On se trompe sur le sens véritable des projets fiscaux du libéralisme
quand on oublie que les politiciens libéraux considèrent tout impôt
comme un mal, inévitable d'ailleurs dans une certaine mesure et qu'ils
partent de l'hypothèse que l'on doit de toute évidence s'efforcer à
réduire au minimum les dépenses de l'État. Lorsqu'ils recommandent un
impôt déterminé ou, pour parler plus exactement, lorsqu'ils déclarent
que tel impôt est moins nuisible que d'autres ils ne songent toujours
qu'à en tirer un rendement relativement faible. Un taux bas des impôts
est une partie intégrante de tout programme fiscal libéral. Ainsi
seulement s'explique que les libéraux se soient accommodés de l'impôt
sur le revenu qu'ils avaient d'abord soumis à une critique sévère. Ainsi
seulement s'explique qu'ils aient accepté de modestes exonérations à la
base ou des taux réduits pour les petits revenus(15).
Le programme financier des socialistes n'est lui aussi qu'un programme
provisoire, valable seulement pour la période de transition. Dans l'État
socialiste où tous les moyens de production appartiennent à la société
et où tous les revenus passent d'abord par les mains de l'État, il
n'existe pas de problèmes financiers et fiscaux au sens où ils se posent
dans la société fondée sur la propriété privée. Même les formes de
communauté socialiste qui, comme le socialisme d'État, laissent
subsister le nom et les apparences de la propriété privée, n'auraient
pas au sens propre à lever d'impôts, même si elles conservaient le nom
et la forme juridique de l'impôt. Il leur appartiendra de décider quelle
part du revenu social, dans les différentes branches en apparence
autonomes de l'ensemble de l'organisation économique, doit rester entre
les mains du propriétaire nominal et quelle part doit revenir à l'État.
Mais là non plus il ne serait pas question d'une fiscalité se proposant
des interventions déterminées dans les différentes branches de
l'économie, mais laissant au marché le soin d'en développer les effets
sur les prix des marchandises et des salaires, sur le profit de
l'entrepreneur, l'intérêt et la rente. Il n'existe de problèmes
financiers et politiques fiscaux que là où règne la propriété privée des
moyens de production.
Mais les socialistes, eux aussi, en raison de la durée de la période de
transition sont amenés à s'occuper sans cesse davantage des problèmes
financiers et fiscaux de la société capitaliste. Ils y sont contraints
d'autant plus impérieusement que tous leurs efforts tendent à accroître
le rôle et par là même les dépenses de l'État. Ils sont ainsi amenés à
se préoccuper de l'augmentation des revenus de l'État. La politique
socialiste devient le facteur déterminant de l'accroissement des
dépenses de l'État; les revendications socialistes jouent un rôle
décisif dans la politique fiscale. Dans le programme socialiste
lui-même, la politique financière prend de plus en plus la première
place. Tandis que le programme libéral posait en principe que le taux
des impôts doit être bas, les socialistes au contraire considèrent qu'un
impôt est d'autant meilleur qu'il rend davantage.
La contribution de l'économie politique classique à la théorie des
effets de l'impôt est considérable; on est contraint de le reconnaître
en dépit de toutes les faiblesses dues aux insuffisances de la théorie
de la valeur qui sert de base à ses recherches. Les études remarquables
que Ricardo a consacrées à cette question ont servi de point de départ à
la critique que les politiciens libéraux ont faite de l'état de choses
et aux réformes qu'ils ont proposées. Les politiciens socialistes se
sont simplifié la tâche. Ils n'ont apporté aucune idée nouvelle et ils
se sont contentés d'emprunter aux écrits des classiques des remarques
fragmentaires en particulier sur les effets des impôts de consommation
lorsque ces remarques pouvaient servir les besoins de leur politique
quotidienne. Ils se construisaient un système grossier qui ne touchait
jamais aux problèmes véritables mais que sa simplicité rendait
accessible aux masses. Les impôts doivent être payés par les riches, les
entrepreneurs, les capitalistes, en un mot par les autres; les
travailleurs, c'est-à-dire les électeurs dont le vote seul importe
doivent en être exempts. Tous les impôts de consommation qui frappent
les masses ‒ même l'impôt sur les boissons alcooliques ‒ doivent être
écartés parce qu'ils accablent le peuple. Les impôts directs ne seront
jamais assez élevés pourvu que le revenu et la propriété des
travailleurs demeurent libres de toute charge. Pas un instant, les
partisans de cette politique fiscale populaire ne songent que des impôts
