Ce à quoi il est généralement répondu que la prospérité et
l'enrichissement global résultant d'un système libéral importent peu;
même si le ressentiment social est amoindri, l'individualisme, la
poursuite des fins privées, fait que tout un chacun se tourne
naturellement vers l'État pour obtenir ce qu'il désire. D'où l'appel au
socialisme et à la production de mêmes biens pour tout le monde, en vue
d'une satisfaction égale des intérêts.
S'il est crucial de réfuter cet argument, c'est bien parce que
Tocqueville a su lui donner ses lettres de noblesse et l'asseoir, malgré
lui, dans la tradition antilibérale. Regardons-y de plus près.
Quoique libéral, Tocqueville considérait que la liberté était
inéluctablement menacée par l'individualisme qu'elle favorise, celui-ci
virant tôt ou tard à l'égalitarisme.
Rappelons que pour Tocqueville, le fait fondamental des sociétés
modernes est « l'égalité des conditions » ou égalité de droit, qui fait
que tout un chacun peut user de sa vie ou de ses biens comme il
l'entend, sans faire l'objet de la coercition d'autrui. En ce sens,
liberté et égalité sont originellement complémentaires, puisque
l'égalité de droit n'est que l'égale liberté de chacun. Mais l'individu
lambda aspire tôt ou tard à l'égalité matérielle, quitte à sacrifier sa
liberté au profit de la réalisation de ce projet.
La cause en est l'individualisme constitutif de la démocratie. Celui-ci
procède de l'égalité de droit, contre laquelle il finit paradoxalement
par se retourner. Les sociétés aristocratiques ne connaissaient pas
l'égalité de droit, ni non plus, par conséquent, l'individualisme. Ce
« sentiment réfléchi et paisible » pousse les citoyens à poursuivre
exclusivement leurs fins privées et à abandonner jusqu'à l'idée d'un
bien commun ou d'une fin collective. Ainsi, selon Tocqueville,
se dissout le lien social, chaque citoyen tendant à « s'isoler de la
masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses
amis ».
Le problème est qu'à force de ne songer qu'à lui-même, le citoyen se
désintéresse de la liberté et lui préfère la servitude. En effet, pour
satisfaire ses fins privées, il préfère l'action de l'État plutôt que la
sienne; il se décharge volontairement de ses responsabilités
individuelles au profit de l'État, lequel devient le
fournisseur de biens collectifs, que chacun est contraint de produire à
son échelle mais dont tous peuvent profiter, sans discrimination. Le
principal coupable, pour l'avènement d'une telle société, c'est bien
l'individualisme, sans lequel le désir de faire appel à l'État pour
satisfaire ses fins propres ne verrait le jour. En effet,
l'individualisme pousse le citoyen à ne plus aimer la liberté, car elle
constitue un bien collectif qui vaut pour lui-même, indépendamment des
fins privées auxquelles l'individualisme cantonne les individus. C'est
ainsi que l'individualisme se transforme nécessairement en égalitarisme, les
citoyens estimant qu'ils sont en droit de se contraindre mutuellement à
produire des biens collectifs pour la satisfaction égale de chacun.
La liberté est un idéal qu'on recherche pour lui-même, non pour
satisfaire ses fins propres, à la différence des biens collectifs qui
sont produits dans un cadre socialiste. Certes, le citoyen peut aimer la
liberté pour autre chose qu'elle-même, en ce sens que soustrait à la
coercition d'autrui, il lui est déjà plus facile d'atteindre ses fins
propres; mais cet attachement est nécessairement temporaire, il doit
céder la place tôt ou tard à une préférence pour l'État plutôt que pour
la liberté. Le remède au socialisme ou « despotisme doux », c'est l'action
citoyenne, la défense politique de la liberté comme un idéal qui trouve
en lui-même sa propre justification. Il faut, dit Tocqueville, renoncer au strict
individualisme et le contrebalancer par l'amour désintéressé de la
liberté, si l'on veut empêcher l'avènement du socialisme.
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