Le Québécois Libre, 15 mars 2012, No 298. Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/12/120315-10.html 5. L'assurance contre le chômage L'assistance aux chômeurs s'est révélée comme l'un des moyens les plus efficaces du destructionnisme. L'idée qui a conduit à la création de l'assurance contre le chômage est la même dont procède l'assurance contre la maladie et les accidents. On considère le chômage comme un malheur qui s'abat sur l'individu, comme une avalanche dans la vallée. On ne s'aperçoit pas qu'il serait plus exact de parler de manque de salaire plutôt que de manque de travail, parce que ce qui fait défaut à l'intéressé, ce n'est pas le travail, mais le salaire. Et l'on n'a pas compris que le problème ne réside pas dans le fait que le chômeur ne peut absolument pas trouver de travail, mais dans le fait qu'il n'est pas disposé à travailler pour le salaire qu'il pourrait obtenir sur le marché en échange du travail qu'il serait apte et prêt à fournir. L'assurance contre la maladie et les accidents est déjà rendue aléatoire par le fait que l'assuré peut lui-même provoquer ou aggraver le cas qui met en jeu l'assurance. Mais lorsqu'il s'agit de chômage, l'assurance ne joue jamais que par la volonté de l'assuré. Si ce dernier renonçait à se comporter en membre de syndicat et s'il acceptait d'abaisser ses prétentions, de changer de lieu et de genre de travail selon les exigences du marché, il trouverait de l'ouvrage. Car tant que nous vivrons dans le monde réel et non pas au pays de cocagne, le travail demeurera un bien rare du fait qu'il y aura toujours plus de travail à accomplir que les forces de travail disponibles ne permettront d'en faire. Le chômage est une question de salaire et non de travail. L'assurance contre le chômage est tout aussi irréalisable que le serait par exemple l'assurance contre l'invendabilité des marchandises. L'expression « assurance contre le chômage » est une expression impropre parce qu'il ne peut pas exister de statistiques capables de fournir la base d'une telle assurance. C'est ce qu'ont reconnu la plupart des États en renonçant, sinon à la lettre de cette expression, du moins à la chose. L'institution ne dissimule plus aujourd'hui son caractère d'assistance. Elle permet aux syndicats de maintenir des salaires tels qu'une partie seulement de ceux qui cherchent du travail peut trouver un emploi. Ainsi, c'est à la protection des chômeurs qu'est due l'existence du chômage en tant que phénomène permanent. Et de nos jours toute une série d'États européens consacrent à cette fin des sommes qui excèdent considérablement la capacité des finances publiques. Le fait qu'il existe dans la majorité des pays un chômage massif permanent est considéré par l'opinion publique comme la preuve que le capitalisme est incapable de résoudre le problème économique et qu'en conséquence l'intervention de l'État, le planisme totalitaire et le socialisme sont nécessaires. Et cet argument semble irréfutable en présence du fait que la seule grande nation qui ne souffre pas du chômage est la Russie communiste. Ce raisonnement est pourtant logiquement très faible. Le chômage existant dans les pays capitalistes est dû en réalité au fait que dans ces pays la politique du gouvernement aussi bien que celle des syndicats tendent à maintenir les salaires à un niveau qui est hors de proportion avec la productivité existante du travail. Il est vrai, dans la mesure où nous pouvons le savoir, que le chômage n'a pas en Russie une grande extension. Mais le standard de vie de l'ouvrier est bien inférieur au standard de vie que procure au chômeur dans les pays capitalistes de l'Occident l'indemnité de chômage. Si les travailleurs de l'Angleterre et du Continent étaient prêts à accepter des salaires inférieurs sans doute à leurs salaires actuels, mais encore plusieurs fois supérieurs aux salaires des ouvriers russes, ces pays verraient à leur tour disparaître le chômage. L'existence du chômage dans les pays capitalistes n'est pas une preuve de l'insuffisance du système capitaliste, pas plus que l'absence de chômage en Russie n'est une preuve de l'efficacité du système communiste. Mais le fait qu'il existe un chômage massif dans presque tous les pays capitalistes n'en demeure pas moins le danger le plus terrible qui menace l'existence du système capitaliste. La persistance d'un chômage massif sape les bases morales de l'ordre social. Les jeunes gens qui, ayant terminé leur apprentissage, sont contraints de demeurer inactifs, constituent le ferment qui aboutit à la formation des mouvements politiques les plus violents. C'est dans leurs rangs que se recrutent les soldats de la révolution future. Telle est la tragédie de notre époque. Les partisans du syndicalisme et de la politique des indemnités de chômage estiment de bonne foi que la politique des syndicats