Montréal, 15 mai 2012 • No 300

 

Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.

 

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Kickstarter & Cie : quand le privé finance l'art

 

par Gilles Guénette

 

          « Il est probable que Kickstarter distribuera plus d'argent cette année que la National Endowment for the Arts. » Celui qui a fait cette déclaration est Yancey Strickler, le co-fondateur de l'entreprise dans une interview exclusive à TPM. C'est que Kickstarter est en voie de distribuer plus de 150 millions de dollars dans différents projets artistiques pour l'année en cours, alors que le budget total de la NEA pour 2012 est de 146 millions de dollars. « Nous considérons cet exploit de bonne et de mauvaise augure », a-t-il ajouté.

 

          L'exploit est de bonne augure dans la mesure où il signifie que Kickstarter est désormais capable d'amasser plus d'argent pour les arts que l'organisme fédéral principalement responsable de leur soutien aux États-Unis, ce qui a pour effet de doubler le montant disponible pour financer des projets artistiques. Il est de mauvaise augure dans la mesure où il met en lumière un manque criant de fonds pour le financement des arts chez l'Oncle Sam.

          Strickler expliquera plus tard sur son blogue que Kickstarter « ne se considère pas comme un substitut de la NEA ou de tout autre organisme subventionnaire. Le manque de soutien pour des projets créatifs nous a conduit à lancer Kickstarter, et nous nous sommes engagés à aider à élargir l'offre de fonds disponibles d'une nouvelle manière. Nous serions heureux d'être un lointain deuxième, troisième, quatrième, ou même cinquantième bailleur de fonds si cela signifiait qu'il y avait plus d'argent disponible. »

Kickquoi?

          Tous ceux qui s'intéressent le moindrement au domaine des arts ont entendu parler de la National Endowment for the Arts, l'équivalent américain du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts et des lettres du Québec. En gros, la NEA distribue des fonds sous forme de partenariats avec d'autres organismes publics et sous forme de bourses directes aux artistes. Ses fonds lui sont alloués par le gouvernement fédéral.

          Kickstarter, de son côté, est une plateforme virtuelle qui met en contact des créateurs et des consommateurs. Il s'agit de la plus grande plateforme de ce type sur le Net. L'entreprise finance des projets dans les domaines de la création artistique, de la BD, de la danse, du design, de la mode, du cinéma, de l'alimentation, des jeux, de la musique, de la photographie, de l'édition, des nouvelles technologies et du théâtre.

          Une fois inscrit sur Kickstarter, l'« artiste-usager » se fixe un objectif de financement pour un projet X et une date limite est établie. Si le projet réussit à atteindre son objectif de financement avant la date butoir (ou le jour même), les cartes de crédit de tous les « backers » (les bailleurs de fonds) sont débitées du montant qu'ils ont choisi d'investir pour appuyer ledit projet. Si l'artiste ne réussit pas à amasser le montant établi au départ, le projet tombe à l'eau et les cartes ne sont pas débitées.

          Kickstarter ne distribue donc pas son argent; elle distribue l'argent des usagers du site. Depuis son lancement en avril 2009, plus de 20 000 projets de création ont été financés avec succès par des consommateurs de partout dans le monde. La National Endowment for the Arts ne distribue pas non plus son argent. Comme il s'agit d'un organisme public, elle distribue les fonds publics qui lui sont alloués. La différence entre les deux entités ‒ et elle est de taille ‒ est le fait que la première distribue des fonds donnés de façon volontaire alors que la seconde distribue des fonds saisis par la contrainte ‒ essayez de ne pas payer vos impôts pour voir...

Le futur est privé

          L'approche de Kickstarter est complètement différente. Au lieu de proposer un projet à un organisme subventionnaire ou à un producteur qui fait peut-être affaire avec un organisme subventionnaire, les artistes proposent des projets directement à des fans et d'éventuels fans ‒ on peut « tomber » sur des projets qui nous intéressent en surfant les pages du site. Le tout, sans intermédiaire. S'il y a un marché pour un produit, vous pouvez être sûr qu'il verra le jour.
 

