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Parution
de la première
biographie consacrée à Gustave de Molinari (Version imprimée) |
par
Gérard Minart*
Le Québécois Libre, 15 avril
2012, No 299.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/12/120415-3.html
Né en 1819, mort en 1912, journaliste et économiste,
auteur d'une soixantaine d'ouvrages, Gustave de Molinari est le grand
oublié de notre histoire économique. Sauf aux États-Unis. En effet, il
partage avec Jean-Baptiste Say, qu'il considérait comme l'un de ses
maîtres, et avec Frédéric Bastiat, qui était son ami, cette singularité
d'être plus connu, plus étudié, plus apprécié en Amérique qu'en France.
C'est toujours le cas. D'où cette biographie de 400 pages grand format,
la première à lui être consacrée. Cent ans après sa mort, elle vise à
combler une lacune et à faire un point complet sur la vie, l'oeuvre, les
idées de cet économiste qui mérite d'être redécouvert.
Né à Liège le 3 mars 1819, Gustave de Molinari arrive à Paris au début
des années 1840. Il ne tarde pas à s'imposer, très jeune, dans le
journalisme économique. Il appartient à une génération d'économistes qui
vont marquer le XIXe siècle d'une forte empreinte libérale et
qui constitueront une véritable école regroupée autour d'un
libraire-éditeur – Gilbert-Urbain Guillaumin
– d'une revue, le Journal des économistes,
et d'une société de pensée, la Société française d'économie politique. Molinari sera l'une des principales planètes de cette constellation: il
sera rédacteur en chef du Journal des économistes pendant
vingt-huit ans, de 1881 à 1909, après l'avoir été du prestigieux
Journal des Débats de 1871 à 1876.
L'oeuvre riche et foisonnante de Molinari s'organise autour de deux
axes: une passion extrême pour la liberté, une critique extrême de
l'État. Molinari avait foi dans « la force organisatrice de la liberté ». Il fut
l'homme de toutes les libertés: de penser, de parler, d'écrire, de
croire, d'enseigner, de travailler, de s'associer, de produire,
d'échanger...
D'où son intraitable vigilance face aux interventions de l'État
susceptibles d'empiéter sur les libertés de l'individu.
Son idéal: un gouvernement à bon marché dans un milieu libre.
Beaucoup de ses idées se retrouvent aujourd'hui dans plusieurs écoles
d'économie politique, entre autres l'école autrichienne, l'école
libertarienne et l'école anarcho-capitaliste.
Molinari avait calculé que les Français travaillaient la moitié de leur
temps pour payer les charges imposées par l'État. Un siècle plus tard,
c'est toujours le cas. Il avait dénoncé le déficit budgétaire. Il
s'était alarmé de la progression continue des dettes publiques, handicap
pour les générations de son temps et taxe pour les générations futures.
Il avait annoncé qu'une telle dérive finirait par étouffer la croissance
économique.
Ça ne vous rappelle rien?
Le QL publie ici un extrait de Gustave de Molinari
(1819-1912), Pour un gouvernement à bon marché dans un milieu libre
(Éditions de l'Institut Charles Coquelin, 2012, 400 p., 29 euros | Bon
de commande | Table des matières) avec l'aimable
autorisation de l'auteur. À propos de l'auteur, Gérard Minart entre au
journal La Voix du Nord après l'École Supérieure de Journalisme
de Lille; il y sera successivement journaliste économique, journaliste
parlementaire, rédacteur en chef et vice-président du Directoire. Après
quarante années passées dans le quotidien lillois, il se consacre
aujourd'hui à l'écriture de biographies de personnages qui ont incarné
la défense et la promotion des libertés. Il a publié aux éditions de
l'Institut Charles Coquelin une biographie de Jean-Baptiste Say et une
étude sur Jacques Rueff et le plan d'assainissement financier de 1958.
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La
première rencontre de Molinari avec Frédéric Bastiat
En octobre 1844, le
Journal des économistes publie un article qui fait sensation et qui
va connaître un grand retentissement bien que rédigé par un inconnu.
Cet inconnu, qui ne va pas le rester longtemps, s'appelle Frédéric
Bastiat.
Son article, qui porte comme titre De l'influence des tarifs français
et anglais sur l'avenir des deux peuples, va vite devenir
l'étendard de tous ceux qui militent en faveur du libre-échange.
Depuis plusieurs années, la liberté des échanges est dans l'air du
temps. Elle est réclamée ou combattue à partir de ces deux grandes
instances d'où l'on peut s'adresser à l'opinion: la tribune
parlementaire et la presse. Elle commence de dessiner dans le paysage
intellectuel la frontière qui va séparer de plus en plus les
protectionnistes des libre-échangistes.
