Peu importe aux entrepreneurs et aux capitalistes la
nature des objets que le consommateur désire. Ils ne sont que les
serviteurs dociles du consommateur dont ils exécutent les ordres sans
discussion. Lui indiquer quels biens il doit consommer n'est pas leur
affaire. Ils lui livrent, s'il le désire, du poison et des armes de
mort. Rien n'est plus faux que de croire qu'on gagne davantage en
fabriquant des produits dont l'usage est nocif ou répondant à de bas
appétits qu'en fabriquant des produits utiles ou destinés à la
satisfaction de besoins supérieurs. Ce qui rapporte le plus, c'est ce
qui correspond à la demande la plus pressante; celui qui veut gagner de
l'argent s'oriente vers les branches de la production où l'écart est le
plus grand entre l'offre et la demande. Celui qui a déjà investi des
capitaux dans une branche déterminée a sans doute intérêt à ce que la
demande y augmente, il cherche à étendre les débouchés. Mais il ne
saurait à la longue s'opposer aux variations des besoins du
consommateur. De même il n'est pas avantageux pour lui à la longue que
la demande des produits qu'il fabrique continue de s'accroître. Des
entreprises concurrentes se créeraient qui ramèneraient bientôt son gain
au niveau moyen.
Les hommes ne boivent pas de l'alcool parce qu'il
existe des brasseries, des distilleries et des vignobles; on fait de la
bière, distille de l'alcool et cultive des vignes parce que les hommes
demandent des boissons alcooliques. Le « capitalisme de l'alcool » n'est
pas plus responsable de l'ivrognerie que des chansons à boire. Les
capitalistes qui ont des actions de brasserie ou de distillerie auraient
préféré acquérir des actions de maisons d'éditions pieuses, si la
demande des ouvrages spirituels l'avait emporté sur celle des boissons
spiritueuses. Ce n'est pas le capitalisme des armements qui a créé la
guerre; ce sont les guerres qui ont suscité le capitalisme des
armements. Ce ne sont pas Krupp et Schneider qui ont dressé les peuples
les uns contre les autres, ce sont les écrivains et les politiciens
impérialistes.
Si l'on estime nuisibles l'alcool et la nicotine on
n'a qu'à s'abstenir de leur usage. Si on le désire, on peut même inciter
ses concitoyens à suivre cet exemple. Il est certain en tout cas que
dans la société capitaliste dont le caractère essentiel est que chacun
est tout ensemble maître et responsable de ses actions, on ne peut
contraindre ses concitoyens à renoncer contre leur gré à l'alcool et à
la nicotine. Que si par hasard on déplore de ne pouvoir diriger autrui à
sa guise, qu'on se console en pensant que réciproquement on est assuré
de n'avoir pas à exécuter les ordres d'autrui.
Certains socialistes reprochent avant tout à l'organisation sociale
capitaliste la variété des biens qu'elle produit. Au lieu de se borner à
fabriquer des produits uniformes qui pourraient être exploités sur une
très grande échelle, on fabrique des centaines et des milliers de types
d'objets différents, ce qui entraîne un enchérissement de la production.
Le socialisme au contraire ne mettrait à la disposition des camarades
que des produits uniformes et il augmenterait ainsi la productivité de
l'économie. En même temps, il supprimerait les ménages familiaux séparés
et les remplacerait par des cuisines communes et des habitations
semblables à des hôtels; cette méthode, en éliminant le gaspillage de
forces de travail dans des cuisines et des logements étroits, destinés
seulement à un petit nombre d'individus, accroîtrait la richesse
sociale. Ce sont là des pensées que bien des écrivains socialistes ont
développées en détail, et elles ont pris une importance toute
particulière dans le socialisme de Rathenau(5).