constitue le seul moyen d'assurer aux masses le maintien de conditions de vie normales. Ils ne voient pas qu'à la longue tous les efforts tentés pour élever les salaires au-dessus du niveau qui correspond aux conditions du marché, conduisent nécessairement au chômage, et qu'à la longue les indemnités de chômage ne peuvent avoir d'autre effet que de perpétuer le chômage. Ils ne voient pas que les remèdes qu'ils préconisent ‒ indemnités et grands travaux ‒ conduisent à la dissipation du capital et que cette dernière entraîne nécessairement à la fin un abaissement du niveau des salaires. Dans les circonstances actuelles, il est clair qu'il serait impossible de réaliser d'un seul coup la suppression de l'indemnité de chômage ou autres mesures de moindre importance (grands travaux, etc.) destinés à venir en aide aux sans-travail. En effet, un des inconvénients principaux de l'interventionnisme sous toutes ses formes est qu'il est très difficile de revenir en arrière parce que la suppression de toute mesure interventionniste soulève des problèmes qu'il est presque impossible de résoudre d'une façon pleinement satisfaisante. Le grand problème qui se pose actuellement à la politique consiste à trouver une voie qui permette de sortir du labyrinthe des mesures interventionnistes. Car tout ce qu'on a fait au cours des dernières années n'a été qu'une série de tentatives destinées à dissimuler les effets d'une politique économique qui a abaissé la productivité du travail. Ce qui est maintenant nécessaire avant tout, c'est le retour à une politique qui assure une plus haute productivité du travail. Cela implique de toute évidence l'abandon de toute la politique du protectionnisme, des droits d'importation et des contingentements. Il faut rendre au travail la possibilité de se déplacer librement d'industrie en industrie et de pays en pays. La responsabilité des maux qu'entraîne la persistance d'un chômage massif n'incombe pas au capitalisme: elle incombe à la politique qui paralyse son fonctionnement. 6. La Socialisation Le libéralisme avait fait disparaître les fabriques et autres entreprises d'État. Il n'y avait guère que le service postal qui fît exception au principe général selon lequel les moyens de production devaient être abandonnés à la propriété privée et toute activité économique réservée aux citoyens. Les avocats de l'étatisme se sont donné une peine extrême pour exposer les raisons qui justifient l'étatisation du service postal et service étroitement connexe du télégraphe. Ils invoquèrent en première ligne des motifs politiques. On a coutume en discutant cette question de confondre deux choses qui devraient être considérées séparément: la question de l'unification du service et celle de sa remise aux mains de l'État. Il ne fait aucun doute que le service des postes et télégraphes se prête admirablement à l'unification et que même dans un régime de pleine liberté, il se constituerait rapidement des trusts qui conduiraient à l'établissement d'un monopole de fait, au moins dans des contrées entières. Dans ce domaine plus que dans tout autre, les avantages de la concentration ne signifient nullement qu'il faille accorder à l'État un monopole légal pour toutes les branches de service des postes et télégraphes. Il n'est pas difficile de montrer que la régie d'État donne de mauvais résultats, qu'elle est peu apte à créer un système de transmission des nouvelles adapté aux besoins du commerce et qu'elle ne se résout qu'avec peine à réaliser les améliorations nécessaires. Même dans ce domaine de la vie économique, tous les progrès ont été dus à l'initiative d'entrepreneurs particuliers. La télégraphie terrestre a été réalisée tout d'abord sur une grande échelle par des entreprises particulières. Elle ne fut nationalisée en Angleterre qu'en 1869 et elle est encore aujourd'hui aux États-Unis aux mains de sociétés anonymes. La plus grande partie des câbles sous-marins sont exploités par des entreprises privées. Même l'étatisme allemand a hésité à « affranchir » la télégraphie sous-marine de la collaboration des entreprises privées. Le libéralisme s'est prononcé en principe pour la liberté complète du service des postes et télégraphes et il s'est efforcé avec succès de montrer l'insuffisance de l'exploitation étatiste(13). Si malgré cela, cette branche de l'exploitation n'a pas été rendue à l'initiative privée, le fait est dû uniquement à ce que les Gouvernements ont besoin de disposer de la poste et de la télégraphie pour dominer l'opinion publique. Les puissances militaristes, qui étaient toujours prêtes à opposer des obstacles à l'action des entrepreneurs, ont reconnu cependant leur supériorité en les chargeant de la fabrication des armes et des munitions. Les grands progrès de la technique des armements ont commencé au moment où les entreprises privées