L'article de Bastiat, c'est le coup de canon qui annonce le regroupement
et la mobilisation de ces derniers.
Que dit-il dans ce texte qui va faire sa renommée?
Principalement trois choses:
-
Que la protection, qui se
manifeste par l'existence de droits de douane sur de nombreux
produits, est facteur de vie chère. En augmentant artificiellement
les prix à la consommation, les tarifs douaniers agissent pour le
bénéfice de quelques industriels producteurs mais au détriment du
public consommateur. C'est le retour d'une France des privilèges.
« Le privilège de quelques-uns aux dépens de tous. »
-
Que l'Angleterre, qui fut elle
aussi protectionniste, et peut-être plus encore que la France, vire
de bord et met le cap à grande vitesse sur la liberté des échanges,
alors que la France, à l'inverse, augmente à chaque session
parlementaire sa législation protectrice.
-
Que si l'écart se creuse entre
une Angleterre qui sera en mesure d'abaisser ses coûts de production
grâce à l'abaissement de ses tarifs douaniers et une France qui
persiste à se figer dans l'immobilisme de la protection, nos
produits seront chassés de tous les marchés par une concurrence
devenue invincible.
À terme, il existe donc un lien
entre protection douanière et démoralisation des peuples car le système
protecteur « n'est tout entier qu'une immoralité. C'est l'injustice
organisée; c'est le vol généralisé, légalisé, mis à la portée de tout
le monde, et surtout des plus influents et des plus habiles ».
Bref, le protectionnisme, c'est une politique délibérée en faveur des
producteurs contre les consommateurs. En faveur de la cherté contre le
bon marché. En faveur de la rareté contre l'abondance.
Et la conclusion de Bastiat tombe comme un couperet:
« Oui, protection, c'est spoliation. »
Moins d'un an plus tard, en juin 1845, Bastiat récidive en publiant un
second manifeste en faveur de la liberté des échanges mais cette fois
sous la forme d'un livre intitulé Cobden et la Ligue, ou l'agitation
anglaise pour la liberté du commerce.
Guillaumin, dont la maison d'édition a imprimé ce livre, l'adresse
aussitôt à Gustave de Molinari. Celui-ci est maintenant journaliste au
Courrier français, le périodique qui a accepté plusieurs de ses
articles sur l'organisation du marché du travail.
Avec quelques jeunes journalistes de son âge, Molinari est en train de
secouer la rédaction ronronnante et vieillissante de ce vénérable titre.
Il faut dire que le Courrier français sort d'une crise.
Léon Faucher, qui y était entré en 1834, puis en était devenu le
rédacteur en chef en 1840, en a démissionné en décembre 1842 en raison
d'un désaccord avec l'actionnaire principal.
Léon Faucher avait fait du journal l'organe officieux d'Odilon Barrot,
le chef de l'opposition dynastique.
Molinari et ses remuants amis – Xavier Durieu, François Ducuing, Paulin
Limayrac, Hippolyte Castille – acceptent mal le manque de vigueur de
l'opposition d'Odilon Barrot.
Molinari raconte:
« Le plus âgé d'entre nous n'avait
pas 30 ans. Nous avions toute l'ardeur de la jeunesse et une assez
bonne dose de confiance en nous-mêmes. L'opposition, dont le leader
était alors le solennel M. Odilon Barrot, nous paraissait vieillie
et surannée; son programme, qui se résumait dans l'adjonction des
capacités, nous inspirait un profond dédain; nous en avions rédigé
un autre dans lequel s'épanouissaient toutes les libertés, liberté
de la presse (on était alors sous le régime des lois de septembre)
liberté d'association, liberté d'enseignement, séparation de
l'Église et de l'État, liberté de l'industrie et du commerce, le
tout appuyé sur le suffrage universel et proportionnel. C'était
complet. Mais ce programme de la jeune opposition, nous ne nous
étions pas contentés de le formuler, nous nous appliquions à le
pratiquer. Nous rédigions des pétitions en faveur de la liberté de
l'enseignement, et nous avions commencé une campagne des plus vives
en faveur de la liberté commerciale. »
Rien de surprenant si Guillaumin
adresse à Molinari le livre de Bastiat sur Cobden dès sa parution.
D'autant que Guillaumin et Molinari
ont fait connaissance quelques années plus tôt.
