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Le socialisme –
Christianisme et socialisme* (Version imprimée) |
par
Ludwig von Mises (1881-1973)
Le Québécois Libre, 15 septembre
2011, No 292.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/11/110915-10.html
1. La religion et la morale sociale
Comme philosophie du monde, et non pas seulement comme Église, la
religion est un produit de la coopération sociale des hommes au même
titre que toute autre manifestation de la vie spirituelle. Notre pensée
ne se présente pas comme un fait individuel, indépendant des relations
et des traditions sociales; du seul fait qu'elle a pour cadre les
méthodes de pensée qui se sont formées au cours des siècles par la
collaboration de foules innombrables, méthodes dont nous ne pouvons
bénéficier que comme membres de la société, notre pensée a un caractère
social. De même, on ne peut se représenter la religion comme un
phénomène isolé. Même le mystique qui, dans les transes de l'extase,
oublie le monde entier et communie avec Dieu, n'est pas parvenu seul à
sa religion. Les formes de pensée qui l'y ont amené ne sont pas sa
création personnelle; elles appartiennent à la société. Un Kaspar
Hauser ne peut avoir une vie religieuse sans une aide extérieure. La
religion elle aussi est un produit de l'histoire et elle participe à
l'évolution continuelle de la société.
Mais la religion est encore un fait social en ce sens
qu'elle considère les rapports sociaux sous un angle déterminé et
qu'elle fixe des règles à l'action de l'homme en société. Elle ne peut
s'abstenir de prendre position dans les questions de morale sociale.
Aucune religion, soucieuse de donner aux croyants une réponse aux énigmes
que pose la vie et de lui apporter les consolations dont il a le plus
besoin, ne peut se contenter de donner une interprétation des rapports
de l'homme avec la nature, le devenir et la mort. Si elle néglige de
porter son attention sur les rapports des hommes entre eux, elle est
incapable de formuler des règles pour la vie terrestre et elle abandonne
le croyant à lui-même lorsqu'il se met à réfléchir à l'imperfection de
la société. Lorsqu'il veut savoir pourquoi il y a des riches et des
pauvres, des pouvoirs publics et des tribunaux, des périodes de guerre
et des périodes de paix, la religion doit pouvoir lui fournir une
réponse sous peine de l'obliger à chercher cette réponse ailleurs et de
perdre ainsi son pouvoir sur les esprits. Sans morale sociale, la
religion est une chose morte.
L'islamisme et le judaïsme sont aujourd'hui des
religions mortes. Ils ne fournissent plus à leurs fidèles que des règles
rituelles: prier et jeûner, s'abstenir de certains mets, circoncire,
etc. Mais ils ne vont pas plus loin. Ils n'offrent aucune nourriture à
l'esprit; ils sont déspiritualisés; leur enseignement ne consiste plus
qu'en des règles de droit et des prescriptions extérieures. Ils
emprisonnent le croyant dans un réseau de coutumes et de règles de vie
traditionnelles où il peut à peine respirer; mais ils ne donnent aucune
satisfaction à ses aspirations intérieures. Ils écrasent l'âme; ils ne
l'élèvent ni ne la sauvent. Il n'y a pas eu de mouvement religieux
depuis de nombreux siècles dans l'islam, depuis bientôt deux millénaires
dans le judaïsme. La religion des juifs est encore aujourd'hui la même
qu'au temps du Talmud, celle de l'islam la même qu'au temps des
invasions arabes. Leur littérature, leur enseignement ressassent
toujours les mêmes choses et ne rayonnement pas en dehors du cercle des
théologiens. C'est en vain qu'on y cherche des hommes et des mouvements
comme ceux qu'a produits à toute époque le christianisme occidental. Le
seul lien qui maintienne la cohésion de ces reliques, c'est l'hostilité
à l'égard de tout ce qui est étranger et différent, c'est la tradition
et le conservatisme. Elles ne vivent plus que par la haine de l'étranger
qui seule encore les rend capables de grandes actions. Toutes les sectes
qui se constituent, toutes les nouvelles doctrines qui se font jour, ne
sont que des produits de cette lutte contre l'étranger, contre la
nouveauté, contre les incroyants. La religion n'a ici aucune influence
sur la vie spirituelle de l'individu, dans la mesure où cette dernière
peut encore se développer sous le joug pesant d'un traditionalisme
rigide. L'absence complète d'influence du clergé est la manifestation la
plus caractéristique de cet état de choses. Le respect dont il est
entouré est purement extérieur. Il n'y a rien qui ressemble ici à
l'influence profonde qu'exerce le clergé des églises occidentales,
influence différente d'ailleurs suivant les cas (qu'on songe par exemple
au jésuite, à l'évêque catholique et au pasteur protestant en
Allemagne). Il en était de même dans les religions polythéistes de
l'antiquité et il en est encore de même dans l'église orientale.
L'église grecque elle aussi est morte depuis plus de mille ans(1).
Ce n'est que dans la seconde moitié du XIXe siècle qu'elle a
produit un homme en qui la foi et l'espérance ont brûlé d'une flamme
ardente. Mais le christianisme de Tolstoï, si accentuée que soit sa
couleur spécifiquement russe et orientale, a en dernière analyse ses
racines dans la pensée occidentale. Et c'est un fait digne de remarque
que ce grand prophète de l'évangile ne soit pas sorti des profondeurs du
peuple, comme un saint François d'Assise, fils d'un commerçant italien,
ou un Martin Luther, fils d'un mineur allemand, mais qu'il soit issu de
l'aristocratie, dont les membres, par la lecture et l'éducation, étaient
devenus de véritables occidentaux. Tout ce que l'Église russe a pu
produire, ce sont des hommes comme Jean de Cronstadt et Raspoutine.
À ces églises mortes, il manque une morale sociale qui leur soit propre.
Harnack dit à propos de l'Église grecque: « La sphère réelle de
l'activité humaine, la vie professionnelle, à laquelle la foi devrait
imposer ses normes morales, échappe entièrement à son contrôle. Ce
domaine est abandonné à l'État et à la nation. »(2)
Mais il en va tout autrement dans l'église vivante de l'Occident, où la
foi est encore vivante, où elle ne se réduit pas un formalisme derrière
lequel il n'y a rien que les gestes dépouillés de toute signification
des prêtres, où elle embrasse encore l'homme entier. On assiste là à un
effort sans cesse renouvelé pour construire une morale sociale. Et les
croyants retournent toujours à l'évangile pour y puiser dans la parole
du Seigneur de nouvelles forces de vie.
