La défaite de l'idéologie libérale était dès lors
inévitable. Le libéralisme avait évité avec soin tous les artifices de
la politique. Il se fiait entièrement à la force interne de ses idées et
dédaignait tous les autres procédés de la lutte politique. Il ne s'était
jamais préoccupé de tactique politique et ne s'était jamais abaissé à la
démagogie. Le vieux libéralisme était rigoureusement honnête et fidèle à
ses principes; c'est ce que ses adversaires appelaient son caractère
« doctrinaire ».
Les vieux principes libéraux doivent être aujourd'hui entièrement
révisés. Dans les cent dernières années, la science a subi une
révolution complète; aujourd'hui il faut chercher d'autres fondements
sociologiques et économiques à la doctrine libérale. Sur bien des points,
la pensée libérale n'a pas été poussée jusqu'à sa conclusion logique;
par ailleurs aussi, il y a bien des lacunes à combler(3).
Mais les méthodes de lutte politique que doit employer le libéralisme ne
peuvent se transformer. À ses yeux, toute coopération sociale découle de
la reconnaissance par la raison de son utilité et tout pouvoir a sa
source dans l'opinion publique; aussi ne peut-il entreprendre aucune
action qui entraverait la libre décision des hommes pensants. Il sait
que la société ne peut progresser dans le sens d'une coopération plus
étroite qu'en reconnaissant la fécondité de cette coopération; il sait
que ce n'est ni un dieu, ni un destin mystérieux qui détermine l'avenir
social de l'humanité, mais bien l'homme et l'homme seul. Quand des
nations marchent aveuglément à la ruine, il faut essayer de leur ouvrir
les yeux. Mais si elles ne veulent rien entendre, soit qu'elles soient
sourdes, soit que la voix qui cherche à les avertir soit trop faible, ce
n'est pas au moyen d'artifices tactiques et démagogiques qu'on peut les
ramener dans le droit chemin. La démagogie permet peut-être de détruire
la société, mais elle ne peut en aucun cas servir à l'édifier.
3. Le destructionnisme des littérateurs |
L'art romantique et social du XIXe siècle
a frayé la voie au destructionnisme socialiste. Ce dernier, sans l'aide
qui lui a été ainsi apportée, ne serait jamais parvenu à conquérir les
esprits.
Le romantisme est une révolte de l'homme contre la
raison aussi bien que contre les conditions de vie que lui a imposées la
nature. Les romantiques rêvent les yeux ouverts; dans leurs rêves, ils
s'affranchissent sans peine des lois de la pensée et des lois
naturelles. L'homme qui pense et qui agit rationnellement essaie de
surmonter, grâce à l'économie et au travail, la douleur qui naît de
l'insatisfaction des désirs; il produit en vue d'améliorer sa
situation. Le romantique est trop faible pour travailler, trop
« neurasthénique »; il rêve des succès qu'il pourrait obtenir, mais il
ne fait rien pour parvenir à son but. Il n'essaie pas d'écarter les
obstacles qu'il rencontre sur sa route; il les fait disparaître dans
ses rêves. Comme la réalité ne répond pas à l'image chimérique qu'il
s'est forgée, il s'en prend à elle. Il déteste le travail, l'activité
économique et la raison.
