Parmi les raisons invoquées par Needham pour répondre à sa question
figurent:
1) l'absence d'un Dieu législateur souverain, idée profondément
enracinée dans la pensée chrétienne de la fin du Moyen Âge; 2) l'organisation bureaucratique de la Chine. En effet, l'Europe
médiévale disposait d'un Dieu fort et d'un pouvoir faible du fait de la
querelle permanente entre les papes et les rois. Au contraire,
la Chine connaissait une divinité faible et un pouvoir
bureaucratique fort.
Le prix Nobel de chimie, Ilya Prigogine (1917-2003), suivant en cela Needham, a beaucoup insisté sur ce facteur
culturel dans l'émergence de la science. Sa thèse est que la science
moderne est née dans une culture où dominait l'idée d'une alliance
entre un homme doué de raison et un Dieu unique législateur et
intelligible, architecte souverain. Il écrit: « ma conviction est que
l'idée d'un dieu garant des lois de la nature et de leur rationalité
a joué un rôle essentiel lors des premiers développements de la
science européenne ». (Ilya Prigogine,
Quel regard
sur le monde? Communiqué lors de la Conférence des lauréats du Prix Nobel
« Nobel Laureates
Facing the 21st Century », Paris, 18-21 janvier 1988.)
Dès le Haut
Moyen Âge, la croyance biblique selon laquelle le monde est l'oeuvre d'un Dieu personnel, créateur et auteur des lois, imprégnait
toute la civilisation occidentale. Cette foi en un Dieu créateur a
conditionné la confiance dans l'idée d'un ordre naturel que la raison
peut connaître. De même, au XVIIe siècle, le concept de lois de la
nature renvoie à l'idée d'un législateur suprême.
Needham écrit: « Dans la civilisation occidentale on peut
facilement montrer que les idées de loi naturelle (au sens juridique) et
de lois de la nature (au sens des sciences de la nature) ont en fait une
racine commune. L'une des plus vieilles notions de la civilisation
occidentale est, sans doute, celle qui dit que de même que les
législateurs impériaux terrestres ont constitués des codes de loi
positives pour que les hommes y obéissent, de même une Divinité
créatrice céleste, suprême et rationnelle a donné une série de lois
auxquelles doivent se soumettre les minéraux, les cristaux, les plantes,
les animaux et les astres dans leurs cours. Il y a peu de doute que
cette idée s'est trouvée intimement liée au développement de la science
moderne tel qu'il s'est opéré à la Renaissance en Occident. » (La
science chinoise et l'Occident, p. 32)
La théologie chrétienne fonde en un sens la démarche scientifique, même
si elle ne suffit pas à l'engendrer. En revanche, les grandes
civilisations comme l'Inde ou la Chine, malgré leur puissant
développement mathématique ou technique, ont toutes échoué à formuler le
concept de loi physique ou de loi naturelle. Leur cosmologie est le
reflet d'une vision théologique panthéiste et animiste vouée à l'éternel
recommencement. La civilisation indienne est à l'origine de l'invention
du concept de zéro et du système de numération, indispensable à l'essor
de la science. Mais la métaphysique hindoue a fait obstacle au
développement de la démarche scientifique. Dans le panthéisme hindou,
les cieux sont perçus comme divins et animés. De même, le concept hindou
de « maya » affirme que l'expérience sensible n'est qu'une illusion et
non le reflet du monde extérieur.
Par ailleurs, c'est en Chine que furent faites les découvertes
fondamentales de la boussole, de la poudre et du gouvernail. Mais en
Chine, on conçoit l'ensemble de la nature comme une sorte d'animal ou de
grand organisme traversant un cycle répétitif de naissance, de
maturation et de mort. Un tel cadre de pensée interdit de penser la
nature comme une machine et de formuler les lois de la mécanique.
Au contraire, pour les théologiens du Moyen Âge, Dieu est rationnel et
il a créé un univers ordonné. Cela signifie que l'univers n'est pas
Dieu, qu'il a une existence autonome et qu'il peut être soumis à
l'analyse rationnelle. Or la croyance métaphysique dans un univers
intelligible, structuré et ordonné par Dieu, qui peut être compris par
la raison humaine, a constitué l'une des conditions de possibilité de la
science moderne. En ce sens, le christianisme a favorisé l'essor du
progrès scientifique, parfois malgré lui.
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