Nous appelons action morale l'acceptation de ces
sacrifices provisoires consentis dans l'intérêt de la coopération
sociale qui constitue le moyen essentiel de satisfaire les besoins
humains et de rendre par là même l'existence humaine possible. Toute
morale est une morale sociale. (Qu'on puisse considérer comme morale une
action rationnelle, n'ayant en vue que l'intérêt personnel, et parler de
morale individuelle et de devoirs envers soi-même, c'est là un fait
qu'on ne saurait contester; cette façon de s'exprimer fait peut-être
ressortir davantage encore l'identité fondamentale de l'hygiène
individuelle et da la morale sociale.) Agir moralement, c'est sacrifier
l'accessoire à l'essentiel dans l'intérêt de la vie sociale.
L'erreur fondamentale de nombreux systèmes de morale
non utilitaristes réside dans la méconnaissance de la nature du
sacrifice provisoire exigé par la morale. Ne distinguant pas le but du
sacrifice et de la renonciation, ils aboutissent à la conclusion absurde
que le sacrifice et la renonciation ont en soi une valeur morale. Ils
élèvent au rang de valeurs morales absolues l'abnégation, le sacrifice
de soi-même, la charité et la pitié. La souffrance inhérente au
sacrifice leur apparaît en tant que telle comme un élément moral. Il n'y
a plus qu'un pas à franchir pour affirmer que toute action qui entraîne
une souffrance pour son auteur est morale.
C'est cette confusion d'idées qui explique qu'on en
soit venu à considérer comme morales des opinions ou des actions
indifférentes ou même nuisibles au point de vue social. Pour ce faire,
il fallait bien naturellement reprendre d'une façon détournée les idées
utilitaristes. Quand, pour éviter de louer la pitié du médecin qui
hésite à pratiquer une intervention qui sauverait la vie du malade pour
lui en épargner la souffrance, on distingue entre la vraie et la fausse
pitié, on introduit à nouveau l'idée de fin que l'on croyait écartée.
Quand on fait l'éloge de l'action désintéressée, on n'écarte pas pour
autant l'idée que le bien-être humain constitue une fin. On crée ainsi
un utilitarisme négatif: est moral non pas l'acte utile à son auteur,
mais l'acte utile aux autres. On construit un idéal moral qui ne saurait
trouver place dans le monde où nous vivons. C'est pourquoi le moraliste,
après avoir condamné la société fondée sur l'égoïsme, entreprend de
construire une nouvelle société dans laquelle les hommes seront tels que
son idéal l'exige. Il commence par méconnaître le monde et ses lois;
puis il veut construire un monde conforme à ses théories erronées et
c'est là ce qu'il appelle établir un idéal moral.
L'homme n'est
tout de même pas mauvais parce qu'il recherche le plaisir et
évite la douleur, en un mot parce qu'il veut vivre.
L'abnégation, le renoncement, le sacrifice de soi-même n'ont
pas de valeur en soi. Condamner la morale qu'exige la vie en
commun dans la société capitaliste et vouloir la remplacer
par les règles morales qui ‒ du moins on le croit ‒ seraient celles de la société socialiste,
c'est se livrer à un exercice purement arbitraire.
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