Le romantique accepte comme tout naturels les
bienfaits de la civilisation sociale et désire par-dessus le marché tout
ce que, dans son esprit, les pays et les époques lointaines ont offert
ou offrent encore à l'homme de meilleur et plus beau. Plongé dans le
confort de la vie des grandes villes européennes, il aspire à être un
radjah hindou, un bédouin, un corsaire ou un troubadour. Mais il ne voit
jamais que le côté agréable de la vie de tous ces hommes et ferme les
yeux à tous les avantages qui leur étaient refusés et dont lui-même est
comblé. Les cavaliers galopent à travers les landes sur des coursiers
ardents, les corsaires capturent de belles filles, les chevaliers
triomphent de tous leurs ennemis et passent leur temps à chanter et à
aimer. Les dangers qui menaçaient leur existence, la pauvreté relative
où ils vivaient, leurs misères et leurs peines, tout cela l'imagination
romantique évite soigneusement de s'y arrêter; le romantisme enveloppe
toutes choses d'une lumière dorée. À cet idéal de ses rêves, il compare
la réalité qui lui apparaît triste et prosaïque. Elle comporte des
obstacles qu'il faut franchir et que ses rêves ignorent, des tâches
différentes de ses chimères. Il ne s'agit pas là d'arracher de belles
filles aux mains des bandits, de découvrir des trésors perdus, de
vaincre des dragons. Il faut travailler, sans repos, sans découragement,
tous les jours, toute l'année. Il faut labourer et semer si l'on veut
récolter. Tout cela, le romantisme veut l'ignorer. Il part en guerre
contre la réalité avec l'entêtement d'un enfant. Il ne fait que railler
et se moquer; il méprise et abhorre le bourgeois.
La diffusion de la pensée capitaliste détourne les
esprits du romantisme. La poésie des chevaliers et des corsaires sombre
dans le ridicule. Les hommes ont la possibilité d'observer de près la
vie des bédouins, des pirates, des maharadjahs et autres héros des
rêveries romantiques, et ils ne songent plus à les envier. On commence à
se réjouir des conquêtes de la société capitaliste, à comprendre que la
sécurité de la vie et la liberté, un bien-être paisible et une
satisfaction plus complète des besoins ne peuvent être attendus que du
capitalisme. Le dédain romantique du bourgeois tombe en discrédit.
Mais l'état d'esprit d'où le romantisme est issu
n'est pas si aisé à faire disparaître. La protestation neurasthénique
élevée contre la vie a cherché d'autres formes d'expression et les a
trouvées dans la littérature sociale du XIXe siècle. Les
poètes et romanciers véritablement grands n'ont pas été à l'époque dont
nous parlons des écrivains à tendances politico-sociales. Flaubert,
Maupassant, Jacobsen, Strindberg, Conrad Ferdinand Meyer, pour n'en
citer que quelques-uns, étaient loin de sacrifier à la mode littéraire.
Ce n'est pas aux créateurs des grandes oeuvres qui marqueront la place du
XIXe siècle dans l'histoire de la littérature que nous devons
les ouvrages à thèses de la littérature sociale et les types de
caractères qui incarnent ces thèses. Ce furent des écrivains de second
ou de troisième plan qui introduisirent dans la littérature les types du
capitaliste et de l'entrepreneur sanguinaires et du noble prolétaire.
Pour eux, le riche a tort parce qu'il est riche; le pauvre a raison
parce qu'il est pauvre(4).
« C'est vraiment comme si la richesse était un crime », dit Mme
Dreissiger dans Les Tisserands de Gerhart Hauptmann, et toute la
littérature de cette époque est unanime dans la condamnation de la
propriété. La valeur artistique de ces oeuvres n'est pas ici en cause.
Nous n'envisageons que l'influence politique qu'elles ont exercée. Elles
ont conduit le socialisme à la victoire en gagnant à sa cause les
couches cultivées. Grâce à elles, il a pénétré dans les milieux riches;
il s'est emparé des femmes et de leurs filles, il a rendu les fils
étrangers à leurs pères, si bien qu'à la fin les entrepreneurs et les
capitalistes eux-mêmes ont été convaincus du caractère coupable de leur
activité. Les banquiers, les capitaines d'industrie, les négociants
remplissaient les loges des théâtres où les pièces socialistes étaient
représentées aux applaudissements des spectateurs.
La littérature sociale est une littérature tendancieuse. Chaque ouvrage
est consacré à la défense d'une thèse toujours la même: le capitalisme
est un mal, le socialisme est le salut(5).
