L'insécurité alimentaire et vous (Version imprimée)
par Gilles Guénette*
Le Québécois Libre, 15 juin
2012, No 301
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/12/120615-9.html


Le rapporteur spécial de l'Organisation des Nations unies (ONU) sur le droit à l'alimentation a durement critiqué le Canada le mois dernier, affirmant qu'il était temps pour le pays de se doter de sa propre « stratégie nationale en matière de droit à l'alimentation ». Pour Olivier De Schutter, dont le mandat est de faire enquête sur l'accès à une nourriture saine, notamment pour les plus pauvres de la société, trop de gens, soit 3 millions de personnes, vivent encore dans la pauvreté au Canada et trop de familles, soit une sur dix, faisaient face à l'insécurité alimentaire en 2007-2008.

Questionné lors d'un point de presse sur le coût d'une telle stratégie, De Schutter s'est contenté de répondre que le Canada pouvait se le permettre et que ça ne coûtait pas très cher ‒ on ne sait pas ce qu'il veut dire par « pas très cher », mais bon... on s'imagine quelques centaines de millions de dollars. Le haut fonctionnaire onusien est catégorique: « Puisqu'il (le Canada) a pu ces dernières années redistribuer aux riches, peut-être le temps est-il venu de redistribuer aux pauvres. »

Les critiques du rapporteur ont été fort mal reçu par les ministres conservateurs. « D'après nous, a lancé le ministre de l'Immigration, Jason Kenney, l'ONU doit mettre l'accent sur les pays en voie de développement où les gens n'ont pas de nourriture et c'est un gaspillage de ressources de venir dans des pays démocratiques, bien développés, pour donner des leçons politiques ». La ministre de la Santé, Leona Aglukkaq, a ajouté: « J'ai rencontré l'individu ce matin et j'ai trouvé qu'il était un intellectuel mal-informé, condescendant qui étudie de loin, encore une fois, les peuples autochtones, les Inuits et l'Arctique canadien. »

Même si cela fait du bien d'entendre des ministres laisser de côté leur habituelle langue de bois et tomber à bras raccourci sur un rond-de-cuir franchement pédant, je ne peux m'empêcher de croire que l'avènement d'une telle stratégie est inévitable. Il y a trop de do-gooders qui travaillent sur les questions de nutrition et d'obésité pour qu'elle ne se concrétise pas un jour. D'ailleurs, les membres de l'opposition à Ottawa étaient très sensibles aux propos du rapporteur...

Stratégie nationale 101

À quoi pourrait bien ressembler une stratégie nationale en matière de droit à l'alimentation? De Schutter en a donné quelques indices lors de son passage. Le Canada devrait en gros augmenter les revenus des plus pauvres, faire en sorte que des produits sains et frais soit disponibles partout pays et cela, à des prix abordables, et organiser une sorte de grande rencontre nationale sur l'alimentation.

On s'en doute, les do-gooders ont applaudi les propos du rapporteur. Prenez Sécurité alimentaire Canada, une alliance « pancanadienne d'organisations de la société civile et d'individus qui collaborent pour promouvoir le dialogue et la collaboration en faveur de politiques et de programmes qui améliorent la sécurité alimentaire au Canada et à l'échelle mondiale ». Comme on peut le lire dans un de ses récents communiqués:

« Le rapporteur spécial a parcouru le Canada au cours des dix derniers jours, recueillant des données et des récits troublants au sujet de l'insécurité alimentaire, des problèmes de santé qui y sont reliés, ainsi que du coût scandaleux des aliments dans les régions éloignées et nordiques. Il nous a rappelé que l'alimentation demeure un droit fondamental, et que le Canada faillit à ses obligations d'assurer ce droit [...] ».

Comme l'alimentation est un « droit fondamental » pour plusieurs, et qu'il est primordial que chacun mange bien et à sa faim, un large pan d'une éventuelle politique nationale serait consacré à un réseau pancanadien de banques alimentaires. Or, comme l'avait brillamment démontré l'avocate Karen Selick il y a quelques années dans le National Post, les banques alimentaires ne sont pas la solution.

Tous à la banque (alimentaire)

Selon Selick, les banques alimentaires ont contribué à créer le problème auquel elles prétendent remédier ‒ aider les personnes à court d'argent pour l'épicerie avant le prochain chèque de paie ou d'aide sociale ‒ en aidant à éliminer la stigmatisation qui accompagnait l'acte de mendier pour de la nourriture.

Il peut être humiliant de révéler à vos proches ‒ famille, amis ou voisins ‒ que vous ne pouvez pas vous permettre d'acheter l'épicerie cette semaine. Mais avec un intermédiaire comme une banque alimentaire entre vous et des donateurs anonymes, aucune de vos connaissances ne sera au courant de votre situation. Vous aurez aussi la consolation de voir de nombreux autres habitués fréquenter les banques alimentaires; vous ne devez pas avoir honte, vous n'êtes pas seul dans cette situation.

