Il n’est pas douteux en tout cas, pour Tarde, que Cournot « a été l’un
des premiers à faire jouer un rôle important à cette notion (de milieu
social), et à dire par exemple que l’homme individuel, avec ses facultés
perfectionnées qu’on lui connaît, est le produit de la vie sociale et
que l’organisation sociale est la véritable condition organique de
l’apparition de toutes ces hautes facultés. Cela était bon de dire
alors, comme il est nécessaire de nos jours de ne pas perdre de vue –
vérité complémentaire – que le social n’est que l’individuel accumulé »(14). Cournot, de l’avis de Tarde, n’est pourtant pas sans reproche; il a eu
tort, notamment, de ne pas considérer la psychologie. « On veut qu’il y
ait une science de la vie sociale, écrit-il, mais, comme on se refuse à
en chercher les lois fondamentales là où je crois qu’elles sont, dans la
psychologie inter-mentale, on est forcé de nier ou de restreindre
abusivement l’importance du caractère accidentel, singulier, unique en
soi, des faits historiques, pour prêter par fiction à l’histoire un faux
air scientifique »(15).
Un peu plus tard, Tarde, toujours grand liseur, dont les intérêts sont
assez éclectiques, découvre d’autres auteurs, comme Hegel (qu’il va plus
tard critiquer assez durement), Étienne Vacherot (1809-1897), Maine de
Biran (1766-1824), Hippolyte Taine (1828-1893) et Ernest Renan
(1823-1892). Mais, dès 1864, en raison du progrès inquiétant de
l’ophtalmie, Tarde ne sera plus en mesure de lire l’oeuvre de son
nouveau maître. Désormais, c’est sa mère qui lui lit des passages de
Cournot. La douleur morale se joint à la douleur physique et, en 1865,
Tarde fait une dépression nerveuse. En 1866 et en 1867, l’ophtalmie
cesse pratiquement. Tarde peut alors se remettre au travail.
Le magistrat et le philosophe
À partir du moment où son état de santé
s’améliore, Tarde commence à s’initier à la pratique du Droit, en
devenant secrétaire assistant au juge de Sarlat. Ce choix de carrière a
de quoi étonner quand on sait que Tarde fut un adolescent rêvasseur,
émerveillé par la nature, passionné de littérature et de science.
On ne sait donc trop si Tarde, qui avait pensé à faire une carrière
scientifique, en est « venu à la magistrature contre son gré »(16). Nommé juge suppléant en 1869, il ne semblait pourtant pas voir de
contradiction entre son nouveau métier et son intérêt pour la
philosophie et la connaissance en général. En fait, comme le note
Alfred Espinas (1844-1922), « tout en accomplissant honorablement sa
tâche professionnelle, il trouva, à force de travail, le moyen de
devenir l’homme de lettres qu’il avait rêvé d’être »(17).
Ainsi, en parallèle à sa carrière de juge, Tarde partage son temps entre
Sarlat et La Roque-Gageac, petit bourg voisin, où sa famille possédait
un manoir. C’est dans ces lieux pittoresques qu’il se met au travail
avec une ardeur passionnée.
En 1872, sa pensée philosophique prend forme, fruit de nombreuses
lectures et de longs moments de méditations solitaires qui l’amène à
lire dans de nombreuses directions: auteurs classiques, ouvrages
philosophiques et scientifiques. L’année suivante, il est nommé
substitut du Procureur de la République à Ruffec (Charente). Mais cette
nouvelle fonction ne l’empêche pas de poursuivre ses réflexions
philosophiques. Des années fécondes au plan de l’écriture débutent
alors. Tarde s’enfonce littéralement dans le travail. Ainsi, en 1874,
lors d’un séjour à La Roque, comme le rapporte Jean Millet, Tarde se
consacre à l’écriture d’un ouvrage sur la répétition et l’évolution des
phénomènes qui est demeuré inédit du moins dans sa forme originale. Puis, en 1875, il commence à rédiger une étude sur Maine de Biran et
l’évolutionnisme en psychologie qui paraîtra dans un périodique, Le
Bulletin de l’Institut des Provinces(18). Toutefois, ce n’est qu’en 2000 qu’un volume de cette étude sera
finalement publié(19).
À la fin de 1875, Tarde est nommé juge d’instruction à Sarlat et revient
s’installer dans sa ville natale qu’il ne quittera pas avant 1894. En
1877, Tarde épouse Marthe Bardy-Delisle qui est la fille d’un conseiller
de la Cour d’appel de Bordeaux. De cette union, trois fils vont naître: Paul, en 1878, Alfred, en 1880, et Guillaume, en 1885.
