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Raymond Boudon et l'individualisme
méthodologique* | Version imprimée |
par
Damien Theillier** |
Le Québécois Libre, 15 mai
2013, No 311
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/13/130515-9.html
Professeur émérite à l'Université de Paris-Sorbonne et membre de
l'Académie des sciences morales et politiques, Raymond Boudon fut l'un
des grands sociologues français de ces trente dernières années. Il vient
de mourir à l'âge de 80 ans. Fervent défenseur de l'individualisme
méthodologique, il fut le premier à introduire ce courant de pensée
en France après avoir l'avoir étudié aux États-Unis dans les années
1960. Mais qu'est-ce que l'individualisme méthodologique? Retour sur un
concept qui fait toujours débat, des années après la querelle qui a
opposé Raymond Boudon à Pierre Bourdieu.
Les sciences sociales, appelées aussi sciences morales, ou sciences de
la culture, tentent de comprendre, avec les méthodes des sciences de la
nature, la diversité des faits sociologiques, des faits historiques, des
phénomènes économiques et politiques, etc. Dès leur naissance, deux
tendances antagonistes ont vu le jour: l'individualisme de l'école
allemande de Wilhelm Dilthey et Max Weber, et le holisme de l'école
positiviste de Auguste Comte et Émile Durkheim. Cet antagonisme renvoie
à deux conceptions du statut de l'acteur social:
- L'une met l'accent sur l'autonomie et la responsabilité des acteurs
sociaux. Elle accorde le primat au jeu des individus et à leur
conscience (l'individualisme);
- L'autre met l'accent sur l'hétéronomie et les effets déterministes des
structures sur les acteurs sociaux. Elle accorde le primat à
l'inconscient, qu'il soit biologique, psychologique ou social (le
holisme).
Raymond Boudon défendait le premier point de vue. Il considérait Max
Weber comme le fondateur de la démarche individualiste dans les sciences
sociales. Pour ce dernier, la réalité sociale relève d'interactions
individuelles obéissant à des choix subjectifs qu'il faut tenter de
comprendre. Selon Weber, « La sociologie compréhensive (telle que nous la
concevons) considère l'individu isolé et son activité comme étant son
unité de base, je dirai: son 'atome' » (Essais sur la Théorie de la
Science). De même, pour Raymond Boudon, l'axiome de base d'une
sociologie qui repose sur l'individualisme méthodologique est le
suivant: « L'individu, et non le groupe, est 'l'atome logique' de
l'analyse sociologique ». Il s'agit donc de ramener les phénomènes
macroscopiques (non-intentionnels) auxquels la sociologie s'intéresse à
leurs causes microscopiques (intentionnelles).
De
son côté, Pierre Bourdieu, sociologue et ancien professeur au Collège de
France, souscrivait au second point de vue, le holisme méthodologique
dans la ligne d'Émile Durkheim. Ce dernier concevait les faits sociaux
comme des choses, indépendamment de leurs auteurs. La réalité sociale
s'explique par des liens de causalité, comme dans les sciences
naturelles. Dans les Règles de la méthode sociologique, il écrit:
« la cause déterminante d'un fait social doit être recherchée dans les
faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience
individuelle ». Alors que pour Weber, la sociologie est une science de
l'action sociale, pour Durkheim, elle est une science des faits sociaux.
Dans le modèle déterministe de Bourdieu, l'individu est toujours pensé
comme un produit ou un jouet des structures sociales et des normes
collectives. L'acteur social est comme une pâte molle sur laquelle
viendrait s'inscrire les données de son environnement, lesquelles lui
dicteraient ensuite son comportement.
Prenons l'exemple de l'éducation et de la politique scolaire, auxquelles
Bourdieu a consacré deux ouvrages avec Jean-Claude Passeron, Les
Héritiers en 1964 et La Reproduction en 1970. Partant du
constat statistique d'une corrélation entre échec scolaire et milieux
populaires défavorisés, Bourdieu en déduit que les forces sociales
agissent pour maintenir la domination d'une classe sur une autre. Sa
thèse est que l'école est un système de sélection et de reproduction des
élites qui légitime et perpétue les inégalités sociales. Dans ce
contexte, la position initiale des individus ou leur origine sociale
déterminerait toujours leur position finale, c'est-à-dire leur statut
social.
À
l'inverse, le modèle rationnel de l'homo sociologicus que défend
Boudon part du principe fondamental que, pour expliquer le comportement
ou les croyances de l'acteur social, il faut tenter de démontrer que
celui-ci a des raisons de faire ce qu'il fait ou de croire ce qu'il
croit. L'intentionnalité rationnelle de l'action individuelle conduit
donc nécessairement à concevoir les acteurs sociaux comme autonomes par
rapport aux structures sociales. Cela ne signifie pas que toute
influence de l'environnement serait exclue. L'homo sociologicus
est doté d'une autonomie variable en fonction du contexte dans lequel il
se trouve. Il est soumis à des passions, à des intérêts qu'il cherche à
satisfaire en utilisant les moyens qui lui semblent les meilleurs. Mais
c'est un agent intentionnel et rationnel, capable de placer les données
extérieures sous le contrôle de sa conscience.
En
1973, Raymond Boudon écrit L'inégalité des chances, en
réponse à Bourdieu. Selon Boudon, une proportion significative
d'individus échappe aux déterminismes sociaux énoncés par P. Bourdieu et
J.-C. Passeron. Il leur reproche ainsi de brosser un tableau de l'école
où les habitus des acteurs et la « violence symbolique » du système sont
tellement déterminants qu'ils ne laissent aucune place au potentiel de
résistance ou de stratégie des individus. Par ailleurs, il critique la
théorie du complot qui sous-tend la thèse de Bourdieu. Tout se passe
comme si des forces sociales agissaient, à l'insu des acteurs sociaux,
pour maintenir l'opposition entre une classe dominante et une classe
dominée. L'école valoriserait, sans le dire, la culture de la classe
dominante, la culture générale (dite « bourgeoise ») et jugerait ainsi les
individus en fonction de leur familiarité avec cette culture.
Finalement, on retrouve chez Bourdieu les deux grandes thèses de la
vulgate nietzschéenne et marxiste:
- Les comportements et les croyances sont déterminés par les forces
sociales.
- Toutes les sociétés se composent de dominants et de dominés.
La
plupart des théories sociologiques depuis les années 1960 s'inspirent
de ce modèle déterministe.
À
cela, Boudon objecte que l'existence de soi-disant « forces sociales »
n'est pas observable. Et il leur oppose l'autonomie de l'individu comme
une réalité de fait. C'est bel et bien notre autonomie qui nous fait
aller d'un point A à un point B. Mais pour aller à B, il faut tenir
compte des structures. Les structures sont donc des paramètres mais non
les causes qui nous poussent à aller de A à B. Ainsi, selon lui, les
sociologues déterministes introduisent une confusion entre paramètre et
cause. Un thème qu'il a longuement développé dans son petit livre:
La sociologie comme science.
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*Texte d'opinion publié le 22 avril 2013
sur 24hGold. **Damien
Theillier est président de l'Institut
Coppet et professeur de philosophie à Paris. |