines hostiles à
la propriété et être pour les masses un vaccin contre le virus de
l'agitation sociale. Toute Église qui veut vivre dans une société fondée
sur la propriété privée doit d'une manière ou d'une autre s'accommoder
de ce mode de propriété. Mais, étant donnée l'attitude de Jésus par
rapport aux questions que pose pour les hommes la vie en société,
l'Église chrétienne n'a jamais pu aller au-delà d'un simple compromis,
accepté aussi longtemps seulement que ne surgissent pas des hommes
résolus à prendre à la lettre les paroles de l'Écriture. Il est absurde
de dire que le siècle des lumières, en détruisant le sentiment religieux
dans les masses, ait ouvert les voies au socialisme. Tout au contraire,
la résistance que le christianisme a opposée à la diffusion des idées
libérales a préparé le terrain sur lequel les ferments du destructionnisme moderne ont pu prospérer. Non seulement l'Église n'a
rien fait pour éteindre l'incendie, mais elle l'a attisé. Dans les pays
catholiques et protestants est né le socialisme chrétien. L'église russe
a donné naissance à la doctrine de Tolstoï, dont la haine à l'égard de
la société ne saurait être dépassée. Sans doute l'Église officielle
a-t-elle essayé de résister à ces tendances, mais elle était condamnée à
l'impuissance car elle était sans défense contre ceux qui invoquaient
les paroles de l'Écriture.
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