2. La Bible comme source de la morale sociale chrétienne
Pour le croyant, l'Écriture sainte est le dépôt de la révélation divine,
la parole adressée par Dieu à l'humanité, parole qui doit rester pour
toujours le fondement inébranlable de toute religion et de toute
conduite réglée par elle. Il n'en est pas ainsi seulement du protestant
qui n'accepte l'enseignement de l'église que dans la mesure où il
concorde avec les écritures, mais aussi du catholique qui d'un côté fait
dériver l'autorité de l'Écriture de l'Église elle-même, mais qui,
cependant, reconnaît d'un autre côté à l'Écriture elle-même une origine
divine en enseignant qu'elle a été rédigée avec l'aide du Saint-Esprit:
dualisme qui est ici surmonté par le fait que l'interprétation dernière
et authentique – infaillible – de l'Écriture est réservée à l'Église.
Cette double croyance implique l'unité logique et systématique de
l'Écriture tout entière; la résolution des difficultés qui naissent de
cette conception constitue dès lors une des tâches essentielles de la
doctrine et de la science ecclésiastique. La recherche scientifique voit
dans les écrits de l'Ancien et du Nouveau Testament des monuments
historiques qu'elle considère de la même façon que toutes les autres
sources de l'histoire. Elle détruit l'unité de la Bible et cherche à
assigner à chaque passage la place qu'il doit occuper dans l'histoire de
la littérature. Ces recherches modernes concernant la Bible sont
incompatibles avec la théologie, et c'est un fait que l'Église
catholique a bien reconnu, tandis que l'Église protestante cherche
encore à l'éluder. C'est une tentative dépourvue de sens que de chercher
à reconstruire la figure historique de Jésus pour fonder sur les
résultats de cette recherche une doctrine de foi et de moralité. De
telles tentatives n'ont pas seulement pour effet d'entraver la recherche
scientifique en la détournant de son but véritable et en lui assignant
des tâches qu'elle est incapable de remplir sans recourir à des échelles
de valeurs modernes: elles sont déjà en elles-mêmes contradictoires.
D'une part, elles essaient d'expliquer le Christ et l'origine du
christianisme d'une façon historique; mais d'autre part, elles
considèrent ces phénomènes historiques comme la source éternelle d'où
doivent découler les normes de la vie religieuse, même dans le cadre
entièrement nouveau du monde actuel. C'est se contredire que de
considérer le christianisme avec les yeux de l'histoire et de vouloir
ensuite appliquer au présent le résultat des recherches historiques. Ce
que l'histoire peut déterminer, ce n'est pas le christianisme dans sa
« forme pure », mais le christianisme dans « forme originelle ».
Confondre les deux choses, c'est fermer les yeux à une évolution qui a
duré déjà presque deux millénaires(3).
L'erreur dans laquelle de nombreux théologiens protestants sont tombés à
ce propos est la même que celle qu'ont commise certains historiens du
droit quand ils ont voulu utiliser les résultats de leurs travaux pour
la législation et la juridiction de l'époque contemporaine. Ce n'est pas
là procéder en véritable historien; c'est nier toute évolution et toute
possibilité d'évolution. Comparé au dogmatisme de ce point de vue, le
dogmatisme tant décrié des « plats » rationalistes du XVIIIe
siècle, lesquels insistent précisément sur cet élément de progrès et
d'évolution, apparaît comme une conception véritablement historique.
Il ne faut donc pas, quand on considère le rapport de la morale
chrétienne au problème du socialisme, procéder comme le font ces
théologiens protestants dont tous les efforts s'appliquent à la
recherche de l'« essence » immuable et invariable du christianisme. Si
l'on regarde le christianisme comme un phénomène vivant et qui par
conséquent se transforme sans cesse – conception qui n'est pas aussi
incompatible avec le point de vue de l'Église catholique qu'on pourrait
le croire au premier abord –, on doit renoncer, a priori, à
chercher si c'est le socialisme ou si c'est la propriété privée qui
correspond le mieux à l'idée chrétienne. Tout ce qu'on peut faire, c'est
parcourir l'histoire du christianisme et chercher si elle peut faire
naître de quelque façon un préjugé favorable en faveur de telle ou telle
forme d'organisation sociale. L'intérêt que nous portons aux Écrits de
l'Ancien et du Nouveau Testament est justifié par l'importance qu'ils
ont encore aujourd'hui comme source de la doctrine de l'Église, et non
par l'espoir d'y découvrir ce qu'est réellement le christianisme.
La fin dernière de telles recherches ne peut
consister qu'à déterminer si le christianisme doit nécessairement, à la
fois aujourd'hui et dans l'avenir, rejeter une organisation économique
fondée sur la propriété privée des moyens de production. Il ne suffit
pas pour répondre à cette question d'établir – ce qui est connu de tous
– que le christianisme a su depuis bientôt deux mille ans s'accommoder
de la propriété privée. Car il pourrait se faire que le christianisme ou
la propriété privée soient parvenus à un stade de leur évolution où ils
ne seraient plus compatibles – à supposer qu'ils l'aient jamais été.
3. Le christianisme primitif et la société
Le christianisme primitif n'était pas ascétique; il
acceptait joyeusement la vie et repoussait délibérément à l'arrière-plan
les idées ascétiques dont de nombreuses sectes contemporaines étaient
imprégnées (même saint Jean-Baptiste vivait en ascète). Ce n'est qu'aux
IIIe et IVe siècles que l'ascétisme fut introduit dans le christianisme
et c'est de cette époque que datent l'interprétation nouvelle et la
réforme de la doctrine évangélique. Dans l'Évangile, le Christ goûte aux
joies de la vie avec ses disciples, mange et boit comme tout le monde et
prend part aux fêtes du peuple. Il est aussi éloigné de l'ascétisme et
du désir de fuir le monde que de l'intempérance et de la débauche(4).
Seule sa conception des rapports des deux sexes nous paraît ascétique.
Mais comme toutes les autres doctrines pratiques de l'Évangile – et
l'Évangile n'offre d'autres règles de vie que des règles pratiques –,
elle s'explique par la conception fondamentale qui explique tous les
gestes de Jésus, l'idée du Messie.
« Le temps est accompli et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous
et croyez à l'Évangile. » Telles sont les paroles qui dans l'Évangile de
saint Marc accompagnent l'apparition du Rédempteur(5).
Jésus se considère comme l'annonciateur du royaume du Dieu qui
s'approche, de ce royaume qui, d'après les prédictions des prophètes,
fera disparaître toute imperfection terrestre, libérant donc aussi
l'humanité de tout souci économique. Ses disciples n'ont rien d'autre à
faire que de se préparer à cet avènement. Il ne s'agit plus de se
préoccuper des choses terrestres: l'attente du royaume est autrement
importante. Jésus n'apporte pas de règle pour la vie terrestre, car son
royaume n'est pas de ce monde; les règles de conduite qu'il a données à
ses disciples n'ont de valeur que pour le court espace de temps qu'il
faut encore passer dans l'attente des grands événements. Dans le royaume
de Dieu, les soucis économiques seront inconnus. Là, les croyants
mangeront et boiront à la table du Seigneur(6).
