Bien entendu, Hegel distingue l’État comme
réalité spirituelle des États historiques qui n’en sont que des
manifestations imparfaites. Il reste que l’État n’est pas
considéré comme un moyen d’être libre mais comme une fin en soi.
Il est la liberté. « Si
l'on confond l'État avec la société civile et si on lui donne
pour destination la tâche de veiller à la sûreté,
d'assurer la promotion de la propriété privée
et de la liberté
personnelle, c'est l'intérêt des individus comme tels qui est le
but final en vue
duquel ils se sont unis et il s'ensuit qu'il est laissé au bon
vouloir de chacun de
devenir membre de l'État. Mais l'État a un tout autre rapport
avec l'individu; étant donné que l'État est Esprit
objectif, l'individu ne peut avoir
lui-même de vérité, une
existence objective et une vie éthique que s'il est membre de l'État. » (Principes
de la philosophie du droit,
§ 258, Rem.) L’État n’est pas un simple instrument qui
permettrait à la société civile de mieux se gérer elle-même, il
est ce par quoi l’individu se réalise, moralement et
spirituellement. L'obéissance à la volonté de l'État est la
seule façon pour un homme d'être fidèle à son moi rationnel,
parce que l'État est le vrai soi de l'individu.
Dans les Principes de la philosophie du
droit, Hegel écrit encore: « l’État est la réalité en acte
de la liberté concrète » ou encore « l’Esprit enraciné dans le
monde » (§260, §270). « Tout dans l'État, rien contre l'État,
rien en dehors de l'État » disait Benito Mussolini à la Chambre
des députés en 1927, faisant ainsi écho à Hegel.
L'idée hégélienne d'un développement
spontané de l'Esprit dans l’histoire rejoint, à certains égards,
l’idée d'ordre auto-organisé, à la racine de la « main
invisible » de Smith. Ce dernier, dans Les recherches sur la
nature et les causes de la richesse des nations (1776)
développait l’idée d’une harmonie naturelle des individus guidés par
leur intérêt: « Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il
[l’individu] travaille de manière bien plus efficace pour l’intérêt
de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. »
Mais la théorie hégélienne de l’histoire
est aux antipodes de celle de Smith. Selon Hegel, le
développement historique est l'œuvre de la Raison, entendue
comme un processus supra-individuel. Dans ce processus, les
libres initiatives des individus ne jouent aucun rôle créatif.
Les initiatives individuelles se juxtaposent mais ne créent pas
un ordre. La Forme est uniquement l'œuvre de la Raison.
Du point de vue de la Raison, la volonté
individuelle n’existe pas. C’est une abstraction qui ne se
réalise que dans les collectivités (les peuples, les nations,
l’État). « Les individus disparaissent devant la substantialité
de l’ensemble et celui-ci forme les individus dont il a besoin. Les
individus n’empêchent pas qu’arrive ce qui doit arriver. [...]
Il est fort possible que l’individu subisse une injustice – mais
cela ne concerne pas l’histoire universelle et son progrès, dont
les individus ne sont que les serviteurs, les instruments. » (La
Raison dans l’histoire). Les souffrances individuelles ne
sont que les nécessaires dégâts collatéraux de la Raison en
marche. Le vrai sujet de l'Histoire est pour Hegel les peuples
en lesquels, à chaque époque, s'incarne l'Esprit.
Hegel admirait Napoléon comme celui qui
avait su restaurer l’État comme puissance absolue après la
Révolution. Il voyait dans la victoire de Napoléon à
Iena en 1806, « l’Esprit du monde à
cheval ». Plus réaliste, Germaine de Staël voyait en Napoléon un
« Robespierre à cheval ». En déclarant que « l’État est l’Idée
divine telle qu’elle existe sur terre » (Leçons sur la
philosophie de l’Histoire, p.46), Hegel n’a pas voulu les
sombres événements du XXe siècle, certes, mais il n’est pas
dénué de toute responsabilité intellectuelle. Il n’a pas prôné
toutes les mesures sociales, économiques et politiques prises
par les partis uniques du XXe siècle, mais il a réduit à rien,
philosophiquement, les valeurs et les principes de la société de
droit.
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