Le socialisme sous toutes ses formes, y compris en sa version « light »
sociale-démocrate, constitue la réalisation politique et économique de
l'altruisme. Du moment qu'on légitime le sacrifice de soi, il est du
ressort de la loi de faire que les individus se sacrifient les uns pour
les autres à chaque fois qu'ils en ont l'occasion.
Si on approuve, pour une raison ou une autre, qu'un individu se sacrifie
pour aider un autre individu, alors on accepte, fût-ce sans s'en rendre
compte, la prémisse majeure de l'altruisme et partant du socialisme.
Pour cette raison, il importe de condamner le socialisme d'un point de
vue moral: en prenant partie pour ce qu'Ayn Rand appelle un « égoïsme
rationnel » qu'elle a pris soin de théoriser et d'exposer au fil de son oeuvre.
Bien qu'elle soit une figure incontournable du libéralisme contemporain,
Ayn Rand a échoué à proposer une défense efficace de l'éthique « égoïste »
qu'elle a voulu promouvoir; et sa critique de l'altruisme pêche par ses
aspects caricaturaux.
Point de vue objectiviste sur le sacrifice de soi |
L'objectivisme, ainsi qu'Ayn Rand a appelé sa philosophie, couvre
plusieurs champs. En éthique, sa thèse fondamentale est qu'il est moral
de poursuivre notre intérêt personnel et de laisser autrui en faire de
même, sans nous asservir aux fins d'autrui et sans asservir autrui à nos
fins propres. Dans les termes de John Galt, personnage principal d'Atlas
Shrugged: « Je jure, par ma vie et l'amour que je lui porte, que je
ne vivrai jamais au profit d'un autre homme, ni ne demanderai à un autre
homme de vivre pour le mien. »
L'altruisme, en tant que « code moral », exige de l'individu qu'il serve
les fins d'autrui à chaque fois que ce dernier ne peut compter sur
lui-même pour satisfaire ses fins propres. Cette doctrine, soutient Ayn
Rand, a pour conséquence de condamner l'individu à un perpétuel
« sacrifice » de son existence propre; elle lui impose de servir
continuellement des objectifs qui ne sont pas les siens, de vivre
constamment au profit des autres plutôt qu'au profit de lui-même.
La charité n'est pas exclue; mais elle doit rester minimale et
secondaire. Ayn Rand ne cherche pas plus à justifier qu'à pourfendre le
fait de venir en aide gratuitement à son prochain. Mais elle s'oppose à
ce qu'un acte de générosité implique de renoncer à une fin personnelle.
« Il ne faut pas se cacher derrière des questions futiles, comme de
savoir s'il faut ou non donner dix centimes à un mendiant. Ce n'est pas
la question. […] La question est de savoir si on doit perpétuellement
acheter sa vie, dix centimes par dix centimes, auprès de chaque mendiant
qui déciderait de vous aborder. […] La question est de savoir s'il faut
voir l'homme comme un animal sacrificiel. »(1)
Quand je rends gratuitement service à autrui, répond Ayn Rand, ce
service ne doit s'accompagner d'aucun renoncement à une fin personnelle.
Par conséquent, il n'est pas question de rendre gratuitement service à
autrui à chaque fois qu'il en aura besoin; ce serait en effet faire
preuve de générosité même quand cela va de pair avec un sacrifice. Ce
que l'objectivisme estime moralement condamnable. Voyons pourquoi.
« L'égoïsme rationnel » ne se réfère à aucun devoir absolu, aucune norme
transcendante. Pour l'objectiviste, le bien et le mal n'existent pas en
tant que tels; ce ne sont que des façons de qualifier ce qui est utile
et nuisible, constructif et néfaste pour la survie humaine. En effet,
l'objectivisme délaisse tout concept qu'on ne peut déduire de la
réalité; l'observation de ce qui est nous montre ce qui est, elle ne
nous apprend pas ce qu'on devrait faire pour être quelqu'un de bien ou
« gagner sa place au ciel ». Par conséquent, tout concept se référant à
une obligation absolue ne porte pas sur la réalité mais constitue une
simple extrapolation de l'esprit humain.
En d'autres termes, la morale telle que la conçoit l'objectivisme ne
peut être qu'un ensemble d'impératifs hypothétiques ou d'obligations
pratiques, condition à laquelle on peut la qualifier d'« objective ». Plus
précisément, l'objectivisme considère que « la norme d'évaluation de
l'éthique objectiviste, la norme par laquelle on juge ce qui est bon ou
mauvais, est la vie de l'homme, c'est-à-dire ce qui est requis
pour la survie de l'homme en tant qu'homme », c'est-à-dire en tant
qu'animal spécifiquement rationnel(2). Ce sur quoi Ayn Rand
s'explique en ces termes: « la raison est le moyen fondamental de survie
de l'homme »(3). Par conséquent, sa survie exigera qu'il
s'efforce de mettre en oeuvre ses capacités proprement réflexives et
d'intégration conceptuelle du donné des sens, ce qui définit la « raison »
telle que la conçoit l'objectivisme.
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