Édicter des prescriptions économiques pour un tel royaume serait
dépourvu de sens. Les règles que pose Jésus n'ont qu'une valeur
transitoire(7).
C'est en ce sens seulement qu'on peut comprendre le sermon sur la
montagne où Jésus recommande aux siens de n'avoir aucun souci de la
nourriture ni du vêtement, où il leur conseille de ne pas semer, de ne
pas moissonner, de ne pas remplir les granges, de ne pas travailler, de
ne pas filer. Le « communisme » de Jésus et de ses premiers disciples ne
souffre pas d'autre interprétation. Ce n'est pas un socialisme, un
système de production et de moyens de production relevant de la société.
Ce n'est rien de plus que le partage des biens de consommation entre les
membres de l'église « suivant les besoins de chacun »(8).
C'est un communisme des biens de jouissance, non des moyens de
production. Produire, travailler, amasser, les premiers chrétiens n'en
ont aucun souci; ils vivent du produit de la vente des biens des
nouveaux convertis, qu'ils se partagent entre eux. Mais une telle
méthode ne saurait avoir de durée. Elle ne peut constituer qu'un état de
choses provisoire, et c'est bien ce qu'elle était en fait. Le disciple
de Jésus vit dans l'attente du salut qui peut venir d'un jour à l'autre.
L'idée fondamentale du christianisme primitif, selon
laquelle l'accomplissement de la promesse est imminent, se transforme
peu à peu en l'idée du jugement dernier, idée qui est à la base de tous
les mouvements religieux qui ont eu quelque durée. Parallèlement à cette
transformation, les règles de vie du christianisme devaient elles aussi
subir une modification complète. Elles ne pouvaient plus avoir pour base
l'attente de l'avènement imminent du royaume de Dieu. Dès lors que les
communautés devaient s'organiser pour durée plus longue, elles devaient
cesser d'exiger de leurs membres qu'ils s'abstinssent de tout travail
pour se consacrer à une vie contemplative en vue de la préparation du
royaume de Dieu. Elles ne devaient pas seulement tolérer mais exiger que
les frères demeurassent dans la vie active, sous peine de rendre
impossible l'existence du christianisme. Ainsi l'Église commença de
s'adapter à l'organisation sociale de l'empire romain et le
christianisme, qui était parti de l'indifférence complète à l'égard des
réalités sociales, fut ainsi amené à canoniser pour ainsi dire
l'organisation de l'empire romain à son déclin.
C'est à tort qu'on a parlé de doctrines sociales du
christianisme primitif. La figure historique du Christ et ses
enseignements, tels qu'ils apparaissent dans les plus anciens monuments
du Nouveau Testament, demeurent complètement indifférents à tout ce qui
concerne la société. Le Christ a sans doute critiqué violemment l'état
de choses existant, mais il n'a pas jugé utile de s'occuper en quoi que
ce soit de son amélioration ou même d'y réfléchir. Tout cela est
l'affaire de Dieu qui établira lui-même son royaume dont la venue est
imminente dans toute sa splendeur et sa perfection. Ce que sera ce
royaume, on l'ignore mais on sait bien qu'on y vivra libre de tout
souci. Jésus s'abstient d'en parler de façon trop précise. Cela n'était
d'ailleurs nullement nécessaire car les Juifs de son époque ne doutaient
pas que la vie qu'on mènerait dans le royaume de Dieu serait magnifique.
Les prophètes l'avaient annoncé et leurs paroles demeuraient vivantes
dans l'âme du peuple et constituaient le contenu essentiel de sa pensée
religieuse.
L'attente d'un ordre nouveau, établi prochainement par Dieu lui-même, la
concentration de tous les actes et de toutes les pensées sur la venue
imminente du royaume de Dieu font de la doctrine de Jésus une doctrine
purement négative. Il veut dénouer tous les liens sociaux existants. Non
seulement le disciple ne doit ni se soucier des besoins de son
existence, ni travailler, ni chercher à posséder aucun bien; il doit
encore haïr « père, mère, femme, enfant, frère, soeur, et même sa propre
vie »(9). Si Jésus tolère
les lois terrestres de l'empire romain et les prescripteurs de la loi
juive, c'est parce qu'il est indifférent à leur égard et considère que
leur importance est nécessairement limitée dans le temps, mais ce n'est
pas parce qu'il reconnaît leur valeur. Son ardeur à détruire tous les
liens sociaux existants ne connaît aucune limite. La pureté et la force
de cette doctrine absolument négative se fondent sur une inspiration
mystique, sur l'espoir enthousiaste d'un monde nouveau. C'est de là
qu'elle tire la passion avec laquelle elle s'attaque à tout ce qui
existe. Elle peut tout détruire puisque les fondations de l'ordre
nouveau doivent être posées par Dieu lui-même dans sa toute-puissance.
Elle ne se préoccupe pas de savoir si quelque chose de l'ordre nouveau
pourrait être transporté dans le royaume futur, puisque ce royaume
naîtra sans l'intervention de l'homme. Aussi n'exige-t-elle des
disciples aucune morale, aucune conduite orientée dans un sens
déterminé; croire et rien que croire, espérer, attendre, voilà tout ce
qu'elle demande. Ils n'auront aucune part active à l'édification du
royaume: Dieu seul y pourvoira. Ce caractère de la doctrine chrétienne
primitive, se bornant à la négation absolue de l'ordre existant,
apparaît dans toute sa netteté quand on la compare au bolchevisme. Les
bolcheviks eux aussi veulent détruire tout ce qui existe, parce qu'ils
estiment qu'il n'y a rien à en espérer. Mais ils ont une certaine
représentation de la société future, si imprécise et chargée de
contradictions qu'elle puisse être. Ils n'exigent pas de leurs partisans
qu'ils se préoccupent seulement de la destruction de l'ordre existant;
ils leur demandent aussi une conduite déterminée en fonction du royaume
futur dont ils rêvent. La doctrine de Jésus au contraire est purement
négative(10).
C'est précisément le fait que Jésus n'est pas un réformateur de la
société, que son enseignement ne renferme aucune morale applicable à la
vie terrestre, et que les instructions qu'il donne à ses disciples n'ont
de sens que pour ceux qui attendent le maître « la ceinture aux reins et
les lampes allumées... afin que, dès qu'il arrivera et frappera à la
porte, ils lui ouvrent aussitôt »(11),
qui a permis au christianisme sa carrière triomphante à travers le
monde. Ce n'est que parce qu'il est complètement asocial et amoral qu'il
a pu traverser les siècles sans succomber dans les bouleversements de la
vie sociale. C'est ainsi seulement qu'il a pu être la religion
d'empereurs romains et d'hommes d'affaires anglo-saxons, de nègres
d'Afrique et de Germains d'Europe, de seigneurs féodaux du moyen-âge et
de travailleurs de l'industrie moderne. Parce qu'il ne renfermait rien
qui le liât à une organisation sociale déterminée, parce qu'il était
hors du temps et étranger aux partis, toutes les époques et tous les
partis ont pu lui faire des emprunts répondants à leurs besoins.