se sont consacrées à la fabrication du matériel de guerre. L'État n'a pu se refuser à constater que l'entrepreneur fabrique des armes meilleures que le fonctionnaire; la preuve en avait été administrée sur les champs de bataille d'une façon si péremptoire que les partisans les plus entêtés de la régie d'État avaient dû se laisser convaincre. Les arsenaux et les chantiers maritimes d'État ont au cours du XIXe siècle totalement disparu ou ont été transformés en simples magasins. Des entreprises privées ont pris leur place. Les écrivains et les parlementaires, partisans de l'étatisation de l'industrie, n'ont obtenu que peu de succès, même dans la période florissante de l'étatisme dans les années qui ont précédé immédiatement la guerre. C'est que les états-majors appréciaient comme il convenait la supériorité des entreprises privées. Pour des raisons financières, on n'a pas supprimé à l'époque libérale les monopoles fiscaux qui avaient existé de tout temps. Ces monopoles subsistèrent parce qu'ils constituaient un moyen fructueux de prélever des impôts de consommation. On ne se faisait d'ailleurs pas d'illusion sur la valeur médiocre des exploitations d'État, par exemple de la régie des tabacs. Mais avant que le libéralisme fût parvenu à faire triompher ses principes dans ce domaine comme dans les autres, le socialisme avait déjà inauguré un mouvement de régression. Les idées qui ont inspiré les premières nationalisations et municipalisations modernes n'étaient pas encore imprégnées du socialisme moderne. Au début de ce mouvement, les vieilles idées de « l'État Gendarme » et des considérations purement politiques et militaires ont joué un grand rôle. Mais bientôt l'idéologie socialiste passa au premier plan. États et municipalités pratiquèrent alors sciemment la socialisation. À bas l'exploitation privée contraire à une saine économie, à bas l'entreprise, tel fut le mot d'ordre. L'infériorité de l'exploitation socialiste au point de vue économique n'exerça d'abord que peu d'influence sur le développement de l'étatisation et de la municipalisation. La voix de ceux qui s'efforçaient de mettre en garde contre leurs dangers ne fut pas écoutée; elle était étouffée par les menées bruyantes et pressantes des étatistes, des socialistes et des nombreux éléments qui espéraient réaliser un profit particulier. On ne voulait pas voir les défauts des exploitations en régie et c'est pourquoi on ne les voyait pas. Le zèle des adversaires de la propriété privée ne rencontrait qu'un obstacle: les difficultés financières avec lesquelles un grand nombre d'entreprises publiques se trouvaient aux prises. Il n'était pas possible pour des raisons politiques de faire supporter entièrement aux consommateurs les frais plus élevés de la régie et c'est pourquoi bien souvent les résultats étaient déficitaires. On se consolait en affirmant que les avantages économiques et sociaux que présentait au point de vue général l'exploitation par l'État ou les municipalités constituaient une compensation suffisante, mais on était cependant contraint d'observer une certaine modération dans la pratique de la politique étatiste. La partialité des économistes qui traitaient ces problèmes dans leurs écrits se manifestait surtout dans leurs refus de reconnaître que les causes de l'échec financier des entreprises en régie résidaient dans la mauvaise gestion des exploitations. Ils cherchaient toujours à en rejeter la responsabilité sur des circonstances particulières, accusant l'insuffisance du personnel dirigeant et les défauts de l'organisation et l'on citait toujours comme l'exemple le plus éclatant d'une bonne administration celle des chemins de fer prussiens. Il est exact que les chemins de fer prussiens ont produit des excédents notables. Mais il y avait à cela des raisons particulières. La Prusse a acquis la plus grande partie de son réseau d'État peu après 1880, c'est-à-dire à une époque où les prix étaient particulièrement bas. Dans l'ensemble, elle a développé et étendu son réseau également avant le formidable essor de l'économie allemande qui se produisit vers la fin du XIXe siècle. Aussi n'est-il pas surprenant que ces chemins de fer dont le trafic croissait d'année en année sans qu'ils aient rien à faire pour cela, dont les lignes traversaient des plaines et qui avaient partout le charbon à proximité aient pu, grâce à des conditions favorables, réaliser des bénéfices. Il en fut de même pour les services de gaz, d'eau, d'éclairement et de tramways de quelques grandes villes. La conclusion qu'on a voulu tirer de ces faits était entièrement erronée. Dans l'ensemble, le résultat des étatisations et municipalisations fut qu'on dut subventionner les services au moyen de l'argent des contribuables. C'est pourquoi l'on peut affirmer en toute assurance que jamais formule à effet ne fut lancée à un