Les idéologues qui défendent l'assurance sociale et les
hommes d'État et politiciens qui l'ont réalisée considéraient la maladie
et la santé comme deux états du corps humain radicalement différents, en
tous cas aisés à distinguer sans erreur possible l'un de l'autre. La
« santé » est pour eux un état dont les caractères sont nettement
établis et peuvent faire l'objet du diagnostic de n'importe quel
médecin. La « maladie » est un phénomène physique, indépendant de la
volonté humaine et sur lequel celle-ci n'a aucune influence. Il existe
des simulateurs qui peuvent, pour des raisons quelconques, feindre
d'être malades; mais le médecin dispose des connaissances et des moyens
nécessaires pour les dépister. L'homme sain a seul une capacité de
travail entière; le malade une capacité plus ou moins réduite selon la
gravité et la nature de la maladie et il appartient au médecin, en se
basant sur les altérations physiologiques précises qu'il lui est
possible de constater objectivement, d'évaluer sous la forme d'un
pourcentage l'ampleur de la diminution subie par rapport à la capacité
normale.
Tout dans cette théorie est faux. Il n'existe pas de
délimitation précise entre la santé et la maladie. La maladie n'est pas
un phénomène indépendant de la volonté consciente et des forces
spirituelles qui agissent dans l'inconscient. La capacité de travail
d'un individu n'est pas uniquement fonction de son état physique; elle
dépend pour une large part de son intelligence et de sa volonté. Dès
lors toutes les affirmations selon lesquelles il serait possible au
médecin de faire la distinction entre les malades et les simulateurs,
entre ceux qui peuvent travailler et ceux qui ne le peuvent pas,
apparaissent sans valeur. Si l'on a cru qu'on pouvait édifier
l'assurance contre les accidents et la maladie sur la détermination sans
risque d'erreur des maladies et blessures et de leurs conséquences, on a
commis une erreur grave. L'élément destructionniste de l'assurance
contre les accidents et la maladie réside avant tout dans le fait
qu'elle multiplie les accidents et les maladies, qu'elle entrave la
guérison, qu'elle provoque dans de nombreux cas les troubles
fonctionnels qui en résultent, qu'elle les aggrave et les fait durer
dans presque tous.
L'assurance sociale a fait d'une maladie spéciale, la névrose
traumatique, dont il avait déjà été question dans certains cas isolés à
l'occasion de procès civils en dommages et intérêts, une maladie
populaire. Nul ne conteste plus aujourd'hui qu'elle soit une conséquence
des lois sociales. La statistique a fourni des preuves surabondantes que
les blessures des personnes ayant droit aux prestations de l'assurance
sociale, mettent beaucoup plus longtemps à guérir et que les troubles
fonctionnels qu'elles entraînent sont à la fois plus graves et plus
durables. L'assurance contre la maladie entretient la maladie. Les
observations des médecins comme les données de la statistique confirment
que les maladies et les blessures chez les employés et fonctionnaires
comme chez les assurés sociaux guérissent beaucoup moins vite que chez
les personnes appartenant à des professions libérales ou qui ne
profitent pas des avantages de l'assurance. Le désir et la nécessité de
recouvrer rapidement la santé pour pouvoir reprendre son travail
favorisent la guérison d'une façon extraordinaire et même objectivement
constatable(8).
Se sentir bien portant et l'être au sens médical du mot sont deux choses
différentes et la capacité de travail d'un individu est dans une large
mesure indépendante de la capacité physiologique de ses divers organes
telle qu'on peut la déterminer et la mesurer médicalement. L'individu
qui ne veut pas être bien portant n'est pas simplement un simulateur,
c'est déjà un malade; quand on supprime chez un homme la volonté de se
bien porter et de travailler, on le rend malade et incapable de
travailler; quand on affaiblit cette volonté, on porte atteinte à sa
santé et à sa capacité de travail. C'est ce que fait l'assurance sociale
et c'est pourquoi elle crée des malades et des invalides; elle provoque
un état d'esprit récriminateur, qui est déjà en lui-même une névrose, et
d'autres névroses encore; bref, c'est une institution qui contribue à
provoquer des maladies et bien souvent aussi des accidents et à aggraver
sensiblement les conséquences physiques et psychiques des accidents et
des maladies. En tant qu'institution sociale, elle rend une nation
physiquement et moralement malade et elle contribue tout au moins à
multiplier les maladies, à les faire durer et à les aggraver.