4. L'interdiction canonique de l'intérêt
Chaque époque a trouvé dans les Évangiles ce qu'elle voulait y découvrir
et a négligé d'y voir ce qu'il ne lui convenait pas d'y voir. C'est un
fait qu'on ne saurait mieux prouver qu'en se référant à l'importance
prépondérante attachée pendant des siècles par la morale sociale de
l'Église à la doctrine de l'usure(12).
Ce qui, dans les Évangiles et dans les autres Écrits du Nouveau
Testament, est exigé des disciples du Christ, ce n'est pas de renoncer à
l'intérêt produit par des capitaux prêtés. L'interdiction canonique de
l'intérêt est un produit de la doctrine médiévale de la société et du
commerce; elle n'avait à l'origine rien à voir avec le christianisme et
ses enseignements. La condamnation morale de l'usure et l'interdiction
de l'intérêt sont antérieures; elles furent empruntées aux écrivains et
aux législateurs de l'antiquité et transformées à mesure que la lutte
des agriculteurs contre les marchands et les commerçants, dont la
puissance croissait, devint plus violente; c'est alors seulement qu'on
chercha à leur trouver un fondement dans l'Écriture Sainte. Le prêt à
intérêt ne fut pas combattu parce que le christianisme l'exigeait; c'est
parce que l'usure fut combattue que l'on s'avisa de découvrir sa
condamnation dans les enseignements du christianisme. Comme le Nouveau
Testament ne semblait pas au premier abord pouvoir répondre à ce
dessein, on dut recourir à l'Ancien Testament. Pendant des siècles
personne n'eut l'idée de chercher aussi dans le Nouveau Testament un
passage justifiant l'interdiction de l'intérêt. Ce n'est que plus tard
que l'art de l'interprétation scolastique réussit à découvrir le texte
tant désiré dans un passage bien connu(13)
de saint Luc. Ce résultat ne fut atteint qu'au début du XIIe
siècle et c'est seulement depuis le décret consuluit d'Urbain III
que ce passage sert à justifier l'interdiction de l'intérêt(14).
Mais l'interprétation que l'on donnait des paroles de l'Évangéliste
était absolument insoutenable; dans le passage en question il n'est
nullement question de l'intérêt. Il est possible que dans le contexte
les mots Mhden apelpizontez signifient: « ne
comptez pas sur la restitution de ce qui a été prêté », ou plus
probablement: « vous ne devez pas prêter seulement à l'homme aisé qui
lui-même pourra vous prêter un jour, mais aussi à celui dont vous ne
pouvez rien espérer en retour, au pauvre. »(15)
L'importance considérable attachée à ce passage de l'Écriture contraste
violemment avec l'indifférence où l'on tient d'autres commandements et
interdictions de l'Évangile. L'Église du moyen-âge s'efforçait de tirer
toutes les conséquences de l'interdiction de l'intérêt, mais elle
omettait délibérément d'appliquer la plus petite partie des efforts
qu'elle déployait pour interpréter ainsi ce passage de saint Luc à
obtenir le respect de nombreux autres commandements clairs et sans
ambiguïté contenus dans l'Évangile. Le même chapitre de l'Évangile de
saint Luc où se trouve la prétendue interdiction de l'intérêt contient
bien d'autres commandements et interdictions expressément formulés. Mais
l'Église ne s'est jamais souciée sérieusement d'interdire à celui qui a
été victime d'un vol de réclamer son bien et de résister au voleur;
jamais elle n'a cherché à flétrir l'action de la justice comme un acte
antichrétien. Et elle n'a pas davantage tenté d'imposer le respect des
autres prescriptions du sermon sur la montagne, comme par exemple
l'indifférence à l'égard de la nourriture et de la boisson(16).
5. Le Christianisme et la propriété
Depuis le IIIe siècle, le christianisme a
toujours été utilisé à la fois par ceux qui défendaient l'organisation
sociale existante et par ceux qui voulaient la détruire. Les deux
parties ont recouru également à tort à l'Évangile et ont cru pouvoir
mettre en avant des passages de la Bible à l'appui de leurs conceptions.
Il en va de même encore aujourd'hui. Le Christianisme lutte à la fois
pour le socialisme et contre lui.
Tous les efforts faits pour découvrir dans les
enseignements du Christ une justification à l'institution de la
propriété privée en général et de la propriété privée des moyens de
production en particulier, sont parfaitement vains. Quelque art qu'on
puisse apporter à l'interprétation des textes, il est impossible de
trouver dans les Écrits du Nouveau Testament un seul passage qui puisse
être considéré comme favorable à la propriété privée. La démonstration
de ceux qui cherchent à défendre la propriété par des passages de la
Bible doit en conséquence se référer à l'Ancien Testament ou se borner à
combattre l'affirmation selon laquelle le communisme aurait régné dans
les premières communautés chrétiennes(17).
Personne n'a jamais nié que la communauté juive ait connu la propriété
privée, mais cela ne résout pas la question de savoir quelle a été
l'attitude du christianisme primitif à son égard. Il n'y a pas davantage
de preuve établissant que Jésus ait approuvé les idées économiques et
politiques des Juifs qu'il n'y en a du contraire. Le Christ – se fondant
sur sa conception de la venue imminente du royaume de Dieu – est demeuré
rigoureusement neutre à leur égard. Sans doute dit-il qu'il n'est pas
venu pour « abolir la loi, mais pour l'accomplir »(18).
Mais ces paroles elles-mêmes doivent être comprises en se plaçant au
point de vue qui seul rend intelligible l'oeuvre entière de Jésus. Or on
s'aperçoit qu'elles ne peuvent faire allusion aux règles de la loi
mosaïque qui concernent la vie terrestre avant l'avènement du royaume de
Dieu, car on découvre que plusieurs des commandements de Jésus sont en
contradiction absolue avec cette loi. Nous pouvons aussi admettre que se
référer au « communisme » des premiers chrétiens ne prouve rien en
faveur du « communisme collectiviste moderne »(19),
sans qu'on ait le droit de conclure que le Christ approuvait la
propriété(20).