moment aussi inopportun que celle de Goldscheid qui parla de la victoire sur l'État fiscal. Les difficultés financières où les États se trouvèrent précipités par la guerre et ses suites ne sauraient être surmontées selon Goldscheid par les vieilles méthodes de la politique financière. Le rendement des impôts prélevés sur l'économie privée se tarit. Aussi doit-on arracher à l'économie privée pour la rendre à l'État la propriété des entreprises capitalistes afin de lui permettre de couvrir les dépenses de ses propres exploitations au moyen du bénéfice de ces entreprises(14). C'est proprement renverser l'ordre des choses. Les difficultés financières proviennent précisément de ce fait que les subventions considérables exigées par les exploitations socialisées ne peuvent plus être fournies par l'impôt. Lorsqu'on aura socialisé toutes les entreprises, le mal aura sans doute changé d'aspect, mais, loin de l'avoir fait disparaître, on l'aura aggravé. L'infériorité de rendement des entreprises publiques ne sera sans doute plus visible dans un bilan de l'exploitation d'État. Mais les besoins de la population seront moins bien satisfaits. L'indigence et la misère, loin de diminuer, grandiront. Goldscheid veut pousser la socialisation jusqu'au bout pour remédier à la détresse des finances de l'État. Mais cette détresse provient précisément de ce que la socialisation a été poussée trop loin. Elle ne peut disparaître que si l'on rend à la propriété privée les exploitations socialisées. Le socialisme en est arrivé à un point où l'impossibilité technique de sa réalisation apparaît partout et où les plus aveugles doivent s'apercevoir qu'il conduit à la décadence de toute civilisation. Ce n'est pas la résistance de la bourgeoisie qui a fait échouer en Europe centrale les tentatives qui ont été faites pour réaliser d'un seul coup une socialisation complète. C'est le fait que toute socialisation nouvelle est apparue irréalisable du seul point de vue financier. La socialisation systématique posément conçue telle que les gouvernements et les communes l'avaient pratiquée avant la guerre avait dû s'arrêter parce qu'on pouvait alors calculer aisément les résultats auxquels elle aboutissait. La tentative de ses partisans pour la recommander sous un nouveau nom qui fut faite en Allemagne et en Autriche par les commissions de socialisation ne pouvait dans ces conditions obtenir aucun succès. Pour poursuivre la socialisation, il fallait recourir à d'autres moyens. Il fallait faire taire la raison qui mettait en garde contre telle nouvelle régression sur cette voie dangereuse. Il fallait se débarrasser de la critique en faisant appel à l'enthousiasme et au fanatisme; il fallait tuer l'adversaire pour n'avoir plus à redouter la contradiction. Les méthodes des bolcheviques et de Spartacus étaient les seules auxquelles le socialisme pouvait encore recourir. Elles sont en ce sens l'aboutissement de la politique du destructionnisme. 7. La politique fiscale Pour le libéralisme qui n'assigne à l'État qu'une seule tâche, celle d'assurer la sécurité de la personne et de la propriété des citoyens, c'est un problème de peu d'importance que de rassembler les moyens nécessaires à la gestion des affaires publiques. Les dépenses qu'exige l'administration d'une communauté régie suivant les principes libéraux sont si faibles par rapport à l'ensemble du revenu national que les moyens employés à leur couverture importent peu. Lorsque les écrivains libéraux de ce temps recherchent quel est le meilleur système d'impôts, ils le font parce qu'ils souhaitent que tous les détails de l'organisation sociale soient réglés de la manière la mieux appropriée et non pas parce qu'ils estiment que le problème des finances de l'État soit un des principaux problèmes qui se posent pour la société. Ils doivent aussi tenir compte de ce fait que l'idéal libéral n'est réalisé nulle part sur la terre et qu'il n'y a pas grand espoir de le voir réaliser bientôt intégralement. Ils distinguent partout les germes puissants d'un libéralisme en voie de développement, l'avenir lointain appartient selon eux au libéralisme, mais les puissances du passé sont encore assez fortes pour retarder les progrès du libéralisme sans cependant réussir à arrêter sa marche ou à l'anéantir. On rencontre encore partout des plans impérialistes, des armées permanentes, des traités secrets, des guerres, des barrières douanières, des réglementations multiples dans le commerce et l'industrie, bref l'interventionnisme sous toutes ses formes dans la politique intérieure et extérieure. C'est pourquoi on doit s'accommoder pour quelque temps encore de dépenses considérables pour des fins étatistes. Sans doute les questions fiscales n'auront qu'une importance secondaire dans l'État libéral pur auquel il faut tendre. Mais, pour l'État autoritaire au sein