Pourquoi la science moderne est-elle née en Occident?* (Version imprimée)
par Damien Theillier**
Le Québécois Libre, 15 juin
2012, No 301
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Pourquoi la science moderne est-elle née en Europe et pas ailleurs? Pourquoi n'est-elle pas née en Chine par exemple? Dans l'Antiquité, la Chine et l'Occident avaient le même niveau scientifique. Or c'est seulement à partir de l'époque de la Renaissance que la modernité a pris son essor en Occident, la Chine ne faisant que stagner.

Parmi les explications de l'origine de la science moderne, on trouve cette idée que la science elle-même n'apparaît qu'en fonction d'un contexte culturel, de l'idée que les hommes se font de Dieu, d'eux-mêmes et de l'organisation sociale. On se souvient de la thèse de Max Weber sur les origines du capitalisme dans son livre: L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Telle est la thèse que nous allons explorer dans le domaine épistémologique.

Cette thèse ne minimise pas l'importance d'autres facteurs, comme les facteurs sociaux-économiques ou politiques. Mais elle tend à montrer que, contrairement à l'analyse marxiste, des facteurs d'ordre culturels ou métaphysiques ont pu jouer dans la naissance de la science moderne.

De la Renaissance aux Lumières

Aux XVe et XVIe siècles, l'Europe était ravagée par les guerres de religion. Certains attribuèrent alors ces malheurs aux croyances religieuses de l'ère métaphysique médiévale. La méthode scientifique pensait-on, allait unifier les hommes par-delà les préjugés dans une même conception du monde. En 1604, Galilée formule la loi de la chute des corps, première loi de la dynamique moderne. Et en 1687, les Principes mathématiques de la philosophie naturelle d'Isaac Newton exposent de façon systématique un ensemble de lois physiques qui demeureront inchangées pendant plus de deux cents ans.

Au XVII et XVIIIe siècle, on assiste à la proclamation de l'égalité entre les hommes, fondée sur le principe que tous les hommes sont dotés de la faculté rationnelle: tous les hommes ont accès au savoir. Mais cette idée d'égalité, qui s'affirme pleinement au siècle des Lumières à partir de Descartes, a été précédée par l'affirmation du caractère rationnel et objectif de la réalité. Or cette idée est propre à l'Occident. Elle a d'abord été défendue par les savants grecs, Platon, Aristote, Épicure, mais elle a été aussi fortement réaffirmée par le christianisme au cours du Moyen Âge.

En effet, à la différence de la pensée orientale, la tradition judéo-chrétienne attribue à Dieu d'une part la rationalité et d'autre part la création d'un univers ordonné qui lui est extérieur. Dès lors, le monde naturel possède une consistance propre. Il n'est ni une illusion, ni un être divin. Et l'idée d'un ordre naturel indépendant et ordonné est un présupposé fondamental de la méthode scientifique. C'est sur cette base qu'il devient possible d'étudier les rapports de cause à effet. D'une certaine manière, la doctrine de la création a eu pour effet de désacraliser le monde et de l'ouvrir à l'analyse rationnelle.

« Avec le temps, la physique de Newton est apparue comme le modèle d'une oeuvre vraiment scientifique, détachée des spéculations métaphysiques ou religieuses. Mais en fait Newton s'appuyait sur des convictions chrétiennes; il rattachait l'ordre du monde à l'intelligence du Créateur. » (Pierre Thuiller, Jeux et enjeux de la science: Essai d'épistémologie critique. 1972 pp. 46-47)

La Chine et l'Occident au Moyen Âge

Dans ses travaux sur la science et la technologie chinoises (La science chinoise et l'Occident, Paris, Seuil, 1969), le grand savant biochimiste Joseph Needham (1900-1995), communiste repenti, a posé la question de savoir pourquoi la science moderne n'était pas née en Chine. En effet, la Chine était particulièrement bien placée pour devenir le berceau des sciences et des techniques modernes.