Molinari continue:
« Nous ne connaissions que d'une
manière très vague Cobden et la Ligue; l'agence Havas, qui nous
approvisionnait de traductions étrangères, ne jugeait pas apparemment
que les discours de cette poignée d'agitateurs obscurs valussent la
peine d'être portés à la connaissance du public français; nous ne
connaissions pas du tout Bastiat. Cependant, nous lûmes le livre, et le
Courrier français en publia un compte rendu enthousiaste. »
Un jour du début de l'année 1846,
alors que Molinari et ses amis se trouvent au Courrier français
en train de travailler, le garçon de bureau leur annonce qu'un monsieur
« qui a l'air de venir de la province » demande à les rencontrer:
« Faites entrer le monsieur qui a
l'air de venir de la province », commande Molinari.
Et d'ajouter:
« Nous voyons apparaître un
monsieur maigre mais d'apparence robuste avec une tête fine, des
traits réguliers, le nez un peu fort, le teint basané, des yeux
bruns, vifs et malicieux, une abondante chevelure noire que
surmontait un chapeau haut de forme mais presque absolument dépourvu
de bords. Joignez à cela une vaste redingote olive et un gros
parapluie, et vous aurez une idée approximative du monsieur qui
avait l'air etc. »
Ce monsieur était Frédéric Bastiat.
Molinari et Bastiat vont vite
devenir amis, au point de s'enrôler mutuellement.
Molinari enrôle Bastiat au
Courrier français où il publiera plusieurs de ses fameux
Sophismes.
Bastiat enrôle Molinari dans
l'Association française pour la liberté des échanges qu'il
est précisément en voie de constituer à Paris après avoir lancé celle de
Bordeaux.
Il faut dire que Frédéric Bastiat
possède plusieurs longueurs d'avance sur Molinari dans la connaissance
de ce qui se trame en Angleterre.
En vérité, l'agitation anglaise
pour le libre-échange a démarré en 1838, date de la création à
Manchester par Richard Cobden et six de ses amis de la ligue contre la
législation céréale, en anglais anti-corn-law-league.
Cobden a décidé d'abattre le vieil
édifice protectionniste anglais en s'attaquant à sa poutre maîtresse:
les lois sur les céréales. Ces dernières, en prohibant l'importation des
céréales étrangères, visent à maintenir de hauts prix des grains à
l'intérieur du pays, pour le plus grand profit des propriétaires
fonciers et des agriculteurs mais pour la plus grande détresse des
couches populaires. C'est en s'appuyant sur celles-ci, et en les
mobilisant par de vastes meetings dans toute la Grande-Bretagne que
Cobden veut amener le Parlement à renverser la législation sur les
céréales, sachant bien qu'après cela c'est toute la politique
protectionnisme qui sera touchée à mort.
Bastiat a suivi très attentivement,
et dès le début, l'agitation anglaise. Et cela de deux façons: en
s'abonnant à un journal anglais, The globe and Traveller et en se
rendant à Londres où il a fait la connaissance de Cobden et des
principaux ligueurs. Déplacement qui a eu l'effet d'un voyage
initiatique mais qui lui a surtout permis d'étudier les méthodes mises
en oeuvre pour la conquête de l'opinion publique.
D'où l'idée de lancer une « Ligue »
semblable en France.
Ce sera l'Association française
pour la liberté des échanges.
Tout est prêt pour sa création
officielle qui a lieu le 1er juillet 1846.
La présidence est confiée au duc
d'Harcourt, pair de France, « champion émérite de la cause de la liberté
du commerce », écrira Molinari.
Le secrétaire général, autant dire
la cheville ouvrière, est Frédéric Bastiat.
Il s'entoure de plusieurs
secrétaires adjoints: Adolphe Blaise, Charles Coquelin, Alcide Fonteyraud, Joseph Garnier et, évidemment, Gustave de Molinari.
L'Association vote aussitôt à
l'unanimité une déclaration où les fondateurs exposent leur croyance et
proclament le but, la limite, les moyens et l'esprit de leur initiative.
Pour eux, « l'échange est un droit
naturel comme la propriété » et la liberté des échanges est réclamée
comme un facteur de justice, de paix et de fraternité entre les hommes
et entre les peuples.
Le 28 août 1846, l'Association
tient sa première grande réunion publique à la salle Montesquieu à Paris
sous la présidence du duc d'Harcourt.
On profite de l'occasion pour
élargir le Conseil d'administration.
Anisson-Dupéron, un autre pair de
France et Charles Dunoyer, membre de l'Institut, sont élus
vice-présidents.
Entrent aussi au Conseil: Adolphe
Blanqui, Michel Chevalier, Gilbert Guillaumin, Louis Leclerc, Louis
Reybaud, Horace Say, Louis Wolowski, ainsi qu'un certain nombre de
parlementaires, de négociants et de chefs d'entreprise.