Les facteurs psychiques qui, chez l'homme comme chez tout être vivant,
entretiennent la volonté de vivre et d'agir ne sont pas indépendants de
la situation sociale de l'individu. Cette situation peut les fortifier
comme elle peut aussi les affaiblir. Elle est de nature, chez les
membres d'une tribu de Bédouins vivant de la chasse, à les stimuler. Il
en va de même, encore qu'elle soit toute différente, chez le citoyen
d'une société capitaliste fondée sur la propriété privée des moyens de
production. Au contraire, une organisation sociale qui permet à
l'individu de vivre sans travailler ou en ne fournissant qu'un travail
réduit sans que son revenu s'en trouve sensiblement entamé à la seule
condition que sa capacité de travailler se trouve diminuée par la maladie ou
par un accident, une telle société paralyse ces facteurs psychiques. Les
choses ne sont pas aussi simples qu'elles paraissent à la pathologie
naïve du médecin militaire ou du médecin des prisons.
L'assurance sociale a fait de la névrose des assurés la plus dangereuse
maladie du peuple. En développant l'assurance, on propagera également la
maladie. À ce mal, aucune réforme ne saurait remédier. Il est impossible
d'affaiblir ou de supprimer la volonté d'être bien portant chez
l'individu, sans provoquer la maladie.
Le problème fondamental pour qui veut juger les
conséquences économiques et sociales du syndicalisme est de savoir si,
dans une économie capitaliste, le travail peut parvenir à assurer par
l'association et par des conventions collectives, des salaires élevés à
tous les travailleurs de façon durable. À cette question, l'économie
politique ‒ aussi bien l'économie classique (y compris son aile
marxiste) que l'économie moderne (y compris également son aile
socialiste) ‒ répond catégoriquement par la négative. L'opinion publique
croit que les faits ont démontré que le syndicalisme est capable
d'améliorer la condition des travailleurs parce que le niveau de vie des
masses s'est élevé d'une façon continue au cours du dernier siècle. Mais
les économistes expliquent tout autrement ce fait. Selon eux cette
amélioration doit être attribuée aux progrès du capitalisme, à
l'accumulation progressive du capital, et à l'accroissement de la
productivité marginale du travail qui en est la conséquence. Et sur ce
point, il est hors de doute que les vues des économistes, confirmées
qu'elles sont par le cours actuel des événements, méritent plus de
crédit que la foi naïve de gens dont les raisonnements reposent sur le
sophisme: post hoc, ergo propter hoc. Il est vrai que cette
question essentielle a été entièrement méconnue par des milliers de
dirigeants ouvriers de valeur qui ont consacré leur vie à l'organisation
des syndicats, et par d'éminents philanthropes qui ont considéré le
syndicalisme comme la pierre angulaire de la société future. La tragédie
de l'âge capitaliste vient de ce que cette conception était fausse: en
se développant le syndicalisme devint l'arme principale de la politique
destructionniste. L'idéologie socialiste a si bien réussi à obscurcir la
nature des syndicats qu'il est difficile aujourd'hui de se représenter
leur caractère et leur action sous leur aspect véritable. On est
toujours enclin à considérer que le problème des associations ouvrières
s'identifie avec le problème de la liberté d'association et du droit de
grève. Mais la question ne se pose plus; depuis des dizaines d'années,
aucune législation ne refuse plus aux travailleurs la liberté de se
grouper en associations et le droit de cesser le travail, même en
violation des contrats car le fait que cette violation puisse entraîner
pour l'ouvrier une obligation juridique à répartition n'a pratiquement
aucune importance. Même les partisans les plus acharnés du
destructionnisme ont à peine osé réclamer pour le travailleur le droit de
violer à sa guise les obligations contractuelles. Quand dans ces
dernières années certaines nations et parmi elles la Grande-Bretagne,
berceau du syndicalisme moderne, ont essayé de limiter la puissance des
syndicats, ce ne fut pas dans le but de supprimer ce qu'elles
considéraient comme l'action non politique du syndicalisme. L'acte de
1927 tenta de déclarer illégales les grèves générales et les grèves de
sympathie. Mais il ne mettait en question ni la liberté d'association ni
le droit de faire grève pour obtenir de meilleurs salaires.
