Les plus courageux vont se lancer dans
une démonstration visant à redéfinir l'individualisme comme une conception du droit
contractuel dans laquelle il serait impossible qu'un individu agissant dans la limite de
ses libertés soit vraiment égoïste. Bref, le genre d'arguments susceptible
d'intéresser uniquement les libertariens et les profs de mathématiques.
Par contre, la question originelle demeure: la société actuelle est-elle
vraiment plus égoïste qu'avant?
L'analyse qu'a faite Alexis de Tocqueville à ce sujet lors de son voyage en
Amérique en 1831 est très pertinente. En effet, ce dernier était un aristocrate
français; malgré la révolution de 1789, il était en mesure de juger quelles
étaient les différences entre un pays démocratique tel que les États-Unis et une
nation sortant d'un millénaire d'Ancien Régime, la France.
D'entrée de jeux, de Tocqueville définit l'individualisme comme:
« ...un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque
citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart
avec sa famille et ses amis [...] l'individualisme ne tarit d'abord que la
source des vertus publiques; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes
les autres et va enfin s'absorber dans l'égoïsme. »
Autrement dit, à force de ne songer qu'à lui-même et à ses
proches, le citoyen oublie qu'il vit dans une communauté, qu'elle soit
municipale ou nationale, pour finalement « ressentir un amour passionné et
exagéré de soi-même, qui porte l'homme à ne rien apporter qu'à lui seul et à se
préférer à tout ».
Ce qui est original dans l'analyse de Tocqueville est la source du comportement
égoïste/individualiste. Contrairement aux lologues contemporains qui ont les
libertés individuelles dans la mire, le voyageur propose plutôt que c'est
l'égalité des citoyens, fait inhérent des démocraties, qui les pousserait à se
replier sur eux-mêmes.
En effet, il faut se rappeler que le régime aristocratique, de même que ses
prédécesseurs l'absolutisme et le féodalisme, ont en commun de reposer sur les
limites qu'offraient les différentes méthodes de taxations de l'époque. Au
moyen-âge, un fonctionnaire professionnel était un luxe que ne pouvaient se
payer les monarques; l'économie était à peine monétaire et l'information si peu
disponible que l'on pouvait au mieux approximer les revenus des paysans pour
prélever un impôt nature et périssable... bonjour les problèmes logistiques!
La solution était donc de créer un système de privilèges assignant des devoirs
sociaux bien définis à chacun, de façon à pouvoir imposer et dépenser
judicieusement les ressources disponibles et maintenir le monopole de la force.
Dans une telle société, l'individu est reconnu par les autres d'abord et avant
tout de par sa fonction sociale. Du roi aux derniers des paysans, chacun était
le maillon d'une chaîne dont dépendait la survie de la nation et il était
impossible de s'y dérober.
Or, la démocratie rend les citoyens égaux devant la loi. Elle écrase du même
coup la notion de charge sociale assignée (souvent héréditaire) et transforme le
peuple non pas en une horloge bien réglée, mais bien en électrons libres. C'est
pourquoi de Tocqueville considérait l'individualisme comme un problème dont seul
souffraient les nations démocratiques.
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