duquel les politiciens libéraux doivent encore agir dans le présent, il est nécessaire de leur accorder la plus grande attention. Les hommes d'États libéraux recommandent en premier lieu la limitation des dépenses de l'État. Mais comme ils ne réussissent pas à l'imposer pleinement, ils sont contraints de rechercher de quelle manière l'État peut se procurer les ressources dont il a besoin en faisant à l'économie le moins de mal possible. On se trompe sur le sens véritable des projets fiscaux du libéralisme quand on oublie que les politiciens libéraux considèrent tout impôt comme un mal, inévitable d'ailleurs dans une certaine mesure et qu'ils partent de l'hypothèse que l'on doit de toute évidence s'efforcer à réduire au minimum les dépenses de l'État. Lorsqu'ils recommandent un impôt déterminé ou, pour parler plus exactement, lorsqu'ils déclarent que tel impôt est moins nuisible que d'autres ils ne songent toujours qu'à en tirer un rendement relativement faible. Un taux bas des impôts est une partie intégrante de tout programme fiscal libéral. Ainsi seulement s'explique que les libéraux se soient accommodés de l'impôt sur le revenu qu'ils avaient d'abord soumis à une critique sévère. Ainsi seulement s'explique qu'ils aient accepté de modestes exonérations à la base ou des taux réduits pour les petits revenus(15). Le programme financier des socialistes n'est lui aussi qu'un programme provisoire, valable seulement pour la période de transition. Dans l'État socialiste où tous les moyens de production appartiennent à la société et où tous les revenus passent d'abord par les mains de l'État, il n'existe pas de problèmes financiers et fiscaux au sens où ils se posent dans la société fondée sur la propriété privée. Même les formes de communauté socialiste qui, comme le socialisme d'État, laissent subsister le nom et les apparences de la propriété privée, n'auraient pas au sens propre à lever d'impôts, même si elles conservaient le nom et la forme juridique de l'impôt. Il leur appartiendra de décider quelle part du revenu social, dans les différentes branches en apparence autonomes de l'ensemble de l'organisation économique, doit rester entre les mains du propriétaire nominal et quelle part doit revenir à l'État. Mais là non plus il ne serait pas question d'une fiscalité se proposant des interventions déterminées dans les différentes branches de l'économie, mais laissant au marché le soin d'en développer les effets sur les prix des marchandises et des salaires, sur le profit de l'entrepreneur, l'intérêt et la rente. Il n'existe de problèmes financiers et politiques fiscaux que là où règne la propriété privée des moyens de production. Mais les socialistes, eux aussi, en raison de la durée de la période de transition sont amenés à s'occuper sans cesse davantage des problèmes financiers et fiscaux de la société capitaliste. Ils y sont contraints d'autant plus impérieusement que tous leurs efforts tendent à accroître le rôle et par là même les dépenses de l'État. Ils sont ainsi amenés à se préoccuper de l'augmentation des revenus de l'État. La politique socialiste devient le facteur déterminant de l'accroissement des dépenses de l'État; les revendications socialistes jouent un rôle décisif dans la politique fiscale. Dans le programme socialiste lui-même, la politique financière prend de plus en plus la première place. Tandis que le programme libéral posait en principe que le taux des impôts doit être bas, les socialistes au contraire considèrent qu'un impôt est d'autant meilleur qu'il rend davantage. La contribution de l'économie politique classique à la théorie des effets de l'impôt est considérable; on est contraint de le reconnaître en dépit de toutes les faiblesses dues aux insuffisances de la théorie de la valeur qui sert de base à ses recherches. Les études remarquables que Ricardo a consacrées à cette question ont servi de point de départ à la critique que les politiciens libéraux ont faite de l'état de choses et aux réformes qu'ils ont proposées. Les politiciens socialistes se sont simplifié la tâche. Ils n'ont apporté aucune idée nouvelle et ils se sont contentés d'emprunter aux écrits des classiques des remarques fragmentaires en particulier sur les effets des impôts de consommation lorsque ces remarques pouvaient servir les besoins de leur politique quotidienne. Ils se construisaient un système grossier qui ne touchait jamais aux problèmes véritables mais que sa simplicité rendait accessible aux masses. Les impôts doivent être payés par les riches, les entrepreneurs, les capitalistes, en un mot par les autres; les travailleurs, c'est-à-dire les électeurs dont le vote seul importe doivent en être exempts. Tous les impôts de consommation qui frappent les masses ‒ même l'impôt sur les boissons alcooliques ‒ doivent être écartés parce qu'ils accablent le