La grève générale a toujours été considérée aussi bien
par ses partisans que par ses adversaires comme un acte révolutionnaire,
voire comme la révolution elle-même. L'essence de la grève générale est
la paralysie plus ou moins grande qu'elle provoque dans la vie
économique de la collectivité en vie d'atteindre certaines fins. La
puissance que peut avoir une grève générale est apparue lorsque le
putsch de Kapp en Allemagne, soutenu cependant à la fois par l'armée
régulière et par des forces illégales considérables qui avaient
contraint le gouvernement à s'enfuir de la capitale, fut mis en échec en
quelques jours par la grève générale. Dans cette circonstance, l'arme que
constitue la grève générale servit à la défense de la démocratie. Mais
que l'on approuve ou non cette attitude politique de la classe ouvrière
organisée, cela est sans importance. Le fait essentiel est que, dans un
pays où le syndicalisme est assez fort pour déclencher une grève
générale, le pouvoir suprême est entre les mains des syndicats et non du
parlement ou du gouvernement qui en dépend. C'est parce qu'ils avaient
compris le sens véritable du syndicalisme et de son action que les
syndicalistes formulèrent la théorie selon laquelle la violence
constitue le moyen auquel les partis politiques doivent recourir pour
s'emparer du pouvoir. Il ne faut jamais perdre de vue que la philosophie
de la violence qui s'est substituée à la doctrine conciliatrice du
libéralisme et de la démocratie a été à son origine une philosophie des
syndicats ouvriers comme le mot syndicalisme même l'indique. La
glorification de la violence qui caractérise la politique du soviétisme
russe, du fascisme italien et du nazisme allemand et qui aujourd'hui
menace tous les gouvernements démocratiques est sortie des leçons du
syndicalisme révolutionnaire. Ce qui constitue l'essence du problème
syndicaliste, c'est la prétention des syndicats d'imposer la grève. Les
associations ouvrières revendiquent le droit s'empêcher de travailler
tous ceux qui refusent de se joindre à eux ou qu'il ne leur plaît pas
d'accueillir. Ils revendiquent le droit d'interrompre le travail à leur
guise et d'empêcher d'autres ouvriers de prendre la place des grévistes.
Ils revendiquent le droit d'empêcher et de punir par la force toute
infraction à leurs décisions et de prendre toutes dispositions pour
organiser cette action violente et en assurer le succès.
À mesure que ses dirigeants prennent de l'âge, tout
groupement devient plus pondéré et plus réfléchi. Les groupements de
combat perdent alors leur esprit agressif et leur aptitude à abattre
l'adversaire par une action rapide. Les armées des puissances
militaristes, en particulier de l'Autriche et de la Prusse, ont à
plusieurs reprises fait l'expérience de la difficulté qu'on éprouve à
vaincre avec de vieux généraux. Les associations ouvrières ne font pas
exceptions à cette règle. C'est ainsi que les syndicats anciens et bien
organisés ont souvent perdu pour un temps une partie de leur ardeur
destructionniste et de leur capacité d'action. De facteur de
destruction, ils devenaient momentanément un facteur de conservation
lorsqu'ils s'opposaient à la rage destructrice de jeunes exaltés. C'est
là le reproche que les extrémistes faisaient aux syndicats et l'argument
dont au contraire se servaient parfois ces derniers lorsqu'il s'agissait
de gagner le concours des couches non socialistes de la population pour
imposer le syndicalisme obligatoire. Mais ces trêves dans la lutte
destructionniste syndicale ont toujours été de courte durée. Ce sont
toujours en définitive les partisans de la lutte intégrale contre
l'organisation capitaliste de la société qui l'ont emporté. Ou bien ils
ont réussi à supplanter les vieux chefs syndicalistes, ou bien ils ont
créé de nouvelles organisations à la place des anciennes. Il n'en
pouvait être autrement. Car l'idée qui a présidé à la formation des
syndicats ouvriers fait qu'ils ne peuvent être autre chose que des
instruments de lutte. Nous avons montré que le lien syndical qui unit
les travailleurs est uniquement l'idée de la lutte pour la destruction
de l'ordre social fondé sur la propriété fondé sur la propriété privée
des moyens de production. Ce n'est pas seulement l'action des syndicats
qui est destructionniste; l'idée même qui est à leur base l'est déjà.
Le fondement du syndicalisme est l'adhésion obligatoire
au syndicat. Les ouvriers se refusent à travailler avec des gens qui
n'adhèrent pas à une organisation reconnue par eux et ils imposent par
la menace de la grève et au besoin par la grève elle-même l'exclusion
des travailleurs non organisés. Il arrive aussi que ceux qui se refusent
à adhérer à l'organisation sont contraints de le faire par des
vexations. Il est inutile d'insister sur la violence effroyable qui est
faite à la liberté personnelle de l'individu par de tels procédés. Tous
les sophismes des avocats du destructionnisme syndical n'ont pas réussi
à rassurer sur ce point l'opinion publique. Lorsque de temps à autre se
produisent des cas particulièrement criards de violences faites à des
travailleurs non organisés, même les journaux qui par
ailleurs sont plus ou moins aux côtés des partis de destruction ne
cachent pas leur mécontentement.
