L'argumentation présuppose enfin le droit d'approprier un certain nombre
de ressources rares et physiques, par exemple un micro pour s'adresser à
la foule venue assister à une conférence ou tout simplement un stylo
plume pour jeter sur le papier ses arguments.
« Enfin, il serait impossible de se livrer à l'argumentation, si on
n'était pas autorisé à s'approprier, en plus de son propre corps,
d'autres ressources rares par appropriation initiale, c'est-à-dire en
les mettant en valeur avant qu'un autre ne le fasse, ou si de telles
ressources n'étaient pas définies en termes physiques, objectifs. »(5)
Travers logiques
Il y a un premier travers logique dans cette argumentation, c'est l'idée
que l'argumentation présuppose toujours la reconnaissance de la
propriété de soi. Certes, je puis préférer argumenter avec autrui plutôt
que de le violenter, parce que je condamne la violence. Je respecte sa
personne et ses biens et donc je ne lui fais rien de dommageable.
Précisément parce que je m'interdis tout acte coercitif, je préfère un
libre débat à la violence pour régler nos différends.
Néanmoins, il peut se trouver diverses raisons pour lesquelles je
choisis le libre débat pacifique plutôt que la violence. Principalement,
je peux vouloir un débat avec autrui parce que j'estime que son avis me
sera utile. Par exemple, supposons que je sois un lycéen fainéant et
stupide qui passe une partie de son temps à tabasser le premier de la
classe. Un beau jour, je lui demande s'il veut bien m'aider pour un
devoir de maths à rendre; et je le laisse parler au lieu de le tabasser.
Nous échangeons nos points de vue sur la réponse à un exercice donné; la
discussion se passe sans violence. Puis, je lui laisse un oeil au beurre
noir après notre échange. Certes, j'aurai argumenté avec lui au lieu de
lui faire du mal pendant un moment; mais certainement pas parce que je
traite sa personne avec dignité. Je viens, en effet, de le violenter
juste après notre discussion, ce qui prouve bien que je ne lui accorde
aucun respect.
Cependant, il y a une autre faille béante dans l'argument de Hoppe.
Supposons qu'il soit vrai que l'argumentation présuppose toujours la
reconnaissance de la propriété de soi; même en ces conditions, son
raisonnement resterait faux, car il tient à tort la contradiction
pratique pour un gage de validité. La contradiction pratique consiste à
affirmer une chose et à agir par ailleurs d'une façon qui montre qu'on
donne son assentiment à une chose contraire.
Ici, la contradiction consiste à nier une certaine proposition, à savoir
que « je dois être traité comme le propriétaire de moi-même, mon
jugement, mon corps, mes biens extérieurs », tout en prouvant par une
action donnée, à savoir la démarche même de l'argumentation, que je
reconnais cette proposition comme valide. Le problème est que donner son
assentiment à une proposition quelconque ne prouve pas que la
proposition est juste. Et le fait que je donne mon assentiment en toutes
circonstances à cette proposition ne change rien à l'affaire.
Supposons que j'affirme la validité de la proposition « 2 et 2 font 4 »;
mais que dans ma pratique mathématique effective, j'estime qu'ils font
5. Je traite les exercices d'arithmétique comme si 2 et 2 font 5. Je me
contredis moi-même, certes; mais cela prouve-t-il que « 2 et 2 font 5 » au
lieu de 4? Certainement pas.
Dès lors, affirmer la propriété de soi est certes la condition à
laquelle je daigne prendre part à une argumentation; ce n'est pas donner
mon assentiment à ce postulat et prouver mon assentiment par la démarche
argumentative qui va prouver la validité de ce postulat.
Conclusion
La tentative de Hoppe est remarquable en ce sens qu'elle évite l'écueil
classique de déduire d'un fait une valeur. Cependant, elle part d'une
absurdité et aboutit à un non sequitur. Son point de départ est absurde
en ce sens qu'elle établit que l'argumentation présuppose toujours la
reconnaissance de la dignité de l'autre. Sa conclusion est un non sequitur en ce sens que le raisonnement de Hoppe traite l'assentiment
qu'on donne à une proposition donnée comme la marque de la validité de
cette proposition; ce qui est manifestement faux.
|