On le voit, ce débat est hautement irrationnel. En fait, la plupart des
personnes qui se prononcent en faveur du prix unique n'aiment pas les
grandes surfaces. Encore moins les multinationales. Comme à l'époque du
déclin des cinémas de répertoire (souvenez-vous des montées de boucliers
à toutes les fois qu'un d'entre eux était menacé de fermeture...),
elles sont nostalgiques du temps où la petite librairie de quartier avec
gros chat dormant ici et là et patron vous appelant par votre prénom
avait pignon sur rue. Une époque révolue, ou en voie de l'être.
Vous remarquerez qu'à toutes les fois que ce débat refait surface, on
retrouve toujours un même grand absent. On parle de l'industrie, des
auteurs, des librairies, du livre, de la littérature, mais jamais on ne
mentionne le lecteur. Pourtant, c'est lui qui achètent les livres. C'est
lui qui soutient l'industrie du livre. Et on penserait bêtement que plus
les livres sont accessibles (c'est-à-dire moins chers), mieux c'est! Eh
bien non. Dans la tête des ayatollah du prix unique, les grandes
surfaces livrent une « guerre des prix » qui ne vise qu'une chose: tuer
les petites librairies. Loin d'eux l'idée que ces entreprises pourraient
vouloir plaire à leurs clients lecteurs et même à tenter d'en satisfaire
le plus grand nombre!
À toutes les fois que ce débat refait surface, on nous répète que le
prix unique serait salvateur pour le livre. Mais comment peut-on croire
qu'en haussant les prix (parce que c'est bien de cela qu'il s'agit ici:
en limitant le rabais maximal qu'un détaillant peut offrir, on augmente
les prix), les lecteurs vont acheter plus de livres ou même
qu'ils vont continuer d'acheter le même nombre de livres qu'ils achètent
bon an, mal an? Comment peut-on penser que l'industrie du livre va
bénéficier d'une hausse de prix?
The Times They Are A-Changin
Les Québécois ne fréquentent plus les librairies indépendantes pour
plusieurs raisons. Parce qu'ils commandent leurs livres sur Internet.
Parce qu'ils n'ont plus besoin des suggestions d'un libraire. Parce
qu'ils se font leur propre opinion ou qu'ils trouvent des informations
ailleurs (sur des sites spécialisés, dans les réseaux sociaux, sur
Amazon, etc.). Les temps ont changé et l'offre est maintenant hyper
décentralisée – vous pouvez acheter des livres de partout dans le monde
et quelquefois même directement de l'auteur.
Comme je l'ai déjà écris
dans les pages du QL, le régime de
prix unique est loin d'être une solution. Il ne sert en fait qu’à
maintenir en vie de petites entreprises qui n’ont pas su s’adapter aux
nouvelles réalités – que ce soit l’arrivée des grandes surfaces ou celle
des Amazon & Cie et du commerce en ligne.
Et comme l'affirmait l'économiste Michel Leblanc dans
une lettre ouverte
publiée dans La Presse en 2000: « Il est temps qu'on admette,
dans certains milieux, l'importance de faire face à la
réalité. Les préférences des consommateurs changent, et
c'est à l'offre de s'ajuster. Si les Québécois veulent
acheter leurs best-sellers en faisant leur épicerie, c'est
leur choix. S'ils sont à la recherche de bons prix, c'est
leur droit le plus absolu. Partout dans le monde occidental,
les acheteurs de livres concentrent leurs achats dans quatre
types d'établissements: les librairies virtuelles, les
grandes librairies confortables, les petites librairies
ultra-spécialisées et les grandes surfaces qui vendent à bon
marché un nombre limité de titres. Que ceux qui, au Québec,
se sentent prêts à répondre à ces attentes se lèvent, et que
les autres aillent se recoucher. » Que dire de plus?
Si Québec va de l'avant avec cette mesure, il faudra voir ce qu'il
adviendra lorsque, dans quelques années, tout ce beau monde se rendra
compte qu'elle n'aura pas eu les effets escomptés et que les petites
librairies auront continué de fermer. En France,
les petites librairies
disparaissent malgré le fait que le prix unique existe depuis
1981. Ils réclameront une nouvelle mesure avec plus de dents cette
fois. Quelle sera-t-elle? Une interdiction de vente à rabais des livres
sur tout le territoire québécois? La nationalisation pure et simple du
marché du livre au grand complet? Les paris sont ouverts.
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