L'arme des syndicats est la grève. Il faut avoir bien
présent à l'esprit que toute grève est un acte de coercition, une
contrainte exercée par la violence contre tous ceux qui tentent de
s'opposer aux desseins des grévistes. Toute grève est terrorisme. Car le
but de la cessation du travail serait absolument impossible à atteindre
s'il était loisible à l'entrepreneur d'embaucher d'autres ouvriers à la
place des grévistes ou si une partie seulement des travailleurs faisait
grève. Tout le droit syndical se ramène à la possibilité pour les
ouvriers d'employer la violence contre les briseurs de grève. Il n'est
pas nécessaire d'exposer de quelle manière les syndicats ont su
s'arroger ce droit dans les différents États. Il suffit de constater
qu'ils l'ont obtenu partout au cours des dernières décades moins par
l'assentiment explicite de la loi que par la tolérance tacite des
autorités et des tribunaux. Depuis des années, il n'est plus guère
possible en Europe de faire échouer une grève en embauchant des briseurs
de grève. Pendant longtemps on avait du moins réussi à écarter la grève
dans les chemins de fer, les entreprises d'éclairage, les services d'eau
et les entreprises les plus importantes de ravitaillement des villes.
Mais là aussi le destructionnisme a fini par remporter une victoire
complète; les syndicats peuvent, s'il leur plaît, contraindre les
villes et les États à se plier à leur volonté en les privant de vivres,
d'eau et de chauffage ou en les plongeant dans l'obscurité. Ils peuvent
empêcher l'impression des écrits qui ne leur plaisent pas; ils peuvent
s'opposer au transport postal d'imprimés et de lettres qui n'ont pas
leur agrément. Lorsqu'ils le veulent, les ouvriers peuvent pratiquer en
toute quiétude le sabotage, endommager les instruments de travail et les
marchandises et effectuer leur travail d'une façon si lente et si
défectueuse qu'il perd toute valeur.
La fonction destructionniste du syndicalisme n'a jamais été contestée
sérieusement. On n'a jamais réussi à édifier une théorie des salaires
démontrant que les associations syndicales permettent d'obtenir un
relèvement durable du revenu réel des travailleurs. Il est bien certain
que Marx lui-même était fort éloigné d'attribuer aux syndicats une
action sur les salaires. Dans un discours qu'il a prononcé en 1865, au
congrès général de l'Internationale, il s'est efforcé d'amener ses
camarades d'opinion à se joindre au mouvement syndicaliste(9).
Quelles raisons l'ont poussé à agir ainsi, ses premières paroles
l'indiquent immédiatement. L'idée qu'un relèvement des salaires ne peut
être obtenu par la grève ‒ idée soutenue en France par les disciples de
Proudhon et par ceux de Lassalle en Allemagne ‒ lui apparaît comme
« extrêmement impopulaire dans la classe ouvrière ». Mais le grand
tacticien qui, une année auparavant avait su, dans « l'Adresse
Inaugurale » réunir dans un programme homogène les vues les plus
diverses sur la nature, les fins et les devoirs du mouvement ouvrier et
qui veut cette fois lier le mouvement syndical à l'Internationale,
emploie toutes ses forces à mettre en relief tous les arguments en
faveur du syndicalisme. Pourtant même dans ce discours il se garde bien
d'affirmer que les syndicats peuvent permettre d'améliorer directement
la situation économique des travailleurs. Selon lui, la tâche primordiale
des syndicats est la lutte contre la société capitaliste. Le rôle qu'il
assigne aux syndicats ne permet aucun doute sur la nature des effets
qu'il attend de leur intervention. « À la devise des conservateurs: un
juste salaire pour un juste travail, il faut substituer sur les
bannières syndicalistes la formule révolutionnaire: suppression du
salariat... Les syndicats manquent en général leur but en se bornant à
mener contre le système économique actuel une guerre de guérilla au lieu
de travailler simultanément à sa transformation et d'employer leur force
organisée comme un levier pour l'émancipation finale de la classe
ouvrière, c'est-à-dire l'abolition du salariat. »(10)
Il eût été difficile à Marx de dire avec plus de netteté qu'il ne
considérait les syndicats que comme des instruments devant servir à la
destruction de la société capitaliste. Il restait aux économistes
réalistes et aux révisionnistes marxistes à affirmer que les syndicats
sont capables de relever d'une façon durable les salaires au-dessus du
niveau auquel ils seraient restés sans leur intervention. Il est inutile
de discuter cette assertion car aucune tentative n'a jamais été faite
pour en faire une véritable théorie. Elle est demeurée une simple
affirmation qu'on n'a pas cherché à étayer au moyen d'une théorie
économique ou d'une preuve quelconque.
