Les partisans de cette conception ne trouvent d'autre
argument en faveur de la propriété privée des moyens de production que
la violence: le droit du plus fort est le seul droit qu'ils admettent.
Ils font étalage de leur force physique, se sentent forts dans leurs
armures et croient pouvoir dédaigner tout autre argument. Ce n'est qu'au
moment où ils commencent à douter de leur force qu'ils recourent à un
nouvel argument invoquant le droit acquis. Toute atteinte à leur
propriété est une violation du droit qu'il faut éviter. Il est inutile
d'insister sur la faiblesse d'une telle argumentation en face d'un
mouvement qui prétend instaurer un droit nouveau. Elle est incapable de
retourner une opinion hostile à la propriété. Ses bénéficiaires le
constatent avec effroi et dans leur détresse ils adressent à l'Église
une prière singulière: ils lui demandent de maintenir la misera
plebs dans la modestie et l'humilité, de lutter contre l'avidité des
masses et de détourner l'attention des non-possédants des biens
terrestres vers les biens célestes(5).
Le peuple doit être entretenu dans le christianisme pour qu'il demeure à
l'abri des convoitises. Le rôle qu'on prétend ainsi faire jouer à la
religion est véritablement monstrueux. Elle doit servir à protéger les
intérêts apparemment contraires à l'intérêt général d'un certain nombre
de privilégiés. Que les véritables serviteurs de l'Église se soient
révoltés contre une telle prétention et que les adversaires de l'Église
y aient trouvé une arme efficace dans la lutte qu'ils ont menée pour
secouer son joug, il n'y a là rien que de naturel. Mais ce qui est
étonnant c'est que des membres de l'Église adversaires du socialisme,
dans leurs efforts pour présenter autant que possible le socialisme
comme enfant du libéralisme, de l'école libre et de l'athéisme aient pu
adopter cette conception d'une Église au service du maintien du système
de propriété existant.
C'est le cas du jésuite Cathrein qui s'exprime
ainsi: « Si l'on admet que tout finit avec cette vie, que la destinée
de l'homme est semblable à celle de n'importe quel autre mammifère qui
se vautre dans la fange, comment pourrait-on exiger des pauvres et des
opprimés, dont la vie est un éternel combat, qu'ils supportent avec
patience et résignation leur sort misérable et qu'ils voient sans se
révolter les autres se vêtir de pourpre et de soie et faire chaque jour
des repas fastueux? Est-ce que le désir indestructible d'un bonheur
parfait n'est pas ancré aussi dans le coeur du travailleur? Si on lui
enlève toute espérance dans un au-delà meilleur, de quel droit
voudrait-on l'empêcher de chercher ici-bas son bonheur dans la mesure du
possible et d'exiger impérieusement sa part des biens de ce monde?
N'est-il pas un homme, au même titre que l'employeur? Pourquoi les uns
seraient-ils condamnés à passer leur vie dans le besoin et la pauvreté,
tandis que les autres nageraient dans l'abondance, puisque tous ont la
même nature et qu'il est impossible à leur point de vue de leur donner
une raison qui explique pourquoi les biens de ce monde devraient
appartenir aux uns plutôt qu'aux autres? Si la conception athéiste et
naturaliste est vraie, alors le socialisme a raison de réclamer une
répartition aussi égale que possible des biens et des joies de la terre,
et de dire qu'il est inadmissible que les uns vivent sans peine au
milieu des plaisirs dans les palais tandis que les autres croupissent
dans des trous de caves et des mansardes et peuvent à peine gagner leur
pain quotidien au prix du travail le plus exténuant. »(6)
Admettons que tout cela soit vrai, que la propriété privée soit un
privilège des possédants, que ce qu'ils aient en plus les autres l'aient
en moins, que les uns meurent de faim dans des taudis misérables parce
que les autres habitent des palais et vivent dans la débauche: Cathrein
pense-t-il que ce soit la mission de l'Église de maintenir un semblable
état de choses? De quelque façon qu'on interprète les théories sociales
de l'Église, il est impossible d'en conclure que son fondateur ou ses
successeurs l'aient conçue comme un moyen de défendre des institutions
sociales injustes et préjudiciables à la plus grande partie de
l'humanité. Et il y a longtemps que le christianisme aurait disparu de
la surface de la terre s'il était réellement ce qu'avec beaucoup de ses
ennemis les plus acharnés, Bismarck et Cathrein ont vu en lui: le garde
du corps d'une institution sociale nuisible aux masses.
On ne peut vaincre l'idée socialiste ni par la
violence, ni par l'autorité, car la violence et l'autorité sont du côté
du socialisme et non de ses adversaires. Quand de nos jours les canons
et les fusils entrent en action, ils combattent pour le syndicalisme et
le socialisme, et non contre eux, car l'immense majorité de nos
contemporains est imprégnée de l'esprit du syndicalisme ou du
socialisme. Et si de nos jours une autorité peut être établie, ce n'est
certainement pas celle du capitalisme, car les masses ne croient pas en
lui.
C'est une erreur de croire que les expériences
malheureuses que l'on a faites du socialisme peuvent aider à les
vaincre. Les faits en eux-mêmes ne suffisent pas à rien prouver ou
réfuter; tout dépend de l'interprétation qu'on en donne, c'est-à-dire
des idées et des théories.
Les partisans du socialisme continueront à attribuer
à la propriété privée tous les maux de ce monde et à attendre le salut
du socialisme. Les échecs du bolchevisme russe sont attribués par les
socialistes à toutes les causes possibles, excepté à l'insuffisance du
système. À leur point de vue, le capitalisme seul est responsable de
toutes les misères dont le monde a souffert au cours de ces dernières
années. Ils ne voient que ce qu'ils veulent voir et feignent d'ignorer
tout ce qui pourrait contredire leur théorie.
On ne peut vaincre des idées que par des idées.
Seules les idées du capitalisme et du libéralisme peuvent
triompher du socialisme. Seule la lutte des idées peut permettre
d'aboutir à une décision.
Le libéralisme et le capitalisme s'adressent à la
froide raison, et progressent selon la stricte logique, en écartant
délibérément tout appel au sentiment. Le socialisme, au contraire,
cherche à agir en suscitant des passions; il essaie de faire violence à
la réflexion logique en excitant le sens de l'intérêt personnel, et de
couvrir la voix de la raison en éveillant les instincts les plus
primitifs.
Cette méthode semble déjà donner l'avantage au
socialisme en ce qui concerne les hommes d'un niveau intellectuel
supérieur, la minorité capable de réflexion personnelle. Vis-à-vis des
autres, des masses incapables de pensée, sa position paraît
inattaquable. L'orateur qui excite les passions des masses semble avoir
plus de chances de succès que celui qui tente de s'adresser à leur
raison. Aussi, le libéralisme paraît-il avoir bien peu d'espoir de
triompher dans la lutte contre le socialisme.
Mais ce point de vue pessimiste méconnaît entièrement
l'influence que la réflexion calme et raisonnable peut exercer sur les
masses; il exagère énormément la part qui revient aux masses et par là
même à la psychologie des foules dans la naissance et la formation des
idées dominantes d'une époque.
C'est un fait que les masses ne pensent pas. Mais, c'est là
précisément la raison pour laquelle elles suivent ceux qui pensent. La
direction spirituelle de l'humanité appartient au petit nombre d'hommes
qui pensent par eux-mêmes; ces hommes exercent d'abord leur action sur
le cercle capable d'accueillir et de comprendre la pensée élaborée par
d'autres; par cette voie les idées se répandent dans les masses où
elles se condensent peu à peu pour former l'opinion publique du temps.
Le socialisme n'est pas devenu l'idée dominante de notre époque parce
que les masses ont élaboré puis transmis aux couches intellectuelles
supérieures l'idée de la socialisation des moyens de production; le
matérialisme historique lui-même, quelque imprégné qu'il soit de
« l'esprit populaire » du romantisme et de l'école historique du droit,
n'a jamais osé avancer une telle affirmation. L'âme des foules n'a
jamais produit d'elle-même autre chose que des massacres collectifs, des
actes de dévastation et de destruction(7).
Or l'idée socialiste a beau n'aboutir dans ses effets qu'à la
destruction, il n'en demeure pas moins que c'est une idée. Il a donc
fallu que quelqu'un la conçoive, et cela n'a pu être l'oeuvre que de
penseurs isolés. Comme toute autre grande idée, le socialisme a pénétré
dans les masses par l'intermédiaire de la classe intellectuelle moyenne.
Ce n'est pas le peuple, ce ne sont pas le masses qui ont été gagnées les
premières au socialisme et d'ailleurs même aujourd'hui les masses ne
sont pas à proprement parler socialistes, elles sont socialistes
agraires et syndicalistes. Ce sont les intellectuels
et non les masses, qui sont les supports du socialisme(8).
La puissance du socialisme est, comme toute autre puissance, d'ordre
spirituel, et elle trouve son soutien dans des idées; or les idées
viennent toujours des leaders intellectuels et ce sont ces derniers qui les
transmettent au peuple. Si les intellectuels se détournaient du
socialisme, c'en serait fait de sa puissance. Les masses sont incapables
à la longue de résister aux idées des chefs. Il est certes des
démagogues qui pour se pousser en avant sont prêts contrairement à leur
propre conviction à présenter au peuple des idées qui flattent ses bas
instincts et qui sont susceptibles par cela même d'être bien
accueillies. Mais à la longue les prophètes qui au fond d'eux-mêmes sont
conscients de leur fausseté sont incapables de résister aux attaques
d'hommes sincèrement convaincus. Rien ne saurait corrompre les idées. Ni
l'argent, ni aucune autre récompense ne peuvent recruter des mercenaires
capables de lutter contre elles.
La société humaine est une construction de l'esprit.
La coopération sociale est tout d'abord pensée et seulement ensuite
voulue et réalisée en fait. Ce ne sont pas les forces productives
matérielles, ces entités nébuleuses et mystiques du matérialisme
historique, ce sont les idées qui font l'histoire. Si l'on pouvait
vaincre l'idée du socialisme et amener l'humanité à comprendre la
nécessité de la propriété privée des moyens de production, le socialisme
serait contraint de disparaître. Tout le problème est là.
La victoire de l'idée socialiste sur l'idée libérale
n'a été rendue possible que par la substitution à la conception sociale,
qui considère la fonction sociale de chaque institution et le
fonctionnement de l'ensemble de l'organisme social, d'une conception
asociale qui en envisage séparément les diverses parties.
Le socialisme voit des affamés, des chômeurs, des
riches, exerce une critique fragmentaire; le libéralisme ne perd jamais
de vue l'ensemble et l'interdépendante des phénomènes. Il sait fort bien
que la propriété des moyens de production n'est pas capable de
transformer le monde en un paradis. Il s'est toujours borné à affirmer
que la société socialiste est irréalisable et par conséquent moins apte
que la société capitaliste à assurer à tous le bien-être.
Personne n'a plus mal compris le libéralisme que ceux
qui se sont prétendus libéraux au cours des dernières années. Ils se
sont crus obligés de combattre les « excroissances » du capitalisme,
adoptant ainsi la conception sans scrupules, la conception asociale qui
est propre au socialisme. Une organisation ne comporte pas d'« excroissance » qu'on puisse supprimer à son gré. Si un phénomène
est la conséquence du fonctionnement du système social reposant sur la
propriété privée des moyens de production, aucune considération morale
ou esthétique ne permet de le condamner. La spéculation qui est
inséparable de l'activité économique même dans une société socialiste ne
saurait être condamnée sous la forme propre qu'elle revêt dans la
société capitaliste parce que le moraliste méconnaît sa fonction
sociale. Les disciples du libéralisme n'ont pas été plus heureux dans
leurs critiques du système socialiste que dans leur étude de la nature
de l'ordre social capitaliste. Ils n'ont pas cessé de déclarer que le
socialisme est un idéal noble et élevé vers lequel on devrait tendre
s'il était réalisable; malheureusement il n'en est pas ainsi parce
qu'ils ne le sont pas en réalité. On ne voit pas comment on peut
affirmer que le socialisme ait une supériorité quelconque sur le
capitalisme, si l'on n'est pas capable de montrer qu'il fonctionnerait
mieux que le capitalisme en tant que système social. On pourrait tout
aussi bien affirmer qu'une machine construite sur le principe du
mouvement perpétuel serait meilleure qu'une machine fonctionnant selon
les lois de la mécanique mais que par malheur une telle machine ne
saurait exister. Si la conception du système socialiste renferme une
erreur qui l'empêche de produire ce qu'il est censé devoir produire, il
n'est pas possible de comparer le socialisme au système capitaliste qui,
lui, a fait ses preuves; on n'a pas le droit dès lors de le qualifier
de plus noble, plus beau ou plus juste.
Le socialisme n'est d'ailleurs pas irréalisable
seulement parce qu'il exige des hommes plus nobles et moins égoïstes. Ce
livre s'est proposé, entre autre objet, de montrer qu'il manque à la
communauté socialiste ce qui est avant tout indispensable à tout système
économique complexe qui ne vit pas au jour le jour mais qui travaille
selon les procédés complexes de la technique moderne: à savoir, la
possibilité de compter, c'est-à-dire de procéder rationnellement. Si
cette vérité était connue de tous, les idées socialistes disparaîtraient
de l'esprit de tous les hommes raisonnables.
Nous avons montré dans les chapitres précédents la
fausseté de l'opinion selon laquelle l'avènement du socialisme serait
inéluctable parce que l'évolution de la société y conduirait
nécessairement. Si le monde s'achemine vers le socialisme, c'est parce
que l'immense majorité des hommes le veulent; et ils le veulent parce
qu'ils considèrent le socialisme comme une forme d'organisation sociale
assurant un bien-être supérieur. Que cette opinion vienne à se modifier
et c'en sera fait du socialisme.
|