« Au lieu de proposer un projet à un organisme subventionnaire ou à un producteur qui fait peut-être affaire avec un organisme subventionnaire, les artistes proposent des projets directement à des fans et d'éventuels fans ‒ on peut "tomber" sur des projets qui nous intéressent en surfant les pages du site. Le tout, sans intermédiaire. »


          Ne reculant devant rien (!), j'ai testé Kickstarter le mois dernier. Hayward Williams, un chanteur folk américain que j'ai découvert avec l'excellent Cotton Bell, y a lancé un projet de financement pour un nouveau disque. En moins de 15 heures, le chanteur avait financé le coût de production de son prochain album, soit 4000 $, et l'a par la suite dépassé ‒ en date du 6 mai, date butoir, Williams avait amassé 7315 $ avec l'aide de 132 « backers ». La moyenne des « dons » reçus par Williams est de 55,40 $; ceux-ci vont de 1 $ à 500 $.

          On peut donner le montant qu'on veut sur Kickstarter. Pour chaque tranche, le « backer » reçoit quelque chose en retour: le téléchargement de l'album, le CD autographié, une paire de billets pour un concert, etc. Pour un don entre 1000 $ et 2000 $, Williams s'engage à donner un concert solo à la résidence du « backer », n'importe où sur le territoire américain. Même chose pour un don de plus de 2000 $, mais partout dans le monde.

          Des dizaines de plateformes vouées au financement de projets artistiques, caritatifs ou autres, ont vu le jour. Elles remettent en question la croyance qui veut que « sans fonds publics, point d'art ». Dans un monde où l'État n'a pas le monopole du financement des arts, de telles initiatives privées se multiplient et gagnent en popularité.

          Trois caractéristiques importantes différencient ces plateformes des organismes subventionnaires traditionnels. La première est le fait que leurs fonds sont illimités. Contrairement à la NEA ou au Conseil des arts du Canada qui ont des budgets très limités (et toujours insuffisants, selon ceux qui se les partagent), il n'y a pas de limites à ce que ces plateformes peuvent aller chercher comme fonds.

          La seconde est qu'elles contribuent à augmenter le niveau général de bonheur (voir « Donner rend heureux », le QL, 6 janvier 2008). Encore une fois, contrairement au financement de projets créatifs par des organismes subventionnaires qui se fait sans notre accord, le financement de projets créatifs par ces plateformes se fait de façon volontaire. Et il fait plaisir de contribuer à un projet qui nous tient à coeur et dont nous souhaitons voir l'aboutissement.

          Si j'avais à les placer sur une échelle de 1 à 10, payer ces impôts se retrouverait au bas, acheter un CD au magasin ou sur Amazon, à 5, et contribuer à l'éclosion d'un projet, à 10. Pourquoi? À cause du lien qui s'établit entre celui qui reçoit les fonds (l'État ou l'artiste) et celui qui donnent les fonds (le contribuable ou le consommateur).

          Dans le cas des impôts, le lien est forcé: l'État nous force à subventionner des artistes dont nous n'approuvons peut-être pas les points de vue ou n'aimons tout simplement pas les produits. Dans le cas d'un achat de CD au magasin ou sur Amazon, il est intéressé, mais impersonnel ‒ nous sommes heureux d'acheter un produit que nous aimons, mais l'artiste n'a qu'une vague idée de notre existence. Dans le cas d'une contribution à l'éclosion d'un projet par contre, un lien s'établit entre l'artiste et nous. Ce lien ajoute de la valeur au produit.

          La troisième caractéristique qui différencie ces plateformes des organismes subventionnaires traditionnels est le fait qu'elles permettent aux artistes d'accéder à un marché international. Des artistes qui avant n'avaient accès qu'à leur petit marché (pensons aux artistes québécois) ont maintenant accès au monde. Ce n'est pas rien. (Même si parfois, les choses ne se passent peut-être pas comme elles seraient censées se produire... La formation punk rock Side Effect du Myanmar l'a appris à ses dépens. Ayant réussi à financer un disque à l'aide de la plateforme Indie Go Go, elle a vu son compte gelé par le gouvernement Obama parce qu'il violait les sanctions américaines contre ce pays).

          Pour toutes ces raisons, les plateformes de type Kickstarter vont se développer dans l'avenir. Jusqu'à ce qu'un entrepreneur quelque part trouve une nouvelle façon de financer l'art, puis une autre, puis une autre. C'est la beauté du capitalisme. Contrairement aux organismes publics, qui, de par leur statut, peuvent difficilement se renouveler, les Kickstarter & Cie peuvent changer, se réinventer, s'améliorer. Comme disait l'autre: « The Future's So Bright, I Gotta Wear Shades ».
 

 

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