Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/13/130815-12.html On caractérise habituellement le libéralisme classique comme une doctrine naïve qui nie l'importance du cadre institutionnel et accorde une foi aveugle dans le mécanisme miraculeux de la « main invisible » pour parvenir à l'harmonie magique des intérêts. Quoique répandue, cette conception n'est rien de plus qu'une caricature. Pour s'en convaincre, il faut lire les Harmonies économiques de Frédéric Bastiat. La notion d'harmonie des intérêts Il y a, dans l'oeuvre de Bastiat, deux parties négatives, l'une contenant la réfutation des erreurs du protectionnisme et l'autre celle des erreurs du socialisme. La troisième partie est affirmative, ce sont les Harmonies économiques. Bastiat écrivit en trois mois les dix premiers chapitres de ce livre et les fit paraître en février 1850, quelques mois avant sa mort, en décembre. Il n'eut pas le temps de terminer les chapitres qui devaient composer un second volume. Ses notes et ébauches furent cependant ajoutées à l'édition posthume de ses oeuvres complètes. Nous aborderons cette partie inachevée dans un prochain article. Alors que Joseph Proudhon voit partout des antinomies et en arrive à formuler cette maxime: « La contradiction est l'expression pure de la nécessité, la loi intime des êtres » (Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, 1846), Bastiat pose en principe que « tous les intérêts légitimes sont harmoniques » et que, par conséquent, la solution du problème social est dans la liberté et dans la responsabilité. Le problème social qui se pose à toutes les générations humaines est de produire la plus grande quantité possible de richesses et de les répartir de la manière la plus équitable. Dès la fin du XVIIIe siècle, Adam Smith conseillait « le système simple et facile de la liberté naturelle » comme le plus sûr moyen de le résoudre. À son tour, c'est la même pensée que Bastiat développe dans ses Harmonies économiques et qu'il oppose aux projets utopiques des socialistes. Dans sa dédicace « À la jeunesse française », Bastiat indique ses principales thèses. L'harmonie des lois économiques, c'est leur tendance vers un but commun, qui est celui du perfectionnement progressif de la vie humaine. Les intérêts individuels, considérés dans leur ensemble, loin d'être antagoniques, se servent au contraire mutuellement. Le profit de l'un ne fait pas nécessairement le dommage de l'autre, comme beaucoup le pensent. Chaque famille, chaque commune, chaque province, chaque nation est intéressée à la prospérité de toutes les autres. Enfin, revenant au grand principe de la liberté, il conclut que pour que ces lois naturelles agissent constamment dans le sens de la perfection et du mieux-être, une seule condition est nécessaire: le respect de la liberté et de la propriété de tous et de chacun. « Nous avons vu, dit-il dans la conclusion de l'édition originale, toutes les harmonies sociales contenues en germes dans ces deux principes: propriété, liberté. Nous verrons que toutes les dissonances sociales ne sont que le développement de ces deux autres principes antagoniques aux premiers: spoliation, oppression. » Marx contre Bastiat Dans la Contribution à la critique de l'économie politique, Marx reproche à Bastiat d'avoir élaboré une « théodicée économique ». Il reprend ainsi l'accusation de Voltaire contre la théodicée métaphysique de Leibniz, c'est-à-dire sa construction d'une vision de Dieu, de l'homme et du monde qui relativise l'existence du mal au regard de l'harmonie préétablie du monde. On se souvient de la formule de Candide: « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». De même, selon Marx, le monde de Bastiat, serait un monde idyllique et immuable, répondant à l'idée d'un Dieu bon, qui gouverne les hommes selon une sage providence. Ainsi, l'idée selon laquelle « les intérêts, abandonnés à eux-mêmes, tendent à des combinaisons harmoniques, à la prépondérance progressive du bien général » (À la jeunesse française, Harmonies économiques) serait à la fois naïve et empiriquement fausse, surtout si l'on admet l'idée que le gouvernement est devenu, selon une expression célèbre de Marx, « un comité qui gère les affaires de la bourgeoisie ». Selon lui, Bastiat, n'aurait pas perçu l'état réel du prolétariat de son époque, ni le pouvoir politique et économique exercé par la bourgeoisie à son propre profit. La critique de Pareto et de Schumpeter C'est ainsi que l'épithète dérisoire d'« école optimiste » a été inventée pour qualifier les libéraux français de l'école de Bastiat et du Journal des Économistes. C'est notamment le cas de Vilfredo Pareto. Dans Les Systèmes socialistes, en 1902-1903, il qualifie le principe des intérêts harmoniques comme « fort obscur » et ajoute que ces termes sont « vagues et mal définis ». Dans un premier temps, le sociologue italien avait pourtant reconnu sa dette à l'égard de Bastiat qu'il admirait. Mais il s'est détaché par la suite de ce point de vue, pour développer une oeuvre qu'il voulait scientifique, c'est-à-dire