Et une fois que vous aurez fait votre première visite à la banque alimentaire, et que vous en serez ressorti le coeur léger, il sera encore plus facile d'y retourner! En fait, vous pourrez même revoir la façon dont vous gérez votre budget en gardant à l'esprit cette « porte de sortie ». Vous pourrez dépenser un peu plus sur les frivolités de la vie et laisser la banque alimentaire combler le vide à l'aide de boîtes de thon, de riz et de beurre d'arachide. C'est très censé, d'un point de vue économique.

Selick concluait en soulignant comment il est économiquement contre-productif de mettre sur pied des réseaux de cueillette et de distribution de denrées alimentaires alors que les épiceries et les supermarchés existent déjà pour ça. Elle affirmait qu'il serait préférable d'amasser des fonds pour les remettre aux plus démunis, mais que cela serait sans doute plus difficile ‒ étant donné que des donateurs craindraient que leurs dons servent à l'achat de cigarettes, d'alcool ou de loteries. Mais attardons-nous à cette phrase: vous pourrez même revoir la façon dont vous gérez votre budget en gardant à l'esprit cette « porte de sortie ».

Voilà la véritable cause de la montée en popularité des banques alimentaires des dernières années. Après plusieurs années de reportages et d'articles sur le phénomène et sur ce que certains qualifient de « travailleurs pauvres » (les « working poors »), il est devenu socialement acceptable de fréquenter la banque alimentaire. Tellement que les gens revoient leurs priorités lors de l'élaboration de leur budget (lorsqu'ils en élabore un, bien entendu) et se tournent de plus en plus vers les banques.

« Pas envie de faire à souper, on devrait aller au resto ce soir! On n'en a pas les moyens, mais au pire on passera au comptoir alimentaire. » « Que dirais-tu d'une bonne bouteille de vin ce soir? On n'en a pas les moyens, mais... » « Le forfait haute vitesse qu'offre Bell est super alléchant. Je n'en ai pas les moyens, mais... » « J'ai l'air fou avec mon vieux cellulaire et le iPhone est tellement pas cher. Je n'en ai pas les moyens, mais... » Etc.

Ce n'est pas un hasard si c'est durant le temps des fêtes que les banques alimentaires sont le plus sollicitées ‒ même si les médias mettent de plus en plus l'accent sur le fait que « les gens ont faim à longueur d'année ». Les gens qui les fréquentent font plus de dépenses folles durant cette période (ils achètent des cadeaux à tout un chacun, même s'ils en n'ont pas nécessairement les moyens) et doivent visiter la banque alimentaire pour combler le vide.

Je me demande combien de personnes fréquentent ces banques sans en avoir réellement besoin? Combien s'en passeraient s'ils faisaient plus attention et s'il n'était pas devenu socialement acceptable de mendier pour de la bouffe? Je pari que plusieurs se servent des banques alimentaires pour pallier leurs mauvaises décisions budgétaires. Nationaliser le secteur ne ferait qu'empirer les choses.

Vive la charité

N'allez pas croire que je suis contre les banques alimentaires ou les popotes roulantes. Il y a des gens réellement dans le besoin pour qui ces services sont essentiels (j'ai des amis qui offrent un service de meals on wheels dans la région et ces personnes ont toute mon admiration.). Je suis toutefois contre l'idée d'« officialiser » la chose et de la financer à même les impôts des contribuables.

Comme l'écrit Shawn Mac Farlane ailleurs dans ces pages: « La charité privée et le regroupement des individus ont fonctionné pendant des millénaires, et nous croyons que c'est toujours possible et plus efficace économiquement que le véhicule étatique quand vient le temps d'aider non seulement les plus démunis, mais également tout le monde à mieux vivre ».

Selon Santé Canada, « la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». L'insécurité alimentaire est donc « l'incapacité de se procurer ou de consommer des aliments de qualité, en quantité suffisante de façon socialement acceptable, ou l'incertitude d'être en mesure de le faire ».

Avouez qu'à ce compte, tout le monde peut souffrir d'insécurité alimentaire à un moment ou un autre. Mais ce sont souvent les gens qui se placent eux-mêmes en position d'insécurité alimentaire par toutes sortes de décisions irréfléchies. Pas besoin d'une politique nationale ici! Nous n'avons qu'à laisser les gens subir les conséquences de leurs actes et ne pas les encourager à se mettre dans une telle position.

Si des contribuables veulent donner à des organismes de charité chargés de nourrir les plus démunis, qu'ils le fassent. Il s'agit d'un geste noble qu'on ne peut qu'encourager. Mais on ne doit pas les forcer à financer ces organismes. Une telle politique ne rendrait service à personne.

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* Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.