Une chose en tout cas est claire, qu'aucune
interprétation, si habile soit-elle, ne saurait cacher: les paroles de
Jésus à l'égard des riches sont pleines de ressentiment, et sur ce point
les Apôtres ne le cèdent en rien au Sauveur. Le riche est maudit parce
qu'il est riche, le mendiant est prôné parce qu'il est pauvre. Jésus
n'appelle pas à la lutte contre les riches; il ne prêche pas la
vengeance à leur égard. Mais c'est uniquement parce que Dieu s'est
réservé cette vengeance pour lui-même. Dans le royaume de Dieu les
pauvres seront riches, mais les riches seront malheureux. On a cherché
par la suite à atténuer les paroles du Christ condamnant les riches,
paroles qui revêtent leur forme la plus violente dans la version qui
nous est parvenue de l'Évangile de saint Luc. Mais malgré ces efforts,
il en est resté assez pour permettre à tous ceux qui prêchent la haine des
riches, la vengeance, le meurtre et l'incendie de s'appuyer sur les
Saintes Écritures. Tous les mouvements qui ont vu le jour dans le monde
chrétien contre la propriété privée, jusqu'au socialisme moderne, n'ont
pas manqué d'invoquer Jésus, les Apôtres et les Pères de l'Église, sans
parler de ceux qui, comme Tolstoï, ont fait de la haine à l'égard des
riches dans les Évangiles le centre même de leur doctrine. La moisson qui a germé ici des paroles du sauveur
est une mauvaise moisson. Elles ont fait coulé plus de sang, elles ont
fait plus de mal que la persécution des hérétiques et des sorcières.
Elles ont fait que l'Église a toujours été désarmée en face des
offensives dirigées contre la société. Sans doute l'Église en tant
qu'organisation a-t-elle toujours été aux côtés de ceux qui
s'efforçaient de repousser l'assaut des communistes. Mais le rôle
qu'elle pouvait jouer dans cette lutte était peu important car elle
était toujours désarmée quand on lui jetait à la face les paroles de
l'Évangile: « Bienheureux les pauvres, car le royaume de Dieu leur
appartient. »
C'est donc une erreur de croire, comme on le fait
fréquemment, que le sentiment religieux, la foi chrétienne puissent
constituer une digue contre le flot envahissant des doctrines hostiles à
la propriété et être pour les masses un vaccin contre le virus de
l'agitation sociale. Toute Église qui veut vivre dans une société fondée
sur la propriété privée doit d'une manière ou d'une autre s'accommoder
de ce mode de propriété. Mais, étant donnée l'attitude de Jésus par
rapport aux questions que pose pour les hommes la vie en société,
l'Église chrétienne n'a jamais pu aller au-delà d'un simple compromis,
accepté aussi longtemps seulement que ne surgissent pas des hommes
résolus à prendre à la lettre les paroles de l'Écriture. Il est absurde
de dire que le siècle des lumières, en détruisant le sentiment religieux
dans les masses, ait ouvert les voies au socialisme. Tout au contraire,
la résistance que le christianisme a opposée à la diffusion des idées
libérales a préparé le terrain sur lequel les ferments du destructionnisme moderne ont pu prospérer. Non seulement l'Église n'a
rien fait pour éteindre l'incendie, mais elle l'a attisé. Dans les pays
catholiques et protestants est né le socialisme chrétien. L'église russe
a donné naissance à la doctrine de Tolstoï, dont la haine à l'égard de
la société ne saurait être dépassée. Sans doute l'Église officielle
a-t-elle essayé de résister à ces tendances, mais elle était condamnée à
l'impuissance car elle était sans défense contre ceux qui invoquaient
les paroles de l'Écriture.
L'Évangile n'est ni socialiste, ni communiste. Mais,
comme nous l'avons vu, il se montre d'un côté indifférent à l'égard de
toutes les questions sociales et de l'autre côté plein de ressentiment à
l'égard de la propriété et des possédants. C'est ainsi que la doctrine
chrétienne, dès lors que disparaît ce qui faisait la base même de sa
prédication, l'avènement imminent du royaume de Dieu, peut exercer une
action destructionniste d'une extrême violence. Il est absolument
impossible de construire une morale sociale acceptant la coopération des
hommes dans la société sur une doctrine qui interdit tout souci des
besoins terrestres, condamne le travail, exprime avec flamme la haine
des riches, prêche le détachement de la famille.
L'oeuvre civilisatrice que l'Église a réalisée au
cours des siècles, est l'oeuvre de l'Église, et non pas du christianisme.
Nous ne cherchons pas la part qui en est imputable à l'héritage que lui
avait transmis l'empire romain et la part qui revient à l'idée de la
charité chrétienne complètement transformée par elle sous l'influence du
stoïcisme et d'autres philosophies. La morale sociale de Jésus en tout
cas n'y a été pour rien. Tous les efforts de l'Église ont consisté à
rendre cette morale inoffensive, mais elle n'y a jamais réussi que
pendant des périodes de temps limitées. Contrainte de conserver
l'Évangile sur lequel elle est fondée, elle doit toujours s'attendre à
voir surgir dans son sein la rébellion de ceux qui interprètent les
paroles de Jésus autrement qu'elle n'entend le faire elle-même.
Une morale sociale adaptée eux besoins de la vie
terrestre ne peut pas être construite sur les paroles de l'Évangile. Il
importe peu à ce point de vue de savoir si Jésus a réellement enseigné
la doctrine rapportée par les évangiles; car pour toute Église
chrétienne l'Évangile constitue, avec les autres écrits du Nouveau
Testament, la base dont elle ne peut se passer sous peine de se détruire
elle-même. Même si des recherches historiques parvenaient à établir avec
une grande probabilité que le Jésus de l'histoire a eu des questions
sociales une conception différente de celle qu'on trouve dans le Nouveau
Testament, la lettre des écritures n'en garderait pas moins pour
l'Église toute sa force. Pour elle, toute l'écriture doit demeurer
parole divine. Et il n'y a dès lors évidemment que deux possibilités.
L'Église peut, comme l'a fait l'Église orientale, renoncer à prendre
position sur aucune question de morale sociale, cessant par là même
d'être une puissance morale, se borner à jouer dans la vie un rôle
purement formel. L'Église occidentale s'est orientée dans l'autre
direction: elle a, à chaque époque, admis dans sa doctrine la morale
sociale qui correspondait le mieux à ses intérêts du moment, à sa place
dans l'État et dans la société. Elle s'est liée aux seigneurs féodaux,
propriétaires du sol, contre leurs tenanciers. Elle a défendu
l'esclavage dans les plantations d'Amérique, mais elle a fait sienne
aussi – dans le protestantisme et plus particulièrement dans le
calvinisme – la morale du rationalisme montant. Elle a soutenu les
fermiers irlandais dans leur lutte contre les lords anglais. Elle combat
avec les syndicats catholiques contre les entrepreneurs et avec les
gouvernements conservateurs contre les partis socialistes. Et chaque
fois elle a réussi à justifier son attitude par des textes des
écritures. Mais une telle attitude équivaut à une abdication totale du
christianisme sur le terrain de la morale sociale. L'Église accepte
passivement les idées et les courants particuliers à chaque époque. Mais
ce qui est plus grave encore, c'est qu'en cherchant ainsi à légitimer
par l'Évangile chacune de ses attitudes successives, elle incite chaque
tendance à agir à son exemple et à chercher comme elle le fait dans les
paroles de l'Écriture Sainte la justification de son point de vue. Or,
étant donné le caractère des passages de l'Écriture qu'on peut utiliser
pour des fins sociales et politiques, il est clair que ce sont les
doctrines les plus destructrices qui devaient finalement l'emporter.