Parmi les raisons invoquées par Needham pour répondre à sa question figurent:

1) l'absence d'un Dieu législateur souverain, idée profondément enracinée dans la pensée chrétienne de la fin du Moyen Âge;
2) l'organisation bureaucratique de la Chine. En effet, l'Europe médiévale disposait d'un Dieu fort et d'un pouvoir faible du fait de la querelle permanente entre les papes et les rois. Au contraire, la Chine connaissait une divinité faible et un pouvoir bureaucratique fort.

Le prix Nobel de chimie, Ilya Prigogine (1917-2003), suivant en cela Needham, a beaucoup insisté sur ce facteur culturel dans l'émergence de la science. Sa thèse est que la science moderne est née dans une culture où dominait l'idée d'une alliance entre un homme doué de raison et un Dieu unique législateur et intelligible, architecte souverain. Il écrit: « ma conviction est que l'idée d'un dieu garant des lois de la nature et de leur rationalité a joué un rôle essentiel lors des premiers développements de la science européenne ». (Ilya Prigogine, Quel regard sur le monde? Communiqué lors de la Conférence des lauréats du Prix Nobel « Nobel Laureates Facing the 21st Century », Paris, 18-21 janvier 1988.)

Dès le Haut Moyen Âge, la croyance biblique selon laquelle le monde est l'oeuvre d'un Dieu personnel, créateur et auteur des lois, imprégnait toute la civilisation occidentale. Cette foi en un Dieu créateur a conditionné la confiance dans l'idée d'un ordre naturel que la raison peut connaître. De même, au XVIIe siècle, le concept de lois de la nature renvoie à l'idée d'un législateur suprême.

Needham écrit: « Dans la civilisation occidentale on peut facilement montrer que les idées de loi naturelle (au sens juridique) et de lois de la nature (au sens des sciences de la nature) ont en fait une racine commune. L'une des plus vieilles notions de la civilisation occidentale est, sans doute, celle qui dit que de même que les législateurs impériaux terrestres ont constitués des codes de loi positives pour que les hommes y obéissent, de même une Divinité créatrice céleste, suprême et rationnelle a donné une série de lois auxquelles doivent se soumettre les minéraux, les cristaux, les plantes, les animaux et les astres dans leurs cours. Il y a peu de doute que cette idée s'est trouvée intimement liée au développement de la science moderne tel qu'il s'est opéré à la Renaissance en Occident. » (La science chinoise et l'Occident, p. 32)

La théologie chrétienne fonde en un sens la démarche scientifique, même si elle ne suffit pas à l'engendrer. En revanche, les grandes civilisations comme l'Inde ou la Chine, malgré leur puissant développement mathématique ou technique, ont toutes échoué à formuler le concept de loi physique ou de loi naturelle. Leur cosmologie est le reflet d'une vision théologique panthéiste et animiste vouée à l'éternel recommencement. La civilisation indienne est à l'origine de l'invention du concept de zéro et du système de numération, indispensable à l'essor de la science. Mais la métaphysique hindoue a fait obstacle au développement de la démarche scientifique. Dans le panthéisme hindou, les cieux sont perçus comme divins et animés. De même, le concept hindou de « maya » affirme que l'expérience sensible n'est qu'une illusion et non le reflet du monde extérieur.

Par ailleurs, c'est en Chine que furent faites les découvertes fondamentales de la boussole, de la poudre et du gouvernail. Mais en Chine, on conçoit l'ensemble de la nature comme une sorte d'animal ou de grand organisme traversant un cycle répétitif de naissance, de maturation et de mort. Un tel cadre de pensée interdit de penser la nature comme une machine et de formuler les lois de la mécanique.

Au contraire, pour les théologiens du Moyen Âge, Dieu est rationnel et il a créé un univers ordonné. Cela signifie que l'univers n'est pas Dieu, qu'il a une existence autonome et qu'il peut être soumis à l'analyse rationnelle. Or la croyance métaphysique dans un univers intelligible, structuré et ordonné par Dieu, qui peut être compris par la raison humaine, a constitué l'une des conditions de possibilité de la science moderne. En ce sens, le christianisme a favorisé l'essor du progrès scientifique, parfois malgré lui.

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*Ce texte a d'abord été publié le 21 mai 2012 sur 24hGold. ** Damien Theillier est président de l'Institut Coppet et professeur de philosophie à Paris.