Si la répétition sans fin du même thème n'a pas conduit plus vite à
l'ennui qu'engendre la monotonie, cela est dû uniquement au fait que les
différents écrivains ont en vue des formes différentes de la communauté
socialiste. Mais tous, suivant l'exemple donné par Marx, évitent de
décrire de plus près l'organisation socialiste qu'ils prônent; la
plupart ne laissent entrevoir que par allusions d'ailleurs souvent fort
claires qu'ils souhaitent l'avènement d'une société socialiste. Le fait
que l'enchaînement logique des arguments est insuffisant et que les
conclusions s'évanouissent au premier contact, est d'autant moins
étonnant qu'il en va de même chez les écrivains socialistes qui donnent
à leurs oeuvres une forme scientifique. Les oeuvres littéraires se prêtent
d'autant mieux à une apologie du socialisme que leurs auteurs ont moins
à craindre que leurs arguments soient réfutés dans le détail par une
critique logique. On n'a pas coutume en lisant des romans ou des pièces
de théâtre d'en soumettre les différents passages à un examen critique.
Mais le ferait-on, il resterait toujours à l'auteur la ressource de
déclarer que les idées qu'il exprime sont attribuées à son héros sans
qu'il les prenne pour autant à son compte. L'effet produit sur le public
par le caractère des personnages ne peut être en aucun cas détruit par
des arguments logiques. Encore que le possédant soit toujours représenté
comme un être mauvais, il est impossible d'en faire le reproche à
l'auteur dans chaque cas particulier; mais l'effet produit par
l'ensemble de la littérature contemporaine ne s'en trouve pas modifié et
aucun auteur en particulier n'en porte la responsabilité.
Dans Hard Times, Dickens place dans la bouche
de Sissy Jupe, la petite fille abandonnée d'un clown et d'une danseuse,
une partie des arguments destinés à réfuter l'utilitarisme et le
libéralisme. M. M'Chokumchild, professeur à l'école modèle du
capitaliste benthamien Gradgrind, pose cette question: « Quand sur
100 000 passagers 500 périssent, quel est le pourcentage des noyés? »
Et la fillette répond, réfutant dans sa simplicité la suffisance
satisfaite de l'école de Manchester, que pour les parents et amis des
victimes, il n'existe pas de pourcentage. Cela est sans doute ‒
abstraction faite du caractère artificiel et invraisemblable de la scène
‒ très beau et très émouvant. Mais cela ne prouve rien contre la
satisfaction que les bourgeois de la société capitaliste peuvent
éprouver à avoir réduit dans une telle proportion les risques de la
navigation. Et si le capitalisme parvient à ce que sur un million
d'hommes, vingt-cinq seulement meurent de faim chaque année, cela doit
être considéré comme un succès si un nombre plus élevé mouraient sous
les régimes économiques antérieurs et ce n'est pas la remarque,
d'ailleurs pertinente, de Sissy montrant que pour les victimes la mort
par famine est aussi dure, si grand que soit le nombre des épargnés, qui
y changera rien et elle ne suffit pas à prouver que dans une société
socialiste moins d'hommes mourraient de faim. La troisième remarque que
Dickens place dans la bouche de Sissy tend à montrer qu'on ne peut pas
juger de la prospérité économique d'un peuple d'après sa richesse totale,
mais qu'il faut plutôt considérer la répartition de cette richesse.
Dickens n'était pas assez familier avec les écrits des utilitaristes
pour savoir qu'il n'apportait rien qui pût contredire le vieil
utilitarisme. Bentham insiste particulièrement sur l'idée qu'une somme
donnée de richesse apporte davantage de bonheur quand elle et répartie
que lorsque les uns sont comblés et les autres privés(6).
