Molinari et Bastiat vont vite
devenir amis, au point de s'enrôler mutuellement.
Molinari enrôle Bastiat au
Courrier français où il publiera plusieurs de ses fameux
Sophismes.
Bastiat enrôle Molinari dans
l'Association française pour la liberté des échanges qu'il
est précisément en voie de constituer à Paris après avoir lancé celle de
Bordeaux.
Il faut dire que Frédéric Bastiat
possède plusieurs longueurs d'avance sur Molinari dans la connaissance
de ce qui se trame en Angleterre.
En vérité, l'agitation anglaise
pour le libre-échange a démarré en 1838, date de la création à
Manchester par Richard Cobden et six de ses amis de la ligue contre la
législation céréale, en anglais anti-corn-law-league.
Cobden a décidé d'abattre le vieil
édifice protectionniste anglais en s'attaquant à sa poutre maîtresse:
les lois sur les céréales. Ces dernières, en prohibant l'importation des
céréales étrangères, visent à maintenir de hauts prix des grains à
l'intérieur du pays, pour le plus grand profit des propriétaires
fonciers et des agriculteurs mais pour la plus grande détresse des
couches populaires. C'est en s'appuyant sur celles-ci, et en les
mobilisant par de vastes meetings dans toute la Grande-Bretagne que
Cobden veut amener le Parlement à renverser la législation sur les
céréales, sachant bien qu'après cela c'est toute la politique
protectionnisme qui sera touchée à mort.
Bastiat a suivi très attentivement,
et dès le début, l'agitation anglaise. Et cela de deux façons: en
s'abonnant à un journal anglais, The Globe and Traveller et en se
rendant à Londres où il a fait la connaissance de Cobden et des
principaux ligueurs. Déplacement qui a eu l'effet d'un voyage
initiatique mais qui lui a surtout permis d'étudier les méthodes mises
en oeuvre pour la conquête de l'opinion publique.
D'où l'idée de lancer une « Ligue »
semblable en France.
Ce sera l'Association française
pour la liberté des échanges.
Tout est prêt pour sa création
officielle qui a lieu le 1er juillet 1846.
La présidence est confiée au duc
d'Harcourt, pair de France, « champion émérite de la cause de la liberté
du commerce », écrira Molinari.
Le secrétaire général, autant dire
la cheville ouvrière, est Frédéric Bastiat.
Il s'entoure de plusieurs
secrétaires adjoints: Adolphe Blaise, Charles Coquelin, Alcide Fonteyraud, Joseph Garnier et, évidemment, Gustave de Molinari.
L'Association vote aussitôt à
l'unanimité une déclaration où les fondateurs exposent leur croyance et
proclament le but, la limite, les moyens et l'esprit de leur initiative.
Pour eux, « l'échange est un droit
naturel comme la propriété » et la liberté des échanges est réclamée
comme un facteur de justice, de paix et de fraternité entre les hommes
et entre les peuples.
Le 28 août 1846, l'Association
tient sa première grande réunion publique à la salle Montesquieu à Paris
sous la présidence du duc d'Harcourt.
On profite de l'occasion pour
élargir le Conseil d'administration.
Anisson-Dupéron, un autre pair de
France et Charles Dunoyer, membre de l'Institut, sont élus
vice-présidents.
Entrent aussi au Conseil: Adolphe
Blanqui, Michel Chevalier, Gilbert Guillaumin, Louis Leclerc, Louis
Reybaud, Horace Say, Louis Wolowski, ainsi qu'un certain nombre de
parlementaires, de négociants et de chefs d'entreprise.
Bastiat et tous les secrétaires
adjoints qui l'entourent sont confirmés.
Michel Chevalier est chargé de la
rédaction du programme de l'Association.
Sans perdre de temps, d'autres Associations sont créées en province,
après celle de Bordeaux qui avait été lancée le 23 février 1846:
Les cinq Associations réunissent un
capital de deux cent mille francs et décident de publier un journal.
Ce sera Le libre-échange
dont le premier numéro paraît le 29 novembre 1846 et qui aura pour
directeur d'abord Frédéric Bastiat et ensuite Charles Coquelin.
L'année 1846 est donc une date
capitale dans l'histoire du libéralisme économique aussi bien en France
qu'en Grande-Bretagne.
En France, la création de l'Association
française pour la liberté des échanges et de ses quatre
antennes régionales intervient après le lancement, en décembre 1841, du
Journal des économistes et après la constitution, en
novembre 1842, de la Société d'économie politique.
Ces trois initiatives – un journal,
une société de pensée, une Association orientée vers la conquête de
l'opinion publique – tout cela appuyé sur cette base arrière qu'est la
maison d'édition de Guillaumin, a permis à des économistes dispersés de
se connaître, de s'apprécier, d'échanger, puis, maintenant, de se
coordonner et d'agir en commun.
C'est une véritable « École » qui
se met en place avec une doctrine, des moyens d'action, des leaders.
Gustave de Molinari s'affirmera de
plus en plus comme l'un de ces leaders.
En Grande-Bretagne, c'est le 23 mai
1846 que le Parlement, à l'initiative du Premier ministre tory Robert
Peel vote l'abolition des lois restrictives sur les céréales. Il a fallu
pour cela la coalition des Whigs libre-échangistes avec une fraction de
Tories réformateurs amis de Robert Peel.
La poutre maîtresse de toute
l'architecture protectionniste s'effondre. Après les céréales, ce sont
d'autres produits qui seront libérés: la route est libre pour la
liberté des échanges.
Gustave de Molinari qualifiera
Robert Peel de « seul homme d'État que l'économie politique puisse
revendiquer depuis Turgot ».
En effet, selon lui, l'homme d'État
est celui qui prend en compte – et en charge – l'évolution sociale pour
y adapter les institutions politiques et non « ces Machiavels de bas
étage qui exploitent les terreurs de la société pour discréditer les
réformes les plus justes et les plus nécessaires ».
Dans le Panthéon personnel de
Molinari Robert Peel occupe une place de choix: il était le chef du
parti conservateur, ce parti qui considérait le protectionnisme comme
l'arche sainte de la politique anglaise, et pourtant c'est lui qui
brise cette arche sainte pour répondre aux aspirations
progressistes de son époque. Exemple éminent, pour Molinari, du
responsable politique « qui ne se laisse pas remorquer par son parti
mais le remorque après lui ».
En 1846, l'Angleterre devient donc
l'étoile polaire qui va capter tous les regards, orienter toutes les
actions, magnétiser toutes les énergies.
Le rapprochement entre des
économistes libéraux anglais qui viennent d'abattre le protectionnisme
dans leur pays et des économistes libéraux français qui ambitionnent
d'en faire autant dans le leur, se manifeste de manière éclatante dans
le grand banquet que les Français offrent à Richard Cobden le 18 août
1846 à Paris.
Présidé par le duc d'Harcourt et
Horace Say, ce banquet d'une centaine de personnes rassemble des
parlementaires, des rédacteurs en chef de journaux favorables au
libre-échange, des membres de l'administration, des industriels et, bien
sûr, les économistes du réseau Guillaumin.
Gustave de Molinari y a été invité
à titre spécial par la Société d'économie politique.
C'est pour lui un signe de
reconnaissance. Le deuxième car quelques mois plus tôt, en mai 1846, son
nom est apparu pour la première fois dans les colonnes du Journal des
économistes: rendant compte dans ce numéro de l'un des premiers
ouvrages de Molinari, Études économiques, Joseph Garnier,
rédacteur en chef de la revue, a salué « un jeune économiste de la plus
belle espérance » et a rendu hommage « au savoir de l'auteur, à
l'orthodoxie de ses doctrines, à la sagesse de ses vues, à
l'enchaînement de ses propositions, et à la clarté ainsi qu'à l'élégance
de son style ».
Molinari n'a que 27 ans mais dans
l'année qui vient il fera son entrée officielle dans la Société
d'économie politique et commencera une collaboration qui deviendra de
plus en plus active au Journal des économistes.
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