Le Québécois Libre, 15 février 2012, No 297. Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/12/120215-13.html Le sens des mots évolue au fil des siècles. Par exemple, le mot « silly » n'a pas toujours eu le sens qu'on lui connaît aujourd'hui. Dans les années 1400, « silly » signifiait heureux ou béni ‒ comme dans « Silly art thou, holy virgin Mary », qui ne voulait pas dire que Mary était stupide, mais plutôt qu'elle était bénie. Ce n'est que bien plus tard que le mot « silly » en est venu à signifier faible ou agissant d'une drôle de façon. D'autres mots de la langue anglaise ont vu leur signification changer au fil des ans. C'est le cas, par exemple, de « girl » (« fille ») qui a longtemps été utilisé pour désigner soit un garçon, soit une fille. Ou « nice » (« gentil ») qui a déjà signifié ignorant. Ou « piggyback » (transporter quelqu'un sur son dos) qui n'a rien à voir avec les cochons (« piggy »), mais plutôt avec le fait que dans les années 1500, le mot était « pickaback » et qu'il a évolué avec le temps. Voilà le genre d'anecdotes linguistiques dont on parle chaque semaine à l'émission A Way with Words (diffusée le samedi matin sur les ondes de NPR, la radio publique de nos voisins du Sud). Durant une heure, les animateurs répondent aux questions des auditeurs sur tout ce qui a trait aux mots: les conflits linguistiques ou grammaticaux, l'origine des mots, des phrases et des expressions locales (curieuses plus souvent qu'autrement), des jeux de mots, et cetera. Récemment, une auditrice a téléphoné pour demander pourquoi il n'y avait pas aux États-Unis une sorte d'Académie française (« an English language authority ») pour surveiller le sens et l'usage des mots anglais. Selon elle, le fait qu'il n'y ait pas « quelqu'un » ou « quelque chose » pour surveiller la façon qu'ont les Américains de parler ou d'écrire fait en sorte que la qualité de la langue de Shakespeare se détériore. En France, l'autorité suprême en matière de langue est l'Académie française. Fondée en 1635, sous le règne de Louis XIII, cette institution a comme fonction de maintenir les qualités de la langue française et d'en suivre les évolutions nécessaires. Elle en définit le bon usage en élaborant son dictionnaire qui fixe l'usage de la langue, mais aussi par ses recommandations et par sa participation aux différentes commissions de terminologie. L'Académie française rassemble des personnalités marquantes de la vie littéraire (poètes, romanciers, gens de théâtre), mais aussi des philosophes, des historiens et des scientifiques qui ont illustré la langue française et, par tradition, des militaires de haut rang, des hommes d'État et des dignitaires religieux. Comme le constate la loi de programme pour la recherche de 2006, l'Académie est « une personne morale de droit public à statut particulier » gérée par ses membres en assemblée, c'est-à-dire une institution publique centrale de l'État français (Wikipédia). Aux États-Unis, il n'y a effectivement pas d'autorité publique en charge de surveiller ou d'encadrer l'usage de la langue anglaise. Des démarches pour doter le pays d'une Académie ont été entreprises dans les années 1600, mais elles ont échoué en grande partie à cause de querelles internes entre les différents joueurs impliqués dans le processus ‒ untel n'aimait pas untel, au autre ne voulait pas d'untel dans l'Académie, on ne s'entendait même pas sur qui devrait nommer les membres de l'Académie... Quoi faire alors, se demande l'auditrice. Simple, de répondre l'un des animateurs: si on est à la recherche d'une quelconque autorité pour trancher lors de conflits ou de questionnements linguistiques, ou si on a l'impression qu'on est laissé à nous-mêmes lorsque vient le temps d'apprendre, de parler et d'écrire l'anglais, il y a... les dictionnaires. Comme le souligne l'animateur, les États-Unis n'ont pas d'Académie, mais ils ont de très bons dictionnaires. Ces derniers ont des panels (des sortes de mini-Académies) sur lesquels siègent des écrivains, des penseurs, des intellectuels qui se réunissent quelques fois par année pour débattre de différentes questions linguistiques. À l'aide de votes, ils enchâssent leurs décisions dans le corpus des dictionnaires. Quand on consulte un dictionnaire, c'est un peu aux résultats des débat qu'ont tenus ces écrivains, ces penseurs et ces intellectuels qu'on a accès. Lorsqu'on dit que le marché peut très bien s'occuper de pas mal tout, en voilà un bon exemple: les dictionnaires produits par des éditeurs sont la solution privée à l'Académie. Pas besoin d'une grosse institution publique (qui coûte sans doute une fortune en fonds publics) pour mieux encadrer quoi que ce soit, le marché s'en charge. De toute façon, les Français ont beau avoir une Académie, est-ce qu'ils en tiennent vraiment davantage compte lorsque vient le temps de parler ou d'écrire? Non. Alors à quoi bon financer quelque chose dont personne ne tient compte? Les Français utilisent tellement de mots anglais qu'il m'a été donné d'entendre à quelques reprises dans les médias québécois: « Tiens, ça doit être français! », lorsqu'il était question d'un film, d'un roman ou d'une chanson dont le titre était anglophone... L'Académie a beau fixer l'usage la langue française, les Français sont passés maîtres en l'art de raccourcir les mots et de parler une sorte de franglais qui nous laisse parfois pantois (on a tous des exemples de benchmarking, de sponsoring et de NRJ Music Awards qui nous viennent en tête). On ne parle pas nécessairement mieux au Québec, mais on n'a pas d'Académie québécoise non plus! On n'a qu'un Office de la langue française dont la mission est notamment de définir et de conduire la politique québécoise en matière d'officialisation linguistique, de terminologie ainsi que de francisation de l'Administration et des entreprises et d'assurer le respect de la Charte de la langue française. Et comme en France, les Québécois moyens n'en tiennent pas compte lorsque vient le temps de parler ou d'écrire ‒ ils ne consultent pas non plus les ressources linguistiques de l'Office (grand dictionnaire terminologique et banque de dépannage linguistique). Près d'une centaine d'entreprises affichent en anglais (alors que c'est interdit) seulement dans la circonscription électorale de la ministre responsable de la loi 101, Mme Christine St-Pierre... Sans « Académie américaine » ou « Office de la langue anglaise », on pourrait se demander comment les Américains (et tous ceux qui utilisent l'anglais) réussissent à se comprendre avec tous les différents sens des mots et cette « détérioration » constante de la langue! Eh bien, ils y réussissent. Et vous savez quoi? Même s'il y avait une Académie (ou un Office), ça ne changerait rien: personne n'en tiendrait compte comme ici ou chez nous cousins! De toute façon, la langue anglaise est-elle menacée de disparaître? Aux dernières nouvelles, elle ne l'était pas. ---------------------------------------------------------------------------------------------------- * Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre. |