mathématique, loin de toute « opinion personnelle ». Autrement dit, pour Pareto, Bastiat n'est pas un savant, il n'a pas fait une oeuvre scientifique. C'est aussi ce que pense Schumpeter qui écrit: « Je ne soutiens pas que Bastiat était un mauvais théoricien, je soutiens que ce n'était pas un théoricien [...] Je ne peux voir aucun mérite scientifique dans les Harmonies. »(1) Comme l'a fait remarquer Joseph Salerno(2), l'absence de scientificité reprochée par Pareto puis par Schumpeter à Bastiat, et à travers lui à l'école libérale française, est en réalité l'absence de scientisme ou de positivisme. La méthodologie de Bastiat et l'école autrichienne Les principes méthodologiques défendus par Bastiat sont différents de ceux de Pareto ou de Schumpeter. Pour lui, l'univers ne se réduit pas à des équations mathématiques. Et la méthode expérimentale ne peut s'appliquer à la société de façon à prédire les faits sociaux et à les organiser scientifiquement. La démarche analytique qui prévaut chez Bastiat est celle de l'individualisme méthodologique, que l'on retrouvera plus tard dans l'école autrichienne, chez Menger, Mises ou Hayek. Ainsi, dans Scientisme et sciences sociales (chapitre 3, Plon, 1953), Friedrich A. Hayek a bien expliqué la différence entre l'optique des sciences de la nature et celle des sciences sociales. Il propose d'appeler la première « objective » et l'autre « subjective », non pas parce que le savant ferait intervenir ses propres opinions ou son imagination mais parce que son objet, les « faits » sociaux, est constitué par des opinions. En effet, les « faits » sociaux ne sont pas des « choses » que l'on pourrait définir de façon matérielle mais des actions humaines qui ne peuvent se comprendre qu'à la lumière des croyances de l'acteur. « Pour ce qui est de l'action humaine, écrit Hayek, les choses sont ce que les gens qui agissent pensent qu'elles sont. » Les individus qui composent la société, sont guidés dans leurs actions par une classification des choses et des événements. Ils sont établis selon un système de sensations et de conceptualisations qui a une structure commune et que nous connaissons parce que nous sommes, nous aussi, des hommes. Le subjectivisme en sciences sociales est donc un réalisme épistémologique. Il prend en compte les phénomènes mentaux comme les sciences de la nature prennent en compte les phénomènes matériels. C'est ce caractère essentiellement subjectif des données de l'action humaine qui est commun à toutes les sciences sociales. Ainsi, selon Ludwig von Mises, « nous devons prendre acte du fait que toute action est accomplie par des individus. Une collectivité agit toujours par l'intermédiaire d'un ou plusieurs individus dont les actes sont rapportés à la collectivité comme à leur source secondaire. C'est la signification que les individus agissants, et tous ceux qui sont touchés par leur action, attribuent à cette action, qui en détermine le caractère [...] Ainsi la route pour connaître les ensembles collectifs passe par l'analyse des actions des individus. » (L'action humaine. Traité d'économie, Paris, PUF.) De même, pour Bastiat, une collectivité n'a d'autre existence et réalité, que les actions des individus qui en sont membres. Il n'y a pas pour lui de réalité économique et sociale en dehors des décisions et des intérêts individuels. Enfin, l'invocation de la Providence, récurrente dans les Harmonies économiques, a certainement conduit ses critiques à commettre une erreur d'interprétation. Dans ce livre, Bastiat ne tente jamais de fonder ses principes sur la foi en une révélation comme s'il confondait les deux ordres, celui de la nature, immanent et celui de Dieu, transcendant. Il veut simplement montrer que les principes scientifiques qu'il expose sont compatibles avec l'existence d'un Sage auteur du monde. Autrement dit, l'harmonie est multidimensionnelle. Dépassant le point de vue purement économique, Bastiat découvre une forme plus haute encore de l'harmonie dans la convergence de toutes les lois sociales: la religion, la morale, et l'économie politique, tendent au même but, qui est le développement de l'espèce humaine, son progrès indéfini dans la voie de la richesse et de la science, de la justice et de la liberté. Cela n'empêche que de graves obstacles peuvent entraver cette marche vers le progrès. Bastiat les appelle des « causes perturbatrices ». C'est ce que nous verrons dans le prochain article. À suivre… 1. Joseph A. Schumpeter, History of Economic Analysis, New York: Oxford University Press, 1954, traduction française, Histoire de l'analyse économique Gallimard, Paris, 1983, tome II, p. 168-169. 2. The Neglect of Bastiat's School by English-speaking Economists: The Puzzle Resolved, Journal des économistes et des études humaines, Vol 11, no 2/3. ---------------------------------------------------------------------------------------------------- *Texte d'opinion publié le 1er juillet 2013 sur 24hGold. **Damien Theillier est président de l'Institut Coppet et professeur de philosophie à Paris. |