La politique syndicale de la grève, de la violence et du sabotage n'a
pas apporté la moindre contribution à l'amélioration du sort des
travailleurs(11).
Elle a simplement concouru à ébranler dans ses fondements l'édifice que
l'économie capitaliste avait construit et dans lequel le sort de tous, y
compris celui du travailleur le plus pauvre, allait en s'améliorant de
jour en jour. Mais elle n'a pas non plus travaillé dans l'intérêt du
socialisme, mais dans celui du syndicalisme.
Lorsque les travailleurs des entreprises dites « non vitales »
réussissent à obtenir dans la lutte pour le salaire des avantages qui
élèvent leur rémunération à un niveau supérieur à celui résultant de la
situation du marché, les effets de ce déséquilibre déclenchent sur le
marché des mouvements qui finissent par rétablir l'équilibre rompu.
Mais quand ce sont des travailleurs des entreprises vitales qui imposent
par la grève ou la menace de grève un relèvement de leurs salaires ainsi
que tous les droits que le reste des travailleurs revendiquent dans la
lutte pour le salaire, les choses se présentent différemment. Il serait
erroné de dire que ces travailleurs s'assurent ainsi un monopole, car il
s'agit ici de tout autre chose que d'un monopole économique. Quand les
employés de toutes les entreprises de transport cessent le travail et
interdisent à quiconque de s'opposer en quoi que ce soit à leurs
desseins, ils s'érigent en tyrans absolus dans le domaine où s'exerce
leur action. On peut estimer qu'ils n'usent en fait qu'avec mesure de
leur pouvoir, mais cela ne change en rien le fait qu'ils détiennent ce
pouvoir. Le pays se trouve alors divisé en deux camps: ceux qui
appartiennent aux syndicats des branches vitales de la production et
dont la puissance est sans limite et le reste de la population, qui ne
comprend plus que des esclaves privés de tout droit. On arrive ainsi à
« la domination par la force exercée par les travailleurs absolument
indispensables sur les autres classes ».(12)
Et puisqu'il est une fois encore question de puissance, qu'il nous soit
permis de rechercher à nouveau sur quoi cette puissance comme toute
puissance repose. La puissance des travailleurs organisés en syndicats,
devant laquelle le monde tremble aujourd'hui, n'a pas des fondements
différents de ceux qu'eut de tout temps la tyrannie; elle aussi n'est
que le produit d'idéologies humaines. Pendant des dizaines d'années, on a
enfoncé dans le cerveau des hommes cette idée que le groupement des
travailleurs en syndicats est une chose nécessaire, conforme à l'intérêt
de l'individu comme à celui de la collectivité, que seul l'égoïsme
criminel des exploitants peut s'aviser de combattre les coalitions, que
dans les grèves le droit est toujours du côté des grévistes, qu'il
n'existe pas d'action plus déshonorante que celle des briseurs de grève,
et que les efforts pour protéger ceux qui veulent travailler sont
contraires à l'intérêt de la société. La génération qui a grandi au
cours des dernières décades a appris depuis son enfance que le devoir
social le plus important était l'adhésion à une organisation syndicale;
elle a été habituée à considérer la grève comme une sorte d'action
sainte, une sorte de fête sociale consacrée. Toute la puissance des
organisations ouvrières a son origine dans cette idéologie. Elle
s'effondrera le jour où la doctrine de l'action bienfaisante du
syndicalisme dans la société fera place à d'autres conceptions de ses
effets. Aussi comprend-on pourquoi les syndicats les plus puissants sont
contraints de n'employer leur force qu'avec circonspection: en abusant
de leur puissance, ils inciteraient à réfléchir à la nature et aux effets
du syndicalisme, à réviser et à condamner les thèses traditionnelles.
Mais il en a toujours été et il en sera toujours ainsi de tous les
détenteurs du pouvoir et il n'y a rien là qui soit particulier aux
syndicats.
Il est bien clair en effet que si l'on s'avisait une bonne fois de
soumettre à une critique approfondie le droit des travailleurs des
entreprises vitales à faire grève, c'en serait bientôt fait de toute la
doctrine syndicaliste et de la prétention d'imposer la grève et ce
seraient les associations créées pour faire échec aux grèves, comme par
exemple le « Service Public », qui recueilleraient l'approbation que le
public réserve aujourd'hui encore aux grévistes. Il se peut que dans les
luttes qui pourraient en résulter la société périsse. Mais une chose est
certaine, une société qui voudrait réaliser le syndicalisme en se
conformant aux conceptions qui ont cours aujourd'hui serait condamnée à
se désagréger dans le plus bref délai.
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