Le Québécois Libre, 15 février 2012, No 297. Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/12/120215-6.html Le professeur Robert Leroux, professeur de sociologie à l'Université d'Ottawa, vient de publier Gabriel Tarde, vie, oeuvres, concepts (Paris, Ellipses, 2011). À partir d'une analyse des principaux écrits de Tarde, cet ouvrage propose une vue d'ensemble de l'oeuvre. Cette démarche permet ainsi de mettre en relief l'importance et la portée d'une vision du monde résolument multidimensionnelle. (Commandez: Archambault, Amazon.com ou Éditions Ellipses.) En 2010, M. Leroux publiait la première monographie en langue française consacrée à Ludwig von Mises et à son oeuvre ‒ une lecture idéale pour le lecteur francophone débutant qui souhaite en savoir plus sur le principal penseur de l'École autrichienne, dont le QL avait publié un extrait. Quelques années plus tôt, il consacrait un essai à Frédéric Bastiat, dont le QL avait aussi publié un extrait. Nous reproduisons ici un extrait de ce nouvel ouvrage avec l'aimable autorisation de l'auteur. M. M. ---------------------------------------------------------- Introduction À la fin du XIXe siècle, Gabriel Tarde occupe une place enviable au sein de la communauté naissante, mais encore restreinte, des sociologues. Ses travaux sont alors très lus, et copieusement commentés, par ceux qui, comme Alfred Espinas ou René Worms pour ne nommer qu’eux, étaient à l’époque soucieux de constituer la sociologie en une véritable discipline scientifique. Auguste Comte en avait certes signé l’acte de naissance un peu plus d’un demi-siècle plus tôt, mais Tarde, contrairement à son grand rival Émile Durkheim, ne s’est point inspiré du fondateur du positivisme, sinon pour le contredire; c’est plutôt Antoine Augustin Cournot, du moins dans ses écrits philosophiques, qui lui sert en quelque sorte de guide intellectuel. De là, l’originalité de la sociologie de Tarde, dont l’intention a été, dans une partie importante de ses travaux, de nouer l’homogène et l’hétérogène dans un implacable rapport de réciprocité qui évoque sous certains aspects la dialectique hégélienne. Car ce qui l’a frappé, dans le spectacle de l’histoire, c’est ce portrait de l’homme qui se fait et qui se défait au contact d’autrui, c’est celui aussi d’une société qui est sans cesse façonnée par l’invention, l’imitation et la subjectivité des acteurs sociaux. Une telle posture, qui allait à l’encontre du positivisme de son époque, n’était évidemment pas propice à attirer beaucoup de lecteurs à l’auteur des Lois de l’imitation; elle permet peut-être, de fait, d’expliquer son héritage intellectuel pour le moins sinueux. En 1970, le philosophe Jean Milet, dans le livre le plus important consacré jusqu’ici à la pensée de Tarde, le déplorait d’ailleurs vivement. « L’histoire commet d’étranges injustices. Elle a été particulièrement sévère pour Gabriel Tarde. Cet homme fut salué par ses contemporains comme un des plus grands penseurs de son époque (…) Or, le même homme connaît, quelques années après sa mort, un inexplicable oubli. Un lourd silence vient peser sur son oeuvre. Pendant ces cinquante dernières années, c’est à peine si quelques études et quelques articles (souvent d’origine étrangère, d’ailleurs) rappellent l’existence de ce grand sociologue et philosophe »(1). Dans cette foulée, on peut ajouter que même Raymond Aron, qui a pourtant beaucoup écrit sur l’histoire de la sociologie, n’a pas cru bon d’inclure Tarde dans sa galerie de portraits intellectuels. Comment, avec le recul, peut-on interpréter une telle occultation? Sans doute faut-il d’abord regarder du côté de l’architecture de l’oeuvre qui est écrite dans un style lourd, inutilement compliqué, qui se conjugue parfois à de curieuses digressions et à une utilisation un peu abusive de métaphores empruntées au monde de la nature. Il faut dire aussi que la comparaison récurrente dont Tarde a été l’objet avec Durkheim, qui est par ailleurs