peuple. Les impôts directs ne seront jamais assez élevés pourvu que le revenu et la propriété des travailleurs demeurent libres de toute charge. Pas un instant, les partisans de cette politique fiscale populaire ne songent que des impôts directs et des taxes sur le commerce pourraient entraîner par incidence un abaissement du niveau de vie des couches sociales dont ils se targuent de défendre les prétendus intérêts particuliers. On se demande rarement si les entraves apportées à la formation du capital par les impôts sur la propriété ne sont pas également dommageables pour les membres non possédants de la société. La politique fiscale se transforme sans cesse davantage en une politique de confiscation. Elle n'a plus d'autre objet que d'atteindre pour les anéantir par l'impôt toutes les formes de fortune et de revenu, à l'exception des salaires, en s'attaquant d'ailleurs en règle générale avec plus de violence aux capitaux mobiliers qu'à la propriété foncière. La politique fiscale devient l'instrument préféré de l'interventionnisme. Les lois fiscales n'ont plus pour but exclusif ou principal l'augmentation des revenus de l'État. Elles visent d'autres fins que le rendement fiscal. Le point de vue financier passe ainsi à l'arrière-plan. On établit des impôts qui apparaissent comme une pénalisation infligée à une activité considérée comme nuisible; l'impôt sur les grands magasins est destiné à leur rendre difficile la concurrence qu'ils font aux petites boutiques, les impôts sur les opérations de bourse à empêcher la spéculation. Les taxes deviennent si nombreuses et si variées que toute initiative en affaire doit être envisagée d'abord du point de vue fiscal. De nombreux projets économiques doivent être abandonnés parce que leur réalisation augmenterait la charge de l'impôt à tel point qu'ils ne laisseraient plus aucun bénéfice. C'est ainsi que la création, l'exploitation, la fusion et la dissolution des sociétés par actions ont été dans maints États frappés d'impôts si lourds que le développement des sociétés anonymes en a été considérablement entravé. Il n'est pas aujourd'hui de moyen plus propre à assurer la popularité d'un démagogue que de réclamer sans cesse des impôts plus vigoureux sur les riches. Les impôts sur le capital et les taxes sur les gros revenus sont particulièrement bien vus des masses qui n'ont pas à les payer. Les fonctionnaires chargés de les établir et de les percevoir s'acquittent de leur tâche avec un véritable enthousiasme; ils s'appliquent inlassablement par une interprétation arbitraire de la loi à aggraver les obligations des contribuables. La politique fiscale destructionniste trouve son couronnement dans le prélèvement sur le capital. Une partie du capital est expropriée pour être consommée. Le capital est transformé en bien d'usage et en bien de consommation. On en voit aisément les conséquences. Et pourtant toute la politique fiscale populaire de notre époque aboutit à ce résultat. Les prélèvements sur le capital opérés par la voie de l'impôt n'ont rien de spécifiquement socialiste et ne constituent pas un moyen de réaliser le socialisme. Ils ne conduisent pas à la socialisation des moyens de production, mais à la consommation du capital. Ce n'est qu'à l'intérieur d'un système socialiste qui conserve le nom et les apparences de la propriété privée qu'ils deviennent un élément du socialisme. Dans « le socialisme de guerre », ils sont venus compléter la contrainte exercée par l'État sur l'économie et ont contribué avec elle à donner au système un caractère socialisant(16). Dans un système socialiste où la collectivisation des moyens de production est réalisée même dans la forme, il ne saurait de toute évidence exister aucun impôt sur le revenu ou la propriété. Le fait que la collectivité socialiste prélève des taxes sur ses membres ne modifie en rien le caractère de la propriété des moyens de production. Marx s'est montré hostile aux efforts faits pour transformer l'ordre social par des mesures fiscales. Il a déclaré avec force qu'une simple réforme fiscale ne saurait remplacer le socialisme(17). Ses idées sur les effets de l'impôt dans le cadre de la société capitaliste diffèrent également de celles du socialisme populaire. Il remarque en passant qu'il est « véritablement absurde » de prétendre que « l'impôt sur le revenu n'atteint pas les travailleurs ». « Dans la société actuelle où travailleurs et entrepreneurs s'opposent, la bourgeoisie se tire le plus souvent sans dommage d'une augmentation des impôts en abaissant les salaires ou en relevant les prix. »(18) Mais le Manifeste Communiste avait déjà réclamé « un lourd impôt progressif » et le Parti social-démocrate a toujours été partisan de la fiscalité la plus radicale. Dans le domaine de la politique fiscale comme ailleurs, ce parti a évolué vers le destructionnisme. 