Mais s'il est impossible d'édifier une morale sociale
chrétienne sur les paroles de l'Évangile, ne pourrait-on pas accorder la
doctrine chrétienne avec une morale sociale qui favorise la vie en
société au lieu de la détruire, de façon à mettre ainsi la grande force
que représente le christianisme au service de la civilisation? Une
telle adaptation du christianisme ne serait pas sans exemple. La science
moderne a prouvé que la conception du monde de l'Ancien et du Nouveau
Testaments est insoutenable et l'Église en a pris son parti. Elle ne
brûle plus aujourd'hui comme hérétique l'homme qui affirme que la terre
tourne et elle ne traduit plus devant le tribunal de l'Inquisition ceux
qui osent mettre en doute la résurrection de Lazare et la résurrection
corporelle des morts. Il est même permis aujourd'hui aux prêtres de
l'Église romaine d'étudier l'astronomie et les théories évolutionnistes.
Ne pourrait-il en être de même en ce qui concerne les questions
sociales? L'Église ne pourrait-elle trouver une voie lui permettant de
s'assimiler le principe fondamental de la société, la libre coopération
par la division du travail? Ne pourrait-on pas interpréter dans ce sens
le principe fondamental de la charité chrétienne?
Ce sont là des questions qui n'intéressent pas
seulement l'Église. Le destin même de la civilisation est en jeu. Car il
ne faut pas croire que l'opposition de l'Église aux idées libérales soit
sans danger. L'Église est une force si puissante que son hostilité au
principe constructeur de la société ruinerait toute notre civilisation.
Car si le monde est aujourd'hui livré aux forces du destructionnisme,
l'Église n'est pas la dernière à en supporter la responsabilité,
l'Église catholique aussi bien que l'Église protestante, car le
socialisme chrétien a dans les troubles sociaux actuels une part à peine
moins grande que le socialisme athée.
6. Le socialisme chrétien
L'histoire permet de comprendre aisément l'hostilité
de l'Église à l'égard du libéralisme économico-politique sous toutes ses
formes. Ce dernier est un produit des « lumières » et du rationalisme
qui ont porté à l'ancienne Église un coup mortel. Il a la même origine
que les recherches historiques modernes qui ont appliqué à l'histoire de
l'Église et de ses traditions une critique rigoureuse. Le libéralisme a
détruit les puissances avec lesquelles l'Église avait vécu pendant des
siècles en liaison étroite. Il a transformé le monde plus profondément
encore que ne l'avait fait le christianisme lui-même. Il a rendu les
hommes au monde et à la vie. Il a éveillé des forces qui entraînent les
hommes bien loin du traditionalisme paresseux sur lequel reposaient
l'église et sa doctrine. Toutes ces innovations étaient suspectes à
l'Église qui s'est mal accommodée du monde moderne. Sans doute dans les
pays catholiques les prêtres aspergent-ils d'eau bénite les navires
qu'on lance et les dynamos des centrales électriques nouvellement
construites, mais le chrétien croyant éprouve toujours un sentiment
d'inquiétude au milieu de cette civilisation dont sa foi ne pénètre pas
le sens. De là le ressentiment de l'Église à l'égard de la période
contemporaine et du libéralisme qui en est l'esprit. Quoi d'étonnant
qu'elle se soit alliée à ceux qui, animés par la haine, voulaient
détruire ce monde nouveau si étrange et qu'elle ait cherché dans
l'arsenal si riche dont elle disposait toutes les armes qu'il pouvait
lui fournir pour dénoncer la vanité de l'effort humain et de la richesse
terrestre, avec le Syllabus, la religion de la haine du monde,
quand il apparut que ce dernier s'approchait du bonheur. Quiconque
entreprenait de combattre l'ordre social pouvait être assuré de trouver
dans le christianisme un allié.
Ce qui est tragique, c'est que ce furent précisément
les meilleurs parmi les membres de l'Église, ceux qui prenaient au
sérieux la règle de la charité chrétienne et qui y conformaient leur
conduite qui ont apporté leur concours à cette oeuvre de destruction. Les
prêtres et les moines qui se consacraient à l'oeuvre de charité de la
miséricorde chrétienne, qui avaient l'occasion dans l'exercice de leur
sacerdoce, dans leur enseignement, dans les hôpitaux et les prisons de
voir la souffrance humaine et de pénétrer les misères de la vie, furent
les premiers à subir l'influence destructrice de la société de la parole
évangélique. Seule une solide philosophie libérale aurait pu les
préserver de partager les sentiments de haine qu'ils rencontraient chez
leurs protégés et auxquels l'Évangile donnait son approbation. Cette
philosophie faisant défaut, ils devinrent pour la société des
adversaires dangereux. Ainsi d'une oeuvre d'amour naquit la guerre
sociale.
Une partie de ces hommes dont des raisons de
sentiment faisaient des adversaires de l'ordre social basé sur
l'économie libérale se bornèrent à une hostilité muette. Mais beaucoup
devinrent socialistes, non pas des socialistes athées à l'exemple
de la classe ouvrière socialiste, mais des socialistes chrétiens. Mais
le socialisme chrétien n'en est pas moins le socialisme.
Le socialisme ne peut pas plus se recommander de
l'exemple des premiers siècles chrétiens que de celui de l'église
primitive. Même le communisme de consommation des premières communautés
chrétiennes disparût bientôt, à mesure que l'espoir de l'avènement
prochain du royaume de Dieu passait au second plan. Mais il ne fut pas
remplacé par une organisation socialiste de la production. Dans les
communautés chrétiennes, la production était l'oeuvre des individus
travaillant pour eux-mêmes et les revenus qui assuraient l'entretien des
indigents et permettaient de couvrir les frais des oeuvres communes
étaient constitués par des dons volontaires ou obligatoires, versés par
les membres de la communauté travaillant pour leur propre compte dans
leurs entreprises personnelles, avec des moyens de production leur
appartenant. Il se peut que dans les premiers siècles les communautés
chrétiennes aient parfois – rarement et dans des cas exceptionnels –
recouru aux méthodes socialistes de production. On n'en trouve pas trace
dans les documents et aucun écrivain ou doctrinaire chrétien connu n'a
jamais recommandé ces méthodes. On rencontre souvent dans les écrits des
apôtres et des Pères de l'Église des exhortations invitant les fidèles à
revenir au communisme de l'Église primitive. Mais il ne s'agit toujours
que d'un communisme de consommation et jamais des méthodes de production
socialistes(21).