nettement plus précis dans l’articulation de son projet, ne l’a pas toujours avantagé. Certains historiens des sciences sociales ont aussi avancé que les thèses de Durkheim étaient sans doute plus compatibles avec le contexte socio-politique de l’époque (marqué au premier chef par le développement des syndicats et le rôle croissant des socialistes) que celles de Tarde qui étaient « davantage en résonance avec le point de vue de la haute bourgeoisie catholique de salon que Tarde fréquenta assidûment quand il s’installa à Paris en 1904 »(2). Hostile au socialisme, favorable à l’élitisme, Tarde était pour ainsi dire démodé en son propre temps(3). Il faudra attendre les années 1960 pour que l’on revisite sérieusement son oeuvre sociologique(4). Mais, depuis une quinzaine d’années, l’oeuvre de Tarde, pour diverses raisons qui ne sont pas toujours les bonnes, est maintenant l’objet de nouvelles lectures, surtout de la part d’auteurs postmodernistes. Cet ouvrage ne cherche évidemment pas à rendre compte des travaux que Tarde a pu susciter au fil des décennies(5), même si on fera parfois référence à quelques-uns d’entre eux, mais à mettre en évidence les principales articulations d’une pensée complexe, résolument sinueuse, qui a largement contribué à l’essor de la sociologie, en France et ailleurs. Tarde, qui n’a pas fait école, et qui n’a jamais eu pour ainsi dire de véritables disciples, a certes répandu en son temps quelques idées neuves. Par exemple, sa psychologie sociale, qu’il développe dans une perspective assez éloignée de celle de Gustave Le Bon, a constitué une des influences importantes de l’interactionnisme symbolique de l’école de Chicago. Et dans des analyses qui n’ont cependant eu guère de postérité, il a également eu le mérite de voir que l’utilitarisme trop étroit de certains économismes était incomplet et comportait d’importantes lacunes théoriques. Il est sûr en tout cas que Tarde n’est pas l’auteur que d’un seul livre. On risquerait donc de méconnaître Tarde, que Lionel Dauriac n’hésitait pas, du reste, à considérer comme « l’un des philosophes les plus originaux du XIXe siècle »(6), si on le réduisait, comme c’est souvent le cas, à ses fameuses Lois de l’imitation. I. Biographie essentielle de Gabriel Tarde Pour bien comprendre et apprécier une oeuvre, il importe de l’étudier dans le temps où elle est née et au milieu des circonstances qui ont favorisé son développement. Quelques auteurs du début du XXe siècle, de même que Jean Milet dans un ouvrage désormais classique, ont fournit à cet égard de précieux renseignements sur la biographie et l’oeuvre de Gabriel Tarde. Les années de formation Issu de l’une des plus anciennes familles du Périgord, Jean-Gabriel Tarde naît le 12 mars 1843 dans la petite ville de Sarlat, qui compte alors environ 6000 habitants, située à environ 200 kilomètres de Bordeaux, où il passe toute son enfance. À la mort de son père, Pierre-Paul, en 1850, sa mère, Anne-Aline Roux, une femme d’une haute distinction, « une femme d’élite » comme le dit Alexandre Lacassagne, qui se passionne pour la littérature, va exercer une influence considérable sur son fils unique dont elle « sera le véritable guide spirituel ». C’est donc assez naturellement que le jeune Tarde développe de l’intérêt pour la littérature et la poésie qui vont plus tard marquer ses travaux philosophiques et scientifiques(1). En 1854, le futur sociologue est confié, comme externe, aux Pères Jésuites du Collège de Sarlat où il suit une formation rigoureuse basée sur l’apprentissage du latin, du grec, de l’histoire et des mathématiques. Il se distingue alors autant par ses résultats scolaires que par « son indépendance d’esprit »(8). En 1860, il obtient son Baccalauréat ès Lettres et passe ensuite son Baccalauréat ès Science à Toulouse. Alors âgé de 17 ans, il dit lui-même se considérer déjà comme « un très libre penseur ». Mais sa pensée n’est pas pleinement formée pour autant: des lectures à venir