La contrepartie nous est fournie par l'enfant modèle
Bitzer. Il place sa mère dans un work-house et se borne à lui faire don
chaque année d'une demi-livre de thé. Cela, dit Dickens, serait en
réalité une faiblesse de ce garçon par ailleurs remarquable qu'il
qualifie d'« excellent young economist ». Car d'un part, tout aumône
dissimule la tendance inévitable à paupériser celui qui la reçoit et,
d'autre part, la seule chose raisonnable que Bitzer aurait pu faire de
cette marchandise eût été de l'acheter le moins cher possible et de la
revendre le plus cher possible; les philosophes n'ont-ils pas démontré
clairement qu'en cela consiste tout le devoir de l'homme, notez-le bien,
tout son devoir et non pas seulement une partie de son devoir? De tels
développements que des millions d'hommes ont lus avec l'indignation
convenable, et d'ailleurs voulue par l'auteur, à l'égard de la bassesse
de la pensée utilitariste, sont sans aucune portée. Les économistes
libéraux ont combattu l'entretien de la mendicité par des aumônes
données au hasard et ils ont montré l'inanité des efforts faits pour
améliorer la situation des pauvres par un moyen autre que le relèvement
de la productivité du travail. Ils ont considéré comme nuisibles en
dernière analyse pour les prolétaires les encouragements donnés au
mariage prématuré de personnes qui ne sont pas en état d'assurer les
besoins de leur descendance dans le but de hâter la repopulation. Jamais
ils ne se sont élevés contre l'assistance apportée aux personnes
dépourvues de ressources et incapables de gagner leur vie. Il n'est pas
exact qu'ils aient contesté l'obligation morale pour les enfants de
soutenir leurs vieux parents. Jamais la philosophie libérale de la
société n'a considéré comme un « devoir » et comme « le dernier mot de
la morale » d'acheter au plus bas prix pour revendre au plus haut. Elle
a montré que c'était là le procédé rationnel permettant à l'individu la
satisfaction indirecte de ses besoins; mais le fait de donner du
thé à sa vieille mère n'est pas plus irrationnel à ses yeux que celui de
boire du thé.
Il suffit de jeter un regard sur les oeuvres des
écrivains utilitaristes pour démasquer les déformations sophistiques que
s'est permises Dickens. Mais sur cent mille lecteurs du roman de Dickens,
il s'en trouve à peine un qui en ait lu une ligne. Des millions d'hommes
ont appris de Dickens et de beaucoup d'autres romanciers qui se
distinguent de lui par un talent moindre mais qui partagent ses
tendances politico-sociales, la haine du libéralisme et du capitalisme.
Quoi qu'il en soit, Dickens ‒ et il en est de même de
William Morris, Shaw, Wells, Zola, Anatole France, Gerhart Hauptmann,
Dehmel, Edmond de Amicis et d'autres encore ‒ n'était pas un partisan
déclaré du destructionnisme. Tous condamnent l'organisation capitaliste
de la société et combattent, sans toujours bien s'en rendre compte à la
vérité, la propriété privée des moyens de production. Et tous font
pressentir derrière leurs paroles l'image grandiose et pleine de
promesses d'une société meilleure. Ils recrutent pour le socialisme et
comme le socialisme doit nécessairement conduire à l'anéantissement de
la vie sociale, tous se font les protagonistes du destructionnisme. Le
socialisme littéraire a eu le même aboutissement que le socialisme
politique qui, avec le bolchevisme, a fini par se rallier ouvertement au
destructionnisme. Tolstoï est le grand prophète d'un destructionnisme
qui s'appuie sur les paroles de l'Évangile. Les enseignements du Christ,
qui n'avaient été prêchés qu'en considération de l'avènement imminent du
royaume de Dieu, deviennent une norme valable pour la vie de tous les
hommes dans tous les temps. À l'imitation des sectes communistes du
moyen-âge et de l'époque de la Réforme, il veut édifier la société sur
les commandements du Sermon sur la montagne. Sans doute il ne va pas
jusqu'à prendre à la lettre l'exemple des lis des champs qui ne tissent
ni ne filent. Mais il n'y a pas de place dans son idéal de la société
pour d'autres que des agriculteurs se suffisant à eux-mêmes et cultivant
un lopin de terre avec des moyens rudimentaires, et il est assez logique
avec lui-même pour réclamer la destruction de tout le reste. Les peuples
qui ont accueilli avec enthousiasme des écrits qui exigent aussi
résolument l'anéantissement de tous les biens de la civilisation sont à
la veille d'une grande catastrophe sociale.
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