Tarde criminologue et sociologue
En 1879, Tarde publie un ouvrage intitulé
Fragment d’histoire future. Il s’agit d’un opuscule qui, malgré
son allure fantaisiste, a son importance dans la genèse de son oeuvre,
dans la mesure où, comme l’a souligné Alfred Espinas, il renferme sa
philosophie de l’histoire qui laisse voir très nettement des accents
cournotiens(20). Tarde imagine une cité parfaite, harmonieuse, placée en profondeur de la
terre. Une société où, grâce aux vertus de l’imitation, règne un monde
unifié et harmonieux. « Avec l’unité politique qui supprimait les
hostilités des peuples, écrit-il, on avait l’unité linguistique qui
effaçait rapidement leurs dernières diversités. Depuis le XXe
siècle déjà, le besoin d’une langue unique et commune, comparable au
latin du moyen âge, était devenu assez intense parmi les savants du
monde entier pour les décider à faire usage dans tous leurs écrits d’un
idiome international »(21). Dans ce monde unifié, la science a atteint un haut niveau de
perfection: « la cause de toutes les maladies étant connue, le remède
ne tarda pas à l’être, et, à partir de ce moment, un phtisique, un
rhumatisant, un malade quelconque est devenu un phénomène aussi rare que
l’était jadis un monstre double ou un honnête marchand de vin »(22). Dans ce texte de jeunesse où le monde de la physiologie exerce une
véritable fascination, Tarde, on l’a maintes fois souligné, veut rendre
compte de la rapidité du changement de sa propre époque qu’il transpose
à une société imaginaire, prise dans l’avenir. Cette préoccupation pour
le changement social s’accompagne de nouvelles lectures. Tarde prend
alors connaissance de l’oeuvre de Leibniz. Inspiré par le grand
philosophe allemand, il propose une réflexion en termes monadologiques
qui lui permet de dégager la subjectivité de l’acteur et des relations
que celui-ci noue, dialectiquement, avec autrui. Tarde en tire une
conception du monde qui marque sa pensée de manière durable: « Exister
c’est différer; la différence, à vrai dire, est en un sens le côté
substantiel des choses, ce qu’elles ont à la fois de plus propre et de
plus commun. Il faut partir de là et se défendre d’expliquer cela, à
quoi tout se ramène, y compris l’identité d’où l’on part faussement (…)
La différence est l’alpha et l’oméga de l’univers; par elle tout
commence (…); par elle tout finit »(23). Sur cette base, Tarde est à même de fournir ses premières réflexions sur
la vie en société. « L’exemple des sociétés, écrit-il, est précisément
très propre à saisir ce grand fait et à suggérer en même temps sa vraie
signification, en montrant que dans cette série où l’identité et la
différence, l’indistinct et le caractérisé s’emploient réciproquement
plusieurs fois de suite, le terme initial et le terme final est la
différence, le caractère, ce qu’il y a de bizarre et d’inexplicable qui
s’agite au fond de tout qui, toujours plus net et plus vif réapparaît
après des effacements successifs »(24).
En 1880, Tarde collabore à la Revue philosophique récemment
fondée par Théodule Ribot (1839-1916) où il publie son premier texte
philosophique fondamental intitulé « La croyance et le désir »(25). Dans les années qui suivent, la signature de Tarde va apparaître de
multiples fois dans la revue de Ribot. De sa province natale, en 1882,
Tarde commence à entrer en relation avec les principaux représentants de
l’école de criminologie italienne, dont Cesare Lombroso (1835-1909), Raffaele Garofalo (1851-1934) et Enrico Ferri (1856-1929) sont les
principaux représentants(26). Jusqu’en 1888-89, comme le remarque Massimo Borlandi, « Tarde apparaît
comme l’allié français (de l’école italienne) que chacun dit avoir à ses
côtés et à qui l’on autorise bien des critiques car il fait globalement
une bonne publicité »(27). Ces liens entre le sociologue de Sarlat et l’école italienne nourrissent
le très grand intérêt qu’il porte dans ces années aux problèmes
juridiques et criminologiques. Résultat de ses réflexions qui ont été
l’objet de nombreuses publications dans la Revue philosophique,
Tarde publie en 1886 La criminalité comparée où il réfute avec
force la thèse du criminel-né de Lombroso. L’année suivante, il
commence à collaborer aux Archives d’anthropologie criminelle,
fondée par Alexandre Lacassagne (1843-1924) qui deviendra un ami proche.
En 1890, Gabriel Tarde devient un auteur connu et célèbre. Grâce, d’une
part, aux Lois de l’imitation, qui attirent immédiatement
l’attention des sociologues et des philosophes, puis, d’autre part, en
publiant son imposant ouvrage de Philosophie pénale qui suscite
l’intérêt des criminologues et des juristes(28). Tout en continuant à exercer ses fonctions de juges d’instruction à
Sarlat, Tarde publie en 1895 La logique sociale, qui complète en
quelque sorte les Lois de l’imitation.
Les dernières années
En 1896, Gabriel Tarde commence à enseigner
à un âge relativement avancé à l’École libre des Sciences Politiques. Embauché par Émile Boutmy (1835-1906), alors directeur de l’École, Tarde
donne série de cours de sociologie et de science politique. Il enseigne
également au Collège libre de Sciences Sociales. Jean Milet souligne
que, bien que tardifs, « les débuts de Gabriel Tarde dans l’enseignement
sont très prometteurs: il connaît d’emblée le succès auprès de la
jeunesse étudiante »(29). De cette série de cours, Tarde va en tirer un opuscule, Les Lois
sociales (1898). En 1900, il reçoit deux honneurs importants: il
se voit d’abord offrir par l’Assemblée des professeurs du Collège de
France la Chaire de Philosophie moderne qu’il accepte, puis il est élu
au premier tour à l’Académie des sciences morales et politiques (section
philosophie). En 1902-1903, Tarde donne un cours sur Cournot au Collège
de France qui, jusqu’à récemment, était encore inédit(30). Mais l’année suivante, divers problèmes de santé, combinés à des
troubles ophtalmiques récurrents, l’empêchent pratiquement d’écrire.
Gabriel Tarde meurt à Paris le 12 mai 1904 à l’âge de 61 ans. Dans un
article nécrologique publié peu de temps après, René Worms (1869-1926)
écrit à propos de l’auteur des Lois de l’imitation que « c’est
une grande lumière qui s’éteint, mais c’est une grande oeuvre qui
demeure »(31).
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