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Introduction aux Harmonies
Économiques de Bastiat (2ème partie)* | Version imprimée |
par
Damien Theillier** |
Le Québécois Libre, 15 septembre
2013, No 314
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/13/130915-4.html
L'harmonie sociale n'est pas donnée mais
acquise: la perfectibilité humaine
Les Harmonies économiques ont connu deux
éditions. L'édition originale (Guillaumin et Cie, Paris, 1850)
contient dix chapitres. Dans le tome VI des oeuvres complètes, ces dix
premiers chapitres ont été complétés grâce aux notes et aux ébauches
laissées par Bastiat. Dans la conclusion de
l'édition originale de février 1850, Bastiat nous avertit que son
dessein est d'étudier le « mal social ».
Car la liberté ne signifie
nullement que tous les intérêts humains sont toujours harmonieux. En
effet, dit Bastiat, l'intérêt personnel crée tout ce par quoi l'homme
vit et se développe: il stimule le travail, il engendre la propriété et
les échanges. Encore faut-il préciser que ce développement n'est en rien
automatique. Il ne s'agit nullement d'une sorte de déterminisme naturel
ou historique, qui conduirait miraculeusement ou mécaniquement à
l'harmonie et au progrès. Le même intérêt qui peut conduire à la
propriété par le travail peut aussi conduire à la spoliation. Et
engendrer aussi toutes sortes d'injustices. L'esclavage, la guerre, les
privilèges, les monopoles, l'exploitation de l'ignorance et de la
crédulité du public, les restrictions commerciales, les fraudes
commerciales, les taxes excessives, constituent autant