vont contribuer à la façonner et à lui donner une forme quasi définitive à partir des années 1870 et 1880. « De fait, écrit Tarde en 1904, mes idées principales se sont formées bien longtemps avant leur publication. Un de mes anciens collègues de Ruffec se souvient très bien que je lui ai souvent exposé, dès 1874 ou 1875, ce qu’il a lu depuis plus développé dans mes ouvrages (…) Entre vingt-cinq et trente ans, mon système a pris corps »(9). La biographie de Gabriel Tarde est marquée par des problèmes de santé récurrents. En 1862, une crise d’ophtalmie se déclare et entraîne une cécité presque totale, de sorte qu’il doit renoncer pour un moment à ses projets d’études, dont celui de préparer l’École Polytechnique. Mais il y a pire encore: Tarde constate qu’il n’est plus en mesure de consacrer de longs moments à la lecture; son mauvais état de santé l’oblige donc à faire des choix parcimonieux. Il découvre alors Maine de Biran dont l’oeuvre vient directement nourrir sa passion naissante pour l’introspection. Le social n’est pas encore au centre des préoccupations du jeune Tarde qui, encore enivré par la littérature et la poésie, commence à s’intéresser à l’individu sans pour autant souscrire à une forme quelconque de psychologisme(10). Tarde lecteur de Cournot Mais Tarde comprend très vite que l’individu isolé n’est rien, qu’il est fondamentalement un être social, appelé à se façonner au contact d’autrui. La lecture de l’oeuvre d’Antoine Augustin Cournot (1801-1877) allait le lui confirmer de manière éclatante.
C’est, selon toute vraisemblance, au début de 1863 que Tarde s’initie à
l’oeuvre de Cournot qui ne cesse, par la suite, de l’instruire et de
l’émerveiller. L’influence de ce grand mathématicien et philosophe, cet
imposant esprit universel, va exercer sur lui une influence décisive. Il ne manque pas du reste de souligner l’ampleur de sa dette
intellectuelle à son endroit dès les premières pages des Lois de
l’imitation. « Je ne suis ni l’élève, ni le disciple même de
Cournot, écrit Tarde. Je ne l’ai jamais vu ni connu. Mais je tiens
pour une chance heureuse de ma vie de l’avoir beaucoup lu au sortir du
collège: j’ai souvent pensé qu’il lui a manqué uniquement d’être né
anglais ou allemand et d’avoir été traduit dans un français fourmillant
de solécismes pour être illustre parmi nous; surtout, je n’oublierai
jamais que, dans une période néfaste de ma jeunesse, malade des yeux,
devenu par force unius libri, je lui dois de n’être pas tout à
fait mort de faim mentale »(11). Tarde tient donc Cournot en très haute estime, qu’il décrit d’ailleurs
dans un passage souvent cité comme « ce Sainte-Beuve de la critique
philosophique, cet esprit aussi original que judicieux, aussi
encyclopédique et compréhensif que pénétrant. Ce géomètre profond, ce
logicien hors-ligne, cet Auguste Comte épuré, condensé, affiné »(12).
Ce témoignage, que l’on trouve au seuil du plus important ouvrage de
Tarde, est fondamental: il indique clairement que c’est chez Cournot,
et non chez Auguste Comte, qu’il ira puiser la substance nécessaire pour
(re)fonder la sociologie. Le cours que Tarde donne au Collège de France
dans les dernières années de sa vie rappelle toute la profondeur de
l’influence que la pensée de Cournot a pu exercer sur lui(13). 2. I. Lubek, « Histoire de psychologies sociales perdues: le cas de Gabriel Tarde », Revue française de sociologie, 22, 1981, p. 377. 3. Cf. S. Luke, Émile Durkheim. His Life and Work: A Historical and Critical Study, Londres, Penguin, 1973, p. 202 et s. 4. Voir: R. Boudon, La crise de la sociologie, Genève, Droz, 1971, p. 75-91; T. N. Clark, Gabriel Tarde: On Communication and Social Influence, Chicago, The University of Chicago Press, 1969. 5. S’agissant de la récente redécouverte de Tarde on peut se référer à l’article de L. Mucchielli, « Tardomania? Réflexions sur les usages contemporains de Tarde », Revue d’histoire des sciences humaines, 3, 2000, p. 161-184. L’idée selon laquelle la redécouverte d’une oeuvre relève de motifs politiques est toutefois douteuse. 6. L. Dauriac, « La philosophie de Gabriel Tarde », L’Année philosophique, XVI, 1906, p. 149. 7. Alfred Espinas écrit: « La philosophie naquit du poète et resta toujours en étroite solidarité avec lui » (« Notice sur la vie et les oeuvres de M. Gabriel de Tarde », Séances et travaux de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, 70, t. 74, p. 314). 8. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 13. 9. G. Tarde cité par I. Lubek, « Histoire de psychologies sociales perdues: le cas de Gabriel Tarde », Revue française de sociologie, 22, 1981, p. 362). 10. Célestin Bouglé (1870-1940) fera remarquer plus tard s’agissant de Tarde qu’à « travers toute la masse de sa philosophie sociale, on perçoit aisément la vibration de son âme de poète » (Un sociologue individualiste: Gabriel Tarde », Revue de Paris, 12, t. 3, p. 297). 11. G. Tarde, Les Lois de l’imitation, Paris, Félix Alcan, 1890, p. vii. 12. Ibid., p. viii. 13. Voir G. Tarde, Philosophie de l’histoire et science sociale: la philosophie de Cournot, édition et présentation de Thierry Martin, Paris, Institut Synthélabo, Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2002. 14. G. Tarde, « La philosophie sociale de Cournot », Bulletin de la société française de philosophie, 3, 1903, p. 221. 15. Ibid., p. 209. 16. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 16. 17. A. Espinas, « Notice sur la vie et les oeuvres de M. Gabriel de Tarde », op. cit., p. 320. 18. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 17. 19. G. Tarde, Maine de Biran et l’évolutionnisme en psychologie, Paris, Sanofi-Synthélabo, Les empêcheurs de tourner en rond, 2000. S’agissant de l’histoire de cet ouvrage voir l’avertissement d’Éric Alliez, p. 9-11, et la préface d’Anne Devarieux, « Gabriel Tarde lecteur de Maine de Biran, ou la difficulté formidable », p. 13-49. 20. Cet ouvrage, écrit Espinas, « est, sous une forme enjouée et paradoxale, un résumé très exact et condensé de tout son système. Cet opuscule appelle toute notre attention. Il est la fidèle image de l’état d’esprit de l’auteur à un moment qui peut être considéré comme l’apogée de son activité philosophique entre la période métaphysique et la période sociologique » (A. Espinas, « Notice sur la vie et les oeuvres de M. Gabriel de Tarde », op. cit., p. 340). On pourra lire également au sujet de cet l’ouvrage l’article plus récent de F. Vatin, « Tarde, Cournot et la fin des temps », Futuribles, 256, 2000, p. 47-64. 21. G. Tarde, Fragment d’histoire future, Lyon, Storck, 1904, p. 10. 22. Ibid., p. 9-10. 23. G. Tarde, « Monadologie et sociologie », in Essais et mélanges sociologiques, Lyon, Storck, Paris, Masson, 1895, p. 355-356. 24. Ibid., p. 356. 25. Texte repris dans G. Tarde, Essais et mélanges sociologiques, Lyon, Storck et Paris, Masson, 1895, p. 235-308. 26. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 20. 27. M. Borlandi, « Tarde et les criminologues italiens de son temps (à partir de sa correspondance inédite ou retrouvée)», Revue d’histoire des sciences humaines, 2000, 3, p. 10. 28. Ces deux ouvrages sont l’objet d’une recension dans le même numéro de la Revue philosophique (t. 30, 1890). F. Paulhan écrit tout d’abord à propos du premier qu’il « est l’un des plus importants qui aient paru sur la question de la sociologie générale » (p. 170). Et L. Lévy-Bruhl note à propos du second qu’il s’agit d’un « livre d’une importance capitale pour la criminologie » (p. 654). 29. J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 35. 30. Voir G. Tarde, Philosophie de l’histoire et science sociale: la philosophie de Cournot, édition et présentation de Thierry Martin, Paris, Institut Synthélabo, Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2002. 31. R. Worms, « Gabriel Tarde », Revue internationale de sociologie, 12, 6, 1904, p. 402.
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