directs et des taxes sur le commerce pourraient entraîner par incidence
un abaissement du niveau de vie des couches sociales dont ils se
targuent de défendre les prétendus intérêts particuliers. On se demande
rarement si les entraves apportées à la formation du capital par les
impôts sur la propriété ne sont pas également dommageables pour les
membres non possédants de la société. La politique fiscale se transforme
sans cesse davantage en une politique de confiscation. Elle n'a plus
d'autre objet que d'atteindre pour les anéantir par l'impôt toutes les
formes de fortune et de revenu, à l'exception des salaires, en
s'attaquant d'ailleurs en règle générale avec plus de violence aux
capitaux mobiliers qu'à la propriété foncière. La politique fiscale
devient l'instrument préféré de l'interventionnisme. Les lois fiscales
n'ont plus pour but exclusif ou principal l'augmentation des revenus de
l'État. Elles visent d'autres fins que le rendement fiscal. Le point de
vue financier passe ainsi à l'arrière-plan. On établit des impôts qui
apparaissent comme une pénalisation infligée à une activité considérée
comme nuisible; l'impôt sur les grands magasins est destiné à leur
rendre difficile la concurrence qu'ils font aux petites boutiques, les
impôts sur les opérations de bourse à empêcher la spéculation. Les taxes
deviennent si nombreuses et si variées que toute initiative en affaire
doit être envisagée d'abord du point de vue fiscal. De nombreux projets
économiques doivent être abandonnés parce que leur réalisation
augmenterait la charge de l'impôt à tel point qu'ils ne laisseraient
plus aucun bénéfice. C'est ainsi que la création, l'exploitation, la
fusion et la dissolution des sociétés par actions ont été dans maints
États frappés d'impôts si lourds que le développement des sociétés
anonymes en a été considérablement entravé.
Il n'est pas aujourd'hui de moyen plus propre à assurer la popularité
d'un démagogue que de réclamer sans cesse des impôts plus vigoureux sur
les riches. Les impôts sur le capital et les taxes sur les gros revenus
sont particulièrement bien vus des masses qui n'ont pas à les payer. Les
fonctionnaires chargés de les établir et de les percevoir s'acquittent
de leur tâche avec un véritable enthousiasme; ils s'appliquent
inlassablement par une interprétation arbitraire de la loi à aggraver
les obligations des contribuables. La politique fiscale destructionniste
trouve son couronnement dans le prélèvement sur le capital. Une partie
du capital est expropriée pour être consommée. Le capital est transformé
en bien d'usage et en bien de consommation. On en voit aisément les
conséquences. Et pourtant toute la politique fiscale populaire de notre
époque aboutit à ce résultat.
Les prélèvements sur le capital opérés par la voie de l'impôt n'ont rien
de spécifiquement socialiste et ne constituent pas un moyen de réaliser
le socialisme. Ils ne conduisent pas à la socialisation des moyens de
production, mais à la consommation du capital. Ce n'est qu'à l'intérieur
d'un système socialiste qui conserve le nom et les apparences de la
propriété privée qu'ils deviennent un élément du socialisme. Dans « le
socialisme de guerre », ils sont venus compléter la contrainte exercée
par l'État sur l'économie et ont contribué avec elle à donner au système
un caractère socialisant(16).
Dans un système socialiste où la collectivisation des moyens de
production est réalisée même dans la forme, il ne saurait de toute
évidence exister aucun impôt sur le revenu ou la propriété. Le fait que
la collectivité socialiste prélève des taxes sur ses membres ne modifie
en rien le caractère de la propriété des moyens de production.
Marx s'est montré hostile aux efforts faits pour transformer l'ordre
social par des mesures fiscales. Il a déclaré avec force qu'une simple
réforme fiscale ne saurait remplacer le socialisme(17).
Ses idées sur les effets de l'impôt dans le cadre de la société
capitaliste diffèrent également de celles du socialisme populaire. Il
remarque en passant qu'il est « véritablement absurde » de prétendre que
« l'impôt sur le revenu n'atteint pas les travailleurs ». « Dans la
société actuelle où travailleurs et entrepreneurs s'opposent, la
bourgeoisie se tire le plus souvent sans dommage d'une augmentation des
impôts en abaissant les salaires ou en relevant les prix. »(18)
Mais le Manifeste Communiste avait déjà réclamé « un lourd impôt
progressif » et le Parti social-démocrate a toujours été partisan de la
fiscalité la plus radicale. Dans le domaine de la politique fiscale
comme ailleurs, ce parti a évolué vers le destructionnisme.