8. L'inflation L'inflation est le dernier mot du destructionnisme. Les bolcheviques, avec l'habileté incomparable dont ils font preuve pour revêtir leur haine d'une forme rationnelle et pour transformer leurs défaites en victoires, ont fait de l'inflation une politique financière destinée à détruire le capitalisme en détruisant la monnaie. Mais si l'inflation détruit bien le capitalisme, elle ne supprime pas la propriété privée. Elle entraîne de grands changements dans les fortunes et les revenus, elle peut mettre en pièces tout le mécanisme délicat de la production fondée sur la division du travail; elle peut, si elle ne réussit pas à conserver l'emploi de la monnaie métallique ou tout au moins le troc, entraîner un retour à une économie sans échanges, mais elle ne peut rien créer, pas même une société socialiste. En détruisant la base du calcul des valeurs, c'est-à-dire la possibilité de compter au moyen d'un dénominateur commun des prix qui ne soit pas trop instable au moins pendant un certain temps, l'inflation ruine la comptabilité monétaire qui est l'auxiliaire technique le plus puissant que la pensée ait apporté à l'économie. Tant qu'elle ne dépasse pas certaines limites, elle est un excellent soutien psychologique pour une politique économique vivant de la dilapidation du capital. Dans la comptabilité capitaliste usuelle, et qui est d'ailleurs la seule possible, elle donne l'illusion de bénéfices là où il y a en réalité des pertes. L'amortissement des immobilisations devient trop faible parce qu'il est calculé sur la valeur nominale d'acquisition, tandis que le capital en circulation subit une augmentation de valeur apparente que la comptabilité enregistre comme si elle était réelle: ainsi apparaissent des bénéfices là où une comptabilité en monnaie stable aurait accusé des pertes(19). Un tel procédé ne suffit pas à remédier aux conséquences néfastes de la politique étatiste de la guerre et de la révolution, mais il permet de les dissimuler aux yeux de la foule. On parle de bénéfices, on s'imagine vivre dans une période d'essor économique, on en vient à faire l'éloge d'une politique qui enrichit tout le monde. Mais lorsque l'inflation dépasse un certain niveau, le tableau change. L'inflation ne se borne plus à favoriser indirectement la destruction en masquant les conséquences de la politique destructionniste; elle devient elle-même l'un des instruments essentiels du destructionnisme. Elle conduit chaque individu à dévorer son patrimoine; elle entrave la formation de l'épargne et par là le renouvellement du capital. Elle favorise une politique fiscale de confiscation. La dépréciation monétaire entraîne un relèvement de la valeur nominale des objets et par son action sur l'évaluation comptable des modifications du capital elle fait apparaître des augmentations de revenu et de capital qui justifient de nouveaux prélèvements sur la fortune des possédants. Les bénéfices élevés réalisés en apparence par les entrepreneurs aux yeux d'une comptabilité qui suppose la monnaie stable, constituent un excellent moyen pour déchaîner les passions populaires. Il devient facile d'accuser tous les entrepreneurs d'être des profiteurs, des spéculateurs, des parasites. Et quand finalement sous l'avalanche grossissante des émissions de billets, la monnaie s'effondre complètement il en résulte un chaos qui fournit l'occasion favorable pour achever l'oeuvre de destruction. La politique destructionniste de l'interventionnisme et du socialisme ont plongé le monde dans une grande détresse. Les politiciens assistent désemparés à la crise qu'ils ont provoquée et ils ne trouvent à recommander d'autre remède qu'une nouvelle inflation ou, comme on se plaît à le dire depuis quelque temps, la redéflation. L'économie doit être remise en mouvement par des crédits bancaires supplémentaires (c'est-à-dire par la mise en circulation de nouveaux crédits) demandent les plus modérés, par l'émission de nouveaux billets, souhaitent les plus téméraires. Mais la multiplication des signes monétaires et des crédits en circulation ne rendra pas le monde plus riche et ne reconstruira pas ce que le destructionnisme a détruit. L'élargissement du crédit provoque, il est vrai, au début un essor des affaires, une conjoncture favorable. Mais tôt ou tard cette conjoncture doit nécessairement conduire à un effondrement et aboutir à une nouvelle dépression. Les artifices de la politique bancaire et cambiste ne peuvent provoquer qu'une amélioration passagère et apparente et la catastrophe inévitable qui suit n'en est que plus pénible. Car les dommages que l'emploi de tels moyens cause au bien-être général sont d'autant plus grands qu'on a réussi à prolonger plus longtemps les apparences de la prospérité par la création continue de nouveaux crédits(20). 