La production capitaliste offre à chaque acheteur la
possibilité de choisir entre les produits moins chers de la fabrication
en série et les produits plus chers fabriqués spécialement pour
satisfaire le goût d'individus particuliers ou de groupes restreints. On
ne peut méconnaître qu'il existe dans le capitalisme une tendance à
uniformiser progressivement la production et la consommation par le
moyen de la standardisation. Les objets ayant leur utilisation dans le
processus même de la production sont de jour en jour davantage
standardisés. L'entrepreneur avisé a tôt fait de s'apercevoir qu'il a
avantage à adopter le type standard qui coûte moins cher, dont les
pièces détériorées peuvent être remplacées plus facilement et dont les
utilisations sont plus nombreuses, de préférence aux objets dont chacun
exige une fabrication particulière. Ce mouvement vers la standardisation
du matériel employé dans la production est entravé aujourd'hui avant
tout par le fait que de nombreuses exploitations sont indirectement ou
même directement socialisées, en sorte que, le travail n'y étant pas
organisé d'une façon rationnelle, on n'y attache aucune importance aux
avantages que présente l'utilisation du matériel standardisé. Les
administrations de l'armée, les offices de construction municipaux, les
chemins de fer d'État et autres organismes, résistent avec un entêtement
bureaucratique à l'adoption des types universellement utilisés. Pour
unifier la production des machines, de l'outillage des fabriques et des
produits semi-manufacturés, il n'est pas nécessaire d'instaurer les
méthodes de production socialistes. Au contraire, le capitalisme y
conduit de lui-même bien plus rapidement.
Il en va autrement des biens d'usage et de
consommation. Si quelqu'un estime que la jouissance supérieure qu'il
retire de la satisfaction des désirs particuliers résultant de son goût
personnel compense l'économie qu'il réaliserait en achetant les articles
uniformes de la production en série, il est impossible de lui démontrer
objectivement qu'il est dans l'erreur. Si mon ami préfère se vêtir, se
loger et manger selon sa fantaisie au lieu de suivre l'exemple de tout
le monde, on ne peut lui en faire un grief. En effet, son bonheur réside
dans la satisfaction de ses désirs; il veut mener la vie qu'il lui
plaît et non celle que moi-même ou d'autres hommes mènerions à sa place.
Ce sont ses jugements qui importent, non les miens ou ceux de « tout le
monde ». Je peux dans certaines circonstances lui démontrer que les
jugements qui sont à la base de son échelle de valeurs sont faux; je
peux, par exemple, lui prouver que les mets qu'il préfère ont une valeur
nutritive moindre qu'il ne l'imagine. Mais s'il a fondé son échelle de
valeurs non sur des vues insoutenables concernant certains rapports de
cause à effet, mais sur des sentiments et des impressions subjectives,
mes arguments ne pourront le toucher. Si, en dépit des avantages tant
prônés de la vie d'hôtels et des cuisines communes, il préfère vivre une
vie de famille indépendante parce que les sentiments qui s'expriment
dans les mots « maison » et « foyer » ont pour lui plus de poids que
les arguments apportés en faveur de l'organisation sur le mode unitaire,
il n'y a rien à répliquer. S'il veut meubler son logement selon son goût
personnel et non selon le goût de la foule qui guide le fabricant de
meubles, il est impossible de lui opposer aucun argument. Si, connaissant
les effets de l'alcool, il ne veut pas s'en abstenir parce qu'il est
prêt à accepter en échange des joies de Bacchus tous les maux
qu'entraîne la boisson, je peux sans doute estimer, du point de vue de
ma propre échelle de valeurs, qu'il est fou, mais c'est sa volonté et
son échelle de valeurs qui décide du plaisir qu'il éprouve. Si, comme
dictateur ou comme membre d'une majorité despotique, j'interdis la
consommation de l'alcool, je ne contribue pas par là à accroître le
rendement de la production sociale. Ceux qui condamnent l'alcool s'en
seraient abstenus sans qu'il eût été besoin de l'interdire. Mais, pour
tous les autres, la suppression d'une jouissance qu'ils estiment
supérieure à tout ce qu'ils peuvent acquérir en échange signifie une
privation.
L'opposition qu'on établit entre la productivité et
la rentabilité, dont nous avons montré qu'elle n'est d'aucune utilité
pour la connaissance du processus d'une production orientée vers des
buts donnés(6),
conduit à des résultats erronés lorsqu'on veut l'appliquer aux fins de
l'action humaine dans le domaine économique. Lorsqu'il s'agit des voies
et moyens qui permettent d'atteindre un but donné, il est permis de
considérer tel ou tel procédé comme plus idoine, c'est-à-dire comme
donnant un rendement plus élevé. Mais, lorsqu'il s'agit d'apprécier si
tel ou tel moyen apporte à l'individu une quantité de bien-être immédiat
plus importante, on ne dispose plus d'aucun critère objectif. À ce
moment, c'est la volonté subjective des hommes qui seule compte. Le fait
que quelqu'un préfère boire de l'eau, du lait ou du vin ne dépend pas
des effets physiologiques de ces breuvages, mais du cas que l'individu
fait des effets qu'ils produisent sur lui. Si quelqu'un boit du vin
plutôt que de l'eau, je n'ai pas le droit de considérer qu'il agit
contrairement à la raison. Je peux tout au plus dire: « J'agirais
autrement à sa place. » Lui seul est juge et non moi de la façon dont il
veut être heureux.