L'inflation est le dernier mot du destructionnisme. Les
bolcheviques, avec l'habileté incomparable dont ils font preuve pour
revêtir leur haine d'une forme rationnelle et pour transformer leurs
défaites en victoires, ont fait de l'inflation une politique financière
destinée à détruire le capitalisme en détruisant la monnaie. Mais si
l'inflation détruit bien le capitalisme, elle ne supprime pas la
propriété privée. Elle entraîne de grands changements dans les fortunes
et les revenus, elle peut mettre en pièces tout le mécanisme délicat de
la production fondée sur la division du travail; elle peut, si elle ne
réussit pas à conserver l'emploi de la monnaie métallique ou tout au
moins le troc, entraîner un retour à une économie sans échanges, mais
elle ne peut rien créer, pas même une société socialiste.
En détruisant la base du calcul des valeurs, c'est-à-dire la possibilité
de compter au moyen d'un dénominateur commun des prix qui ne soit pas
trop instable au moins pendant un certain temps, l'inflation ruine la
comptabilité monétaire qui est l'auxiliaire technique le plus puissant
que la pensée ait apporté à l'économie. Tant qu'elle ne dépasse pas
certaines limites, elle est un excellent soutien psychologique pour une
politique économique vivant de la dilapidation du capital. Dans la
comptabilité capitaliste usuelle, et qui est d'ailleurs la seule possible,
elle donne l'illusion de bénéfices là où il y a en réalité des pertes.
L'amortissement des immobilisations devient trop faible parce qu'il est
calculé sur la valeur nominale d'acquisition, tandis que le capital en
circulation subit une augmentation de valeur apparente que la
comptabilité enregistre comme si elle était réelle: ainsi apparaissent
des bénéfices là où une comptabilité en monnaie stable aurait accusé des
pertes(19).
Un tel procédé ne suffit pas à remédier aux conséquences néfastes de la
politique étatiste de la guerre et de la révolution, mais il permet de
les dissimuler aux yeux de la foule. On parle de bénéfices, on s'imagine
vivre dans une période d'essor économique, on en vient à faire l'éloge
d'une politique qui enrichit tout le monde.
Mais lorsque l'inflation dépasse un certain niveau, le tableau change.
L'inflation ne se borne plus à favoriser indirectement la destruction en
masquant les conséquences de la politique destructionniste; elle
devient elle-même l'un des instruments essentiels du destructionnisme.
Elle conduit chaque individu à dévorer son patrimoine; elle entrave la
formation de l'épargne et par là le renouvellement du capital. Elle
favorise une politique fiscale de confiscation. La dépréciation
monétaire entraîne un relèvement de la valeur nominale des objets et par
son action sur l'évaluation comptable des modifications du capital elle
fait apparaître des augmentations de revenu et de capital qui justifient
de nouveaux prélèvements sur la fortune des possédants. Les bénéfices
élevés réalisés en apparence par les entrepreneurs aux yeux d'une
comptabilité qui suppose la monnaie stable, constituent un excellent
moyen pour déchaîner les passions populaires. Il devient facile
d'accuser tous les entrepreneurs d'être des profiteurs, des
spéculateurs, des parasites. Et quand finalement sous l'avalanche
grossissante des émissions de billets, la monnaie s'effondre
complètement il en résulte un chaos qui fournit l'occasion favorable
pour achever l'oeuvre de destruction.
La politique destructionniste de l'interventionnisme et du socialisme
ont plongé le monde dans une grande détresse. Les politiciens assistent
désemparés à la crise qu'ils ont provoquée et ils ne trouvent à
recommander d'autre remède qu'une nouvelle inflation ou, comme on se
plaît à le dire depuis quelque temps, la redéflation. L'économie doit
être remise en mouvement par des crédits bancaires supplémentaires
(c'est-à-dire par la mise en circulation de nouveaux crédits) demandent
les plus modérés, par l'émission de nouveaux billets, souhaitent les
plus téméraires.
Mais la multiplication des signes monétaires et des crédits en
circulation ne rendra pas le monde plus riche et ne reconstruira pas ce
que le destructionnisme a détruit. L'élargissement du crédit provoque,
il est vrai, au début un essor des affaires, une conjoncture favorable.
Mais tôt ou tard cette conjoncture doit nécessairement conduire à un
effondrement et aboutir à une nouvelle dépression. Les artifices de la
politique bancaire et cambiste ne peuvent provoquer qu'une amélioration
passagère et apparente et la catastrophe inévitable qui suit n'en est
que plus pénible. Car les dommages que l'emploi de tels moyens cause au
bien-être général sont d'autant plus grands qu'on a réussi à prolonger
plus longtemps les apparences de la prospérité par la création continue
de nouveaux crédits(20).