9. Marxisme et destructionnisme Le socialisme n'a pas voulu de propos délibéré la destruction de la société, il pensait créer une forme de société supérieure, mais, une société socialiste étant impossible, chaque pas fait pour en hâter l'avènement exerce une action destructrice sur la société. L'histoire du socialisme marxiste montre plus clairement que toute autre que toute politique socialiste doit nécessairement aboutir au destructionnisme. Le marxisme avait déclaré que le capitalisme constituait le stade préliminaire inévitable du socialisme et il n'attendait l'avènement de la société nouvelle que comme la conséquence du capitalisme parvenu à sa maturité. Si l'on se place au point de vue de cette partie de la doctrine de Marx ‒ à côté de laquelle à la vérité il a exposé des théories tout à fait différentes et absolument contradictoires ‒, la politique de tous les partis qui se recommandent de Marx apparaît comme n'étant en aucune façon marxiste. Les marxistes auraient dû combattre tout ce qui pouvait entraver de quelque manière l'évolution du capitalisme; ils auraient dû se dresser contre les syndicats et leurs méthodes de lutte, contre les lois de protection du travail, contre l'assurance sociale, contre les impôts sur la propriété; ils auraient dû combattre la législation qui frappe les opérations de bourse, les prix taxés, la politique hostile aux cartels et aux trusts, l'inflation. Or, ils ont fait tout le contraire, ils se sont bornés à répéter de temps en temps les jugements de Marx sur la politique petite bourgeoise sans jamais en tirer les conséquences qu'ils comportent. La politique des marxistes qui prétendait à ses débuts se différencier radicalement des autres partis qui prônent l'idéal économique antérieur à l'ère capitaliste a fini par aboutir à un point de vue identique au leur. La lutte des marxistes contre les partis qui se qualifient pompeusement d'antimarxistes est en effet menée de part et d'autre avec un tel acharnement et avec une telle abondance d'expressions énergiques qu'on serait facilement tenté de croire qu'entre ces tendances il existe en toutes choses une opposition irréductible. En réalité, il en va tout autrement. L'une et l'autre tendance ‒ le marxisme comme le national-socialisme ‒ se rencontrent dans une hostilité commune à l'égard du libéralisme et dans la répudiation de l'ordre social capitaliste. Toutes deux veulent lui substituer une société socialiste. La seule différence entre leurs programmes consiste en ceci que l'image que les marxistes se font de la société future diffère par certains points qui, nous pourrions le montrer, ne sont pas essentiels, de l'idéal du socialisme d'État qui est aussi l'idéal des nationaux socialistes. Les nationaux socialistes donnent le premier rang dans leur agitation à d'autres revendications que les marxistes: lorsque les marxistes parlent d'enlever au travail son caractère de marchandise, les nationaux socialistes parlent de briser l'esclavage de l'intérêt; lorsque les marxistes rendent les capitalistes responsables de tous les maux, les nationaux socialistes croient s'exprimer de façon plus concrète en criant: « mort aux Juifs! »(21) Ce qui sépare le marxisme, le national-socialisme et les autres parti anticapitalistes, ce ne sont pas seulement, il est vrai, des hostilités de clans, des différences d'humeur ou des oppositions personnelles, des mots et des formules, ce sont aussi des questions touchant la métaphysique et la conception de la vie. Mais dans tous les problèmes décisifs concernant l'organisation de la société, ils sont tous d'accord: ils repoussent la propriété privée des moyens de production et aspirent à créer un ordre social fondé sur l'économie collective. Les chemins qu'ils suivent pour parvenir à ce but commun ne se confondent pas il est vrai dans tout leur parcours mais lorsqu'ils s'écartent ils demeurent très voisins. On ne doit pas s'étonner qu'en dépit de cette parenté, ces partis se combattent avec acharnement. Dans toute communauté socialiste le sort des minorités politiques serait insupportable. Qu'adviendrait-il des nationaux-socialistes sous la domination des bolchéviques ou des bolchéviques sous la domination des nationaux-socialistes? Les formules, les drapeaux et les insignes dont se servent les partisans de la politique destructionniste ne changent en rien ses effets. Que ce soient des hommes de droite ou des hommes de gauche qui soient au pouvoir, l'avenir est toujours sacrifié sans scrupules au présent, toujours on s'efforce de maintenir debout le système en dévorant le capital tant qu'il reste quelque chose à dévorer(22). Notes
13. Cf. Millar, The Evils of State Trading as illustrated by
the Post Office (A Plea for Liberty, édité par Mackay, 2e
édition, Londres, 1891, pp. 305 sqq.) ---------------------------------------------------------------------------------------------------- |