C'est saint Jean Chrysostome qui a fait l'éloge le
plus connu de la manière de vivre communiste. Dans la 11e de
ses homélies sur l'histoire des apôtres, le saint vante la communauté des
biens de l'Église primitive et emploie toute la flamme de son éloquence
à prêcher son rétablissement. Il ne se borne pas à la recommander en
invoquant l'exemple des apôtres et de leurs contemporains. Il s'efforce
d'exposer rationnellement les mérites du communisme comme il le conçoit.
Si tous les chrétiens de Constantinople mettaient leurs biens en commun,
on aurait ainsi des richesses suffisantes pour permettre de nourrir tous
les pauvres chrétiens et personne ne souffrirait plus de privations. Les
frais de la vie en commun sont en effet, remarque-t-il, beaucoup moins
élevés que ceux de ménages isolés. Chrysostome recourt ici à des
considérations qui rappellent assez celles de ceux qui préconisent
aujourd'hui l'établissement d'une cuisine unique par immeuble ou de
cuisines communes et qui s'emploient à calculer les économies qui
résulteraient de cette concentration de l'exploitation culinaire et du
ménage. Selon ce Père de l'Église, les frais ne seraient pas élevés de
sorte que le formidable trésor constitué par la mise en commun des biens
serait inépuisable, d'autant plus que la bénédiction divine profiterait
plus abondamment aux hommes pieux de ces communautés. Chaque nouveau
venu ajouterait quelque chose au trésor commun(22).
Ces explications précises montrent par la sécheresse de leur précision
que Chrysostome n'envisageait qu'une communauté de consommation. Cet
exposé des avantages de l'unification, avantages qui se résument en ceci
que la dispersion entraîne une diminution du bien-être tandis que
l'union et la coopération l'accroissent, fait le plus grand honneur au
sens économique de son auteur. Mais dans son ensemble, cette proposition
témoigne d'une méconnaissance totale du problème de la production. Tout
son raisonnement ne vise que la consommation. Qu'il faille produire
avant de consommer, l'idée ne lui en est même pas venue. Tous les biens
doivent être remis à la communauté – Chrysostome pense sans doute ici
que cette remise est faite en vue de leur vente, suivant l'exemple de
l'Évangile et de l'histoire des apôtres – et la consommation en commun
commence ensuite. Que les choses ne puissent durer éternellement ainsi
ne lui vient pas à l'esprit. Il s'imagine que les millions rassemblés –
il les évalue de 1 à 3 millions de livres d'or – constitueront un trésor
inépuisable. Comme on le voit, les considérations économiques du saint
s'arrêtent exactement au même point que la sagesse de nos politiciens
sociaux qui croient pouvoir transporter dans l'économie prise dans son
ensemble les expériences qu'ils ont faites dans les oeuvres charitables
où seule la consommation entre en ligne de compte.
Chrysostome se plaint que les hommes éprouvent à
l'égard du passage au communisme qu'il recommande la même appréhension
que s'il s'agissait d'un saut dans la mer. L'Église elle aussi a bientôt
laissé tomber l'idée du communisme.
Car on ne peut parler de socialisme à propos de
l'économie des cloîtres. En règle générale, dans la mesure où ils
n'étaient pas nourris par les dons des fidèles, les moines vivaient des
redevances des paysans et du produit de métairies ou d'autres
propriétés. Les moines travaillaient parfois comme membres actifs d'une
sorte d'association de production. La vie cloîtrée demeure toujours un
mode de vie idéal accessible seulement à un petit nombre d'individus.
Ainsi les méthodes de productions monacales ne sauraient être érigées en
règle ayant une valeur générale. Or, le socialisme est un système
d'économie générale.
On ne doit pas chercher l'origine du socialisme
chrétien dans l'Église primitive non plus que dans l'Église du
moyen-âge. C'est seulement le christianisme renouvelé par les luttes
religieuses du XVIe siècle qui a accueilli – lentement et non
sans de grandes résistances – les idées socialistes.
L'Église moderne diffère de l'Église du moyen-âge en
ceci qu'elle est obligée de lutter en permanence pour son existence.
L'Église du moyen-âge régnait sans conteste sur les esprits. Toute
pensée, tout enseignement, tout écrit émanaient d'elle et aboutissaient
à elle. Même l'héritage spirituel de l'antiquité ne constituait pas pour
elle une menace parce qu'il demeurait encore inaccessible dans sa
profondeur à un monde prisonnier des idées féodales. Mais dans la mesure
où l'évolution sociale conduisait la pensée pratique et l'action au
rationalisme, les tentatives pour libérer la conception des fins
suprêmes de l'homme des chaînes de la tradition eurent plus de succès.
La Renaissance menace le christianisme à sa racine même: en se tournant
vers la pensée et l'art antiques, elle s'engage dans une voie qui
l'éloigne de l'Église ou qui du moins demeure en dehors d'elle. Les
hommes d'Église sont fort éloignés de s'opposer à cette évolution. Ils
sont au contraire eux-mêmes les partisans les plus ardents de l'esprit
nouveau. Au début du XVIe siècle, personne n'était au fond
plus éloigné du christianisme que l'Église elle-même. Il semblait que
pour la foi ancienne eût sonné la dernière heure.
C'est alors que se produisit la grande révolution, la
réaction du christianisme. Elle ne partit pas d'en haut, des princes de
l'Église ou des monastères, elle ne partit même pas de l'Église; elle
lui fut imposée de l'extérieur. Elle prit sa source dans les profondeurs
du peuple où le christianisme avait conservé sa force, et elle conquit
l'Église vermoulue pour la faire revivre. La Réforme et la
Contre-réforme sont les deux expressions de cette résurrection de
l'Église; elles diffèrent par leur origine et par les voies qu'elles
suivent, par les formes du culte et par la doctrine; elles se
distinguent surtout par leur conception de l'État et de la politique,
mais elles s'accordent sur le but final: faire reposer l'organisation du
monde sur l'Évangile, rendre à la foi son pouvoir sur les esprits et sur
les coeurs. Ce fut la plus grande révolte de la foi contre la pensée, de
la tradition contre la philosophie, que l'histoire ait connue. Elle a
remporté de grands, de très grands succès. C'est elle qui la première a
créé le christianisme que nous connaissons, ce christianisme qui a son
siège dans le coeur des hommes, qui lie les consciences et qui parle à
l'âme misérable. Mais sa victoire n'a pas été complète. Elle a réussi à
empêcher la défaite, la ruine du christianisme, mais elle n'a pas
anéanti l'adversaire. Ce qu'on a appelé le « Kulturkampf » dure
depuis le XVIe siècle presque sans interruption.
