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L'Individualisme selon de Tocqueville* (Version imprimée) |
par
Jean-Philippe L. Risi**
Le Québécois Libre, 15 octobre
2011, No 293.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/11/111015-3.html
« Le plus grand problème de notre société, c'est l'individualisme! » La
plupart des libertariens qui entendent cette phrase sont par la suite
confrontés à un difficile dilemme: ne rien dire, ou riposter. La solution
la plus facile est évidemment de se taire afin d'éviter une polémique
(souvent familiale), quitte à endurer l'exposition d'une thèse vulgaire
selon laquelle notre société capitaliste post-post-post-moderne
transforme l'Homme en vulgaire consommateur assoiffés d'iPods.
Les plus courageux vont se lancer dans une démonstration visant à redéfinir l'individualisme comme une conception du
droit contractuel dans laquelle il serait impossible qu'un individu agissant dans
la limite de ses libertés soit vraiment égoïste. Bref, le genre
d'arguments susceptible d'intéresser uniquement les libertariens et les
profs de mathématiques.
Par contre, la question originelle demeure: la société actuelle est-elle
vraiment plus égoïste qu'avant?
L'analyse qu'a faite Alexis de Tocqueville à ce sujet lors de son voyage
en Amérique en 1831 est très pertinente. En effet, ce dernier était un
aristocrate français; malgré la révolution de 1789, il était en mesure
de juger quelles étaient les différences entre un pays démocratique tel
que les États-Unis et une nation sortant d'un millénaire d'Ancien
Régime, la France.
D'entrée de jeux, de Tocqueville définit l'individualisme comme:
« ...un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen
à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart
avec sa famille et ses amis [...] l'individualisme ne tarit d'abord
que la source des vertus publiques; mais, à la longue, il attaque et
détruit toutes les autres et va enfin s'absorber dans l'égoïsme. »
Autrement dit, à force de ne songer qu'à lui-même et à ses proches,
le citoyen oublie qu'il vit dans une communauté, qu'elle soit municipale
ou nationale, pour finalement « ressentir un amour passionné et exagéré
de soi-même, qui porte l'homme à ne rien apporter qu'à lui seul et à se
préférer à tout ».
Ce qui est original dans l'analyse de Tocqueville est la source du
comportement égoïste/individualiste. Contrairement aux lologues
contemporains qui ont les libertés individuelles dans la mire, le
voyageur propose plutôt que c'est l'égalité des citoyens, fait inhérent
des démocraties, qui les pousserait à se replier sur eux-mêmes.
En effet, il faut se rappeler que le régime aristocratique, de même que
ses prédécesseurs l'absolutisme et le féodalisme, ont en commun de
reposer sur les limites qu'offraient les différentes méthodes de taxations
de l'époque. Au moyen-âge, un fonctionnaire professionnel était un luxe
que ne pouvaient se payer les monarques; l'économie était à peine
monétaire et l'information si peu disponible que l'on pouvait au mieux
approximer les revenus des paysans pour prélever un impôt nature et
périssable... bonjour les problèmes logistiques!
La solution était donc de créer un système de privilèges assignant des
devoirs sociaux bien définis à chacun, de façon à pouvoir imposer et
dépenser judicieusement les ressources disponibles et maintenir le
monopole de la force. Dans une telle société, l'individu est reconnu par
les autres d'abord et avant tout de par sa fonction sociale. Du roi aux
derniers des paysans, chacun était le maillon d'une chaîne dont
dépendait la survie de la nation et il était impossible de s'y dérober.
Or, la démocratie rend les citoyens égaux devant la loi. Elle écrase du
même coup la notion de charge sociale assignée (souvent héréditaire) et
transforme le peuple non pas en une horloge bien réglée, mais bien en
électrons libres. C'est pourquoi de Tocqueville considérait
l'individualisme comme un problème dont seul souffraient les nations
démocratiques.
Par contre, les législateurs de l'Amérique se seraient conduits avec
sagesse en créant un gouvernement dont la décentralisation du pouvoir
contrastait énormément avec ce que l'on pouvait observer en Europe. De
Tocqueville observe:
« Les affaires générales d'un pays n'occupent que les principaux
citoyens. Ceux-là ne se rassemblent que de loin en loin dans les
mêmes lieux; et, comme il arrive souvent qu'ensuite ils se perdent
de vue, il ne s'établit pas entre eux de liens durables. Mais, quand
il s'agit de faire régler les affaires particulières d'un canton par
les hommes qui l'habitent, les mêmes individus sont toujours en
contact, et ils sont en quelque sorte forcés de se connaître et de
se complaire. »
Et il ajoute:
« Les libertés locales, qui font qu'un grand nombre de citoyens
mettent du prix à l'affection de leurs voisins et de leurs proches,
ramènent donc sans cesse les hommes les uns vers les autres, en
dépit des instincts qui les séparent, et les forcent à
s'entraider. »
Pour de Tocqueville, l'Amérique a donc « combattu par la liberté
l'individualisme que l'égalité faisait naître ». Qu'il s'agisse de la
gestion d'une école, de réglementation routière ou de l'accueil des
immigrants, l'aristocrate français considère que la liberté des
Américains les transforme en acteurs de premier plan pour un ensemble
assez vaste de questions sociales. Autant via leurs actions
individuelles que par les nombreuses occasions de participer
politiquement aux enjeux locaux, ces derniers sont donc constamment
interpelés à agir et réfléchir en tant que membres d'un groupe.
Mais qu'en est-il de notre société? Oubliez tout de suite la gestion des
écoles, puisque les programmes scolaires sont prédéterminés par des
fonctionnaires. La majorité des lecteurs de ce site ne sauraient
probablement pas à qui s'adresser s'ils voulaient proposer leur idée de
diminution d'indications routières, et ne songez même pas à imposer un
code vestimentaire dans votre entreprise sans consulter préalablement un
avocat.
On pourrait discuter de compétences transversales, du code de la route
ou du multiculturalisme pendant longtemps, le fait est que l'État
centralisé nous empêche de participer de façon significative aux débats
publics qui nous concernent. Et à moins de vouloir éduquer ses enfants à
la maison, de posséder sa route privée menant au travail ou encore de
vouloir accueillir tous les immigrants chez soi, il est fort probable
que le citoyen d'un État plus minimaliste devrait prendre le temps de
s'assoir et de discuter de ces enjeux... en société.
La prochaine fois que vous entendrez un commentaire naïf selon lequel le
capitalisme transforme les citoyens en larves lobotomisées, vous saurez
quoi répondre. Le débat concernant les perversités de l'individualisme
date de bien avant la « société de consommation » et les causes n'ont
pas grand-chose à voir avec la possibilité de pouvoir être propriétaire
de sa propre tondeuse. Ce qui ronge les liens entre les individus est le
fait qu'un État obèse rend obsolète la notion d'action citoyenne, un
concept tellement perverti qu'il nous est difficile de l'imaginer sous
un autre angle qu'une bande de militants enragés mendiant des privilèges
auprès du gouvernement.
Pour conclure, une dernière citation révélatrice de Tocqueville: « La
liberté crée des haines particulières, mais le despotisme fait naître
l'indifférence générale. »
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*Toutes les citations proviennent de
De la démocratie en Amérique II. **Jean-Philippe L. Risi habite
Québec où il est étudiant à l'Université Laval. |