Quand la communauté socialiste met à la disposition
de ses membres non pas les marchandises qu'ils désirent consommer, mais
celles que les dirigeants estiment bonnes pour eux, la somme de
satisfaction qu'ils peuvent éprouver n'est pas augmentée mais diminuée.
On ne saurait appeler démocratie économique cette violence faite à la
volonté de l'individu.
La différence essentielle entre la production
capitaliste et la production socialiste réside précisément en ceci que
dans la première les hommes se ravitaillent, tandis que dans la seconde
ils sont ravitaillés. Le socialiste veut nourrir les hommes, les loger,
les vêtir. Mais les hommes veulent manger, se loger, se vêtir, et ainsi
de suite. Et chacun entend faire son bonheur à sa façon.
3. Le socialisme comme expression de la volonté de la majorité |
Aux yeux d'un grand nombre de nos contemporains, le
fait qui emporte la décision en faveur du socialisme est qu'il est
l'opinion dominante. « La grande majorité veut le socialisme; les
masses se refusent à supporter plus longtemps l'organisation capitaliste
de la société. Telle est la raison pourquoi le socialisme doit être
réalisé. » Tel est le refrain qui revient sans cesse. Mais ce n'est pas
un argument de nature à convaincre ceux qui rejettent le socialisme.
Certes, si la majorité le veut, le socialisme sera réalisé. Nul n'a
mieux que les théoriciens libéraux montré qu'il est impossible de
résister à l'opinion publique et que c'est toujours la majorité qui
décide, même lorsqu'elle se trompe. Lorsque la majorité commet une
erreur, la minorité n'est pas non plus justifiée à se plaindre d'avoir à
en supporter elle aussi les conséquences. Car elle aussi a sa part de
responsabilité en ce sens qu'elle n'a pas été capable de convertir la
majorité. Mais lorsqu'on discute la question de savoir ce qui doit être,
l'argument que la grande masse exige aujourd'hui avec impatience le
socialisme n'aurait de valeur que si l'on considérait le socialisme
comme une fin suprême devant être réalisée pour elle-même. Or il n'en
est absolument pas ainsi.
Comme toute organisation de la société, le
socialisme n'est qu'un moyen et non une fin en soi. Ceux qui réclament
le socialisme, tout comme ceux qui le repoussent, veulent le bien-être
et le bonheur et ils ne sont socialistes que parce qu'ils croient que le
socialisme est la voie la meilleure pour parvenir à ce but. Ils
deviendraient libéraux s'ils acquéraient la conviction que
l'organisation libérale de la société est la plus propre que
l'organisation socialiste à réaliser leurs voeux et c'est pourquoi
affirmer que l'on doit se rallier au socialisme parce que la masse
l'exige est l'argument le plus mauvais qu'on puisse opposer à un
adversaire du socialisme. La volonté de la foule est la loi suprême pour
les mandataires du peuple qui doivent exécuter fidèlement ses ordres.
Celui qui veut diriger les esprits n'a pas à se courber devant cette
loi. Celui-là seulement ouvre des voies nouvelles qui exprime son
opinion et qui cherche à la faire adopter par ses concitoyens même
lorsqu'elle s'écarte de l'opinion dominante. Ce n'est rien moins qu'une
abdication de l'esprit que l'on prétend imposer au petit nombre d'hommes
qui cherchent aujourd'hui à combattre le socialisme par des arguments.
Et c'est déjà une conséquence de la socialisation de la vie
intellectuelle qu'on puisse faire appel contre eux à un tel argument.
Même dans les périodes les plus sombres de l'histoire on n'y a pas eu
recours. On n'a jamais objecté à ceux qui s'élevaient contre les
préjugés de la masse que leurs affirmations étaient fausses du seul fait
que leur opinion n'était pas partagée par la majorité.
Si le socialisme est irréalisable, il le restera,
même si tous les hommes veulent le voir réaliser.
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