L'Église sait qu'elle ne peut triompher dans cette
lutte qu'à la condition de tarir toutes les sources où ses adversaires
puisent sans cesse de nouvelles forces. Tant que subsisteront dans
l'économie le rationalisme et la liberté de pensée individuelle, il lui
sera impossible d'enchaîner la pensée et d'orienter la raison selon ses
désirs. Pour atteindre ce but, il lui faudrait soumettre à son influence
toute l'activité, toute l'action humaine. C'est pourquoi elle ne peut
pas se borner à constituer une Église libre dans l'État libre; elle
doit tendre nécessairement à soumettre l'État à sa domination. Le
papisme romain et l'Église nationale protestante s'efforcent également
de s'assurer sur l'État un pouvoir qui leur permette de régler à leur
gré les choses humaines. Leur but est nécessairement de ne tolérer
aucune autre puissance spirituelle, parce que toute puissance
indépendante constitue un danger, un danger qui s'accroît à mesure que
progresse la rationalisation de la vie.
Dans le régime anarchique de la production, les
esprits eux aussi se refusent à reconnaître aucune domination. On ne
peut aujourd'hui dominer les esprits qu'en dominant la production.
Toutes les Églises l'ont senti obscurément depuis longtemps. Mais elles
ne l'ont reconnu clairement que depuis que l'idée du socialisme
introduite en dehors d'elles dans le monde attire à elle des disciples
avec une force croissante. C'est alors seulement que les Églises ont
compris que la théocratie n'est possible que dans la communauté
socialiste.
Cet idéal a trouvé déjà une fois sa réalisation. Les
Jésuites ont fondé au Paraguay cet État extraordinaire qui semble avoir
transporté dans la vie l'idéal schématique de la République de Platon.
Cet État unique dans son espèce a prospéré pendant plus d'un siècle
avant d'être détruit par l'action violente de forces extérieures. Certes
les Jésuites, en créant cet État, n'ont pas pensé à faire une expérience
socialiste ou à établir un modèle pour les autres communautés du monde.
Mais le but qu'ils se sont proposé au Paraguay est en définitive le même
que celui qu'ils se sont proposé partout ailleurs et que seules les
résistances qu'ils ont rencontrées les ont empêchés d'atteindre. Ils ont
cherché à soumettre les laïques considérés comme de grands enfants ayant
toujours besoin d'une tutelle à la domination bienfaisante de l'Église
et leur ordre. Nulle part ailleurs les Jésuites, ou tout autre corps
ecclésiastique, n'ont renouvelé cette tentative. Mais il est certain
qu'en définitive les efforts de l'Église – et non pas seulement de
l'Église catholique mais de toutes les autres Églises occidentales –
tendent au même but. Qu'on suppose écartées toutes les résistances que
l'Église rencontre aujourd'hui sur sa route, et on s'apercevra qu'elle
ne s'arrêtera pas avant d'avoir atteint partout ce but.
Le fait que l'Église ait eu en général une attitude
hostile à l'égard des idées socialistes n'infirme en rien la justesse
des idées que nous venons d'exposer. L'Église n'est l'adversaire du
socialisme que lorsqu'il tend à s'imposer en dehors d'elle. Elle est
hostile au socialisme réalisé par des athées parce qu'il saperait les
bases de sa propre existence. Partout et dans la mesure où ses craintes
disparaissent, elle incline sans hésiter vers les idées socialistes.
Dans le socialisme d'État prussien, l'Église nationale protestante a la
direction, et l'Église catholique poursuit partout son idéal
social-chrétien.
Ces constatations nous amènent à répondre par la
négative à la question posée ci-dessus au sujet de la possibilité de
concilier le christianisme avec une organisation sociale libre reposant
sur la propriété privée des moyens de production. Un christianisme
vivant ne saurait exister à côté et au sein du capitalisme.
Toutefois, on peut se demander si l'avenir confirmera
ses prédictions théoriques. Nul ne peut prévoir avec certitude
l'évolution future de l'Église et du christianisme. La papauté et le
christianisme sont placés aujourd'hui en face de problèmes infiniment
plus difficiles que ceux qu'ils ont dû résoudre au cours d'une histoire
vieille déjà de plus de mille ans. Le nationalisme chauvin menace dans
ses fondements l'Église universelle. Jusqu'à présent, elle a réussi grâce
à la subtilité de sa politique à préserver le principe de la catholicité
au milieu du tumulte des luttes nationales. Mais elle apprend chaque
jour que son existence est incompatible avec le maintien des idées
nationalistes. Si elle ne veut pas périr et céder la place à des Églises
nationales, force lui est de refouler le nationalisme en lui opposant
une idéologie qui rende possibles la coexistence pacifique et la
coopération des peuples. Mais en s'engageant dans cette voie, l'Église
devrait nécessairement aboutir au libéralisme, car aucune autre doctrine
n'en pourrait tenir lieu.
Si l'Église romaine veut trouver une issue à la crise
où l'a précipitée le nationalisme, il lui faudra subir des modifications
profondes. Il se peut que cette transformation, que cette rénovation la
conduise à admettre sans réserve l'indispensabilité de la propriété
privée des moyens de production.
Les expériences que l'Église a faites avec l'athéisme
des bolchevistes en Russie, et avec l'antichristianisme nationaliste de
l'Allemagne hitlérienne, ont dû l'incliner à comprendre que ce n'est pas
le libéralisme, mais que ce sont au contraire les adversaires les plus
résolus du libéralisme qui constituent pour elle un danger.
Ainsi l'évolution politique a rapproché l'Église du
libéralisme.
Un grand nombre des meilleurs esprits de notre temps
ont assigné à l'Église catholique ainsi qu'au christianisme réformé des
disciples de Calvin, un rôle éminent dans les plans qu'ils ont élaborés
pour sauver notre civilisation menacée.
On remarque, dans les écrits des défenseurs de la
foi, une compréhension croissante pour le programme économique du
libéralisme et pour les services que le capitalisme a rendus à la
civilisation. Peut-être l'espoir est-il permis que le christianisme et
le libéralisme puissent travailler en commun à la reconstruction de
l'oeuvre de la civilisation que leurs ennemis communs ont détruite.
Notes
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Chapitre trois de la quatrième partie du livre
Le Socialisme - Étude économique et sociologique,
Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English
version) |