L'esprit humain ne parvient que lentement à la
connaissance des rapports sociaux. La société lui apparaît d'abord comme
une construction si mystérieuse et si inconcevable que pour en
comprendre le devenir et la nature il continue encore à admettre
l'existence d'une volonté divine présidant de l'extérieur aux destinées
humaines alors même que la science lui a depuis longtemps appris à
renoncer à cette conception. La « nature » de Kant, qui conduit
l'humanité vers un but déterminé, « l'esprit universel » de Hegel et
même « la sélection naturelle » de Darwin ne sont que les dernières
grandes tentatives inspirées par cette méthode. C'est la philosophie
sociale libérale qui, la première, a permis d'expliquer la société par
l'action humaine sans recourir à la métaphysique. C'est elle qui la
première a permis de comprendre la fonction sociale de la propriété
privée. Elle ne se contente plus de voir dans la justice une catégorie
donnée qui échappe à l'analyse, ou de la déduire du sentiment
inexplicable de satisfaction qui accompagne l'acte juste; elle en
recherche l'explication dans les conséquences de l'action et dans le
jugement de valeur porté sur ces conséquences.
La propriété était jadis considérée comme sacrée. Le
libéralisme a renversé cette idole comme toutes les autres; il a
« rabaissé » la propriété au niveau de l'utilité terrestre. Elle n'est
plus une valeur absolue; elle n'a de valeur qu'en tant que moyen,
c'est-à-dire en raison de son utilité. Sur le plan philosophique ce
changement de point de vue ne soulève pas de difficultés particulières;
à une doctrine reconnue inadéquate se substitue une doctrine plus
adéquate. Mais sur le plan de la vie et dans la conscience des masses
une révolution aussi fondamentale ne peut s'opérer avec la même
facilité. Ce n'est pas une petite affaire que la chute d'une idole que
l'humanité a redoutée pendant des millénaires; ce n'est pas pour
l'esclave tremblant une petite affaire que l'acquisition soudaine de la
liberté. Tous les principes qui jusqu'alors avaient force de loi parce
que Dieu et la conscience l'ordonnaient, ne seront désormais valables
que parce qu'on en aura soi-même décidé ainsi. La certitude fait place à
l'incertitude; le juste à l'injuste, le bien au mal, toutes ces notions
commencent à vaciller. Les vieilles tables de la loi sont détruites;
l'homme doit désormais se donner à lui-même une loi nouvelle. C'est là
une transformation qui ne peut s'accomplir dans le cadre des débats
parlementaires et des votes pacifiques; une révision du code moral ne
peut s'opérer sans un ébranlement profond des esprits et un violent
déchaînement des passions. L'utilité sociale de la propriété privée ne
peut être reconnue que si l'on est d'abord convaincu de la nocivité de
tout autre système.
Que ce soit là l'essence de la grande lutte engagée
entre le capitalisme et le socialisme, on s'en aperçoit clairement quand
on se rend compte que le même processus s'opère dans d'autres domaines
de la vie morale. Le problème de la propriété n'est pas le seul qu'on
discute aujourd'hui; il en va de même du problème du droit de verser le
sang qui, sous diverses formes, en particulier sous la forme du problème
de la paix ou de la guerre, préoccupe le monde entier. Mais c'est sur le
terrain de la morale sexuelle que l'on voit le mieux s'opérer la
transformation des vieux préceptes moraux. Les choses qui jadis étaient
considérées comme tabou, les choses qu'on devait respecter pour des
raisons d'ordre religieux n'ont de valeur aujourd'hui que dans la mesure
où elles contribuent au bien-être de l'humanité. Et cette transformation
des principes sur lesquels sont fondées les valeurs ne pouvait manquer
de conduire les hommes à examiner si les normes jusqu'alors en vigueur
étaient véritablement utiles, ou s'il n'était pas possible de les abolir
entièrement.
Le fait que l'équilibre moral n'a pas été atteint cause dans la vie
intérieure de l'individu de graves troubles psychologiques qui sont bien
connus du médecin sous le nom de névrose(1).
La névrose est la maladie caractéristique de notre époque de transition
morale, d'adolescence spirituelle des nations. Dans la vie
sociale, la discorde se traduit par des erreurs et des conflits auxquels
nous assistons avec horreur. De même qu'il est d'une importance décisive
pour la vie de l'individu de savoir s'il réussira à sortir sain et sauf
des troubles et des angoisses de l'adolescence ou s'il en gardera des
traces qui entraveront l'épanouissement de ses facultés, de même rien
n'est plus important pour la société humaine que de savoir comment elle
supportera les épreuves du problème de l'organisation. D'une part, un
mouvement ascendant vers un lien social plus étroit entre les individus
et par là même vers un bien-être supérieur; d'autre part, la ruine de la
coopération sociale et par là même de la richesse sociale: telles sont
les deux possibilités entre lesquelles nous avons à choisir. Il n'en
existe pas de troisième.
Le grand débat social ne peut se dérouler que par la
pensée, la volonté et l'action des individus. La société ne vit et
n'agit que dans les individus; elle n'est rien d'autre qu'une attitude
déterminée de leur part. Chacun porte sur ses épaules une parcelle de la
société; personne ne peut être délivré par d'autres de sa part de
responsabilité. Et aucun homme ne peut trouver pour lui un moyen de
salut si la société, dans son ensemble, court à sa ruine. C'est pourquoi
chacun doit dans son propre intérêt engager toutes ses forces dans la
lutte des idées. Personne ne peut demeurer à l'écart et se considérer
comme étranger au débat; l'intérêt de chacun est en jeu. Qu'il le
veuille ou non, tout homme est engagé dans la grande lutte historique,
dans la bataille décisive en présence de laquelle notre époque nous a
placés.
La société est l'oeuvre de l'homme. Elle n'a pas été
créée par un dieu ou par une autre force obscure de la nature. Il dépend
de l'homme, dans la mesure où le déterminisme causal des événements
permet de parler de volonté libre, qu'elle continue à se développer ou
qu'elle succombe. C'est une question d'appréciation personnelle que de
savoir si la société est un bien ou un mal. Mais quiconque préfère la
vie à la mort, le bonheur à la souffrance, le bien-être à la misère doit
accepter la société. Et quiconque veut la société et son progrès doit,
sans réserve et sans restriction, vouloir aussi la propriété privée des
moyens de production.
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