9. Marxisme et destructionnisme |
Le socialisme n'a pas voulu de propos délibéré la
destruction de la société, il pensait créer une forme de société
supérieure, mais, une société socialiste étant impossible, chaque pas
fait pour en hâter l'avènement exerce une action destructrice sur la
société.
L'histoire du socialisme marxiste montre plus clairement
que toute autre que toute politique socialiste doit nécessairement
aboutir au destructionnisme. Le marxisme avait déclaré que le
capitalisme constituait le stade préliminaire inévitable du socialisme
et il n'attendait l'avènement de la société nouvelle que comme la
conséquence du capitalisme parvenu à sa maturité. Si l'on se place au
point de vue de cette partie de la doctrine de Marx ‒ à côté de laquelle
à la vérité il a exposé des théories tout à fait différentes et
absolument contradictoires ‒, la politique de tous les partis qui se
recommandent de Marx apparaît comme n'étant en aucune façon marxiste.
Les marxistes auraient dû combattre tout ce qui pouvait entraver de
quelque manière l'évolution du capitalisme; ils auraient dû se dresser
contre les syndicats et leurs méthodes de lutte, contre les lois de
protection du travail, contre l'assurance sociale, contre les impôts sur
la propriété; ils auraient dû combattre la législation qui frappe les
opérations de bourse, les prix taxés, la politique hostile aux cartels
et aux trusts, l'inflation. Or, ils ont fait tout le contraire, ils se
sont bornés à répéter de temps en temps les jugements de Marx sur la
politique petite bourgeoise sans jamais en tirer les conséquences qu'ils
comportent. La politique des marxistes qui prétendait à ses débuts se
différencier radicalement des autres partis qui prônent l'idéal
économique antérieur à l'ère capitaliste a fini par aboutir à un point
de vue identique au leur.
La lutte des marxistes contre les partis qui se
qualifient pompeusement d'antimarxistes est en effet menée de part et
d'autre avec un tel acharnement et avec une telle abondance
d'expressions énergiques qu'on serait facilement tenté de croire
qu'entre ces tendances il existe en toutes choses une opposition
irréductible. En réalité, il en va tout autrement. L'une et l'autre
tendance ‒ le marxisme comme le national-socialisme ‒ se rencontrent
dans une hostilité commune à l'égard du libéralisme et dans la
répudiation de l'ordre social capitaliste. Toutes deux veulent lui
substituer une société socialiste. La seule différence entre leurs
programmes consiste en ceci que l'image que les marxistes se font de la
société future diffère par certains points qui, nous pourrions le
montrer, ne sont pas essentiels, de l'idéal du socialisme d'État qui est
aussi l'idéal des nationaux socialistes. Les nationaux socialistes
donnent le premier rang dans leur agitation à d'autres revendications
que les marxistes: lorsque les marxistes parlent d'enlever au travail
son caractère de marchandise, les nationaux socialistes parlent de
briser l'esclavage de l'intérêt; lorsque les marxistes rendent les
capitalistes responsables de tous les maux, les nationaux socialistes
croient s'exprimer de façon plus concrète en criant: « mort aux Juifs! »(21)
Ce qui sépare le marxisme, le national-socialisme et les autres parti
anticapitalistes, ce ne sont pas seulement, il est vrai, des hostilités
de clans, des différences d'humeur ou des oppositions personnelles, des
mots et des formules, ce sont aussi des questions touchant la
métaphysique et la conception de la vie. Mais dans tous les problèmes
décisifs concernant l'organisation de la société, ils sont tous
d'accord: ils repoussent la propriété privée des moyens de production
et aspirent à créer un ordre social fondé sur l'économie collective. Les
chemins qu'ils suivent pour parvenir à ce but commun ne se confondent
pas il est vrai dans tout leur parcours mais lorsqu'ils s'écartent ils
demeurent très voisins.
On ne doit pas s'étonner qu'en dépit de cette parenté, ces partis se
combattent avec acharnement. Dans toute communauté socialiste le sort
des minorités politiques serait insupportable. Qu'adviendrait-il des
nationaux-socialistes sous la domination des bolchéviques ou des
bolchéviques sous la domination des nationaux-socialistes?
Les formules, les drapeaux et les insignes dont se servent les partisans
de la politique destructionniste ne changent en rien ses effets. Que ce
soient des hommes de droite ou des hommes de gauche qui soient au
pouvoir, l'avenir est toujours sacrifié sans scrupules au présent,
toujours on s'efforce de maintenir debout le système en dévorant le
capital tant qu'il reste quelque chose à dévorer(22).
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