Bastiat et tous les secrétaires
adjoints qui l'entourent sont confirmés.
Michel Chevalier est chargé de la
rédaction du programme de l'Association.
Sans perdre de temps, d'autres Associations sont créées en province,
après celle de Bordeaux qui avait été lancée le 23 février 1846:
Les cinq Associations réunissent un
capital de deux cent mille francs et décident de publier un journal.
Ce sera Le libre-échange
dont le premier numéro paraît le 29 novembre 1846 et qui aura pour
directeur d'abord Frédéric Bastiat et ensuite Charles Coquelin.
L'année 1846 est donc une date
capitale dans l'histoire du libéralisme économique aussi bien en France
qu'en Grande-Bretagne.
En France, la création de l'Association
française pour la liberté des échanges et de ses quatre
antennes régionales intervient après le lancement, en décembre 1841, du
Journal des économistes et après la constitution, en
novembre 1842, de la Société d'économie politique.
Ces trois initiatives – un journal,
une société de pensée, une Association orientée vers la conquête de
l'opinion publique – tout cela appuyé sur cette base arrière qu'est la
maison d'édition de Guillaumin, a permis à des économistes dispersés de
se connaître, de s'apprécier, d'échanger, puis, maintenant, de se
coordonner et d'agir en commun.
C'est une véritable « École » qui
se met en place avec une doctrine, des moyens d'action, des leaders.
Gustave de Molinari s'affirmera de
plus en plus comme l'un de ces leaders.
En Grande-Bretagne, c'est le 23 mai
1846 que le Parlement, à l'initiative du Premier ministre tory Robert
Peel vote l'abolition des lois restrictives sur les céréales. Il a fallu
pour cela la coalition des Whigs libre-échangistes avec une fraction de
Tories réformateurs amis de Robert Peel.
La poutre maîtresse de toute
l'architecture protectionniste s'effondre. Après les céréales, ce sont
d'autres produits qui seront libérés: la route est libre pour la
liberté des échanges.
Gustave de Molinari qualifiera
Robert Peel de « seul homme d'État que l'économie politique puisse
revendiquer depuis Turgot ».
En effet, selon lui, l'homme d'État
est celui qui prend en compte – et en charge – l'évolution sociale pour
y adapter les institutions politiques et non « ces Machiavels de bas
étage qui exploitent les terreurs de la société pour discréditer les
réformes les plus justes et les plus nécessaires ».
Dans le Panthéon personnel de
Molinari Robert Peel occupe une place de choix: il était le chef du
parti conservateur, ce parti qui considérait le protectionnisme comme
l'arche sainte de la politique anglaise, et pourtant c'est lui qui
brise cette arche sainte pour répondre aux aspirations
progressistes de son époque. Exemple éminent, pour Molinari, du
responsable politique « qui ne se laisse pas remorquer par son parti
mais le remorque après lui ».
En 1846, l'Angleterre devient donc
l'étoile polaire qui va capter tous les regards, orienter toutes les
actions, magnétiser toutes les énergies.
Le rapprochement entre des
économistes libéraux anglais qui viennent d'abattre le protectionnisme
dans leur pays et des économistes libéraux français qui ambitionnent
d'en faire autant dans le leur, se manifeste de manière éclatante dans
le grand banquet que les Français offrent à Richard Cobden le 18 août
1846 à Paris.
Présidé par le duc d'Harcourt et
Horace Say, ce banquet d'une centaine de personnes rassemble des
parlementaires, des rédacteurs en chef de journaux favorables au
libre-échange, des membres de l'administration, des industriels et, bien
sûr, les économistes du réseau Guillaumin.
Gustave de Molinari y a été invité
à titre spécial par la Société d'économie politique.
C'est pour lui un signe de
reconnaissance. Le deuxième car quelques mois plus tôt, en mai 1846, son
nom est apparu pour la première fois dans les colonnes du Journal des
économistes: rendant compte dans ce numéro de l'un des premiers
ouvrages de Molinari, Études économiques, Joseph Garnier,
rédacteur en chef de la revue, a salué « un jeune économiste de la plus
belle espérance » et a rendu hommage « au savoir de l'auteur, à
l'orthodoxie de ses doctrines, à la sagesse de ses vues, à
l'enchaînement de ses propositions, et à la clarté ainsi qu'à l'élégance
de son style ».
Molinari n'a que 27 ans mais dans
l'année qui vient il fera son entrée officielle dans la Société
d'économie politique et commencera une collaboration qui deviendra de
plus en plus active au Journal des économistes.
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Gérard Minart est auteur et se consacre à l'écriture
de biographies de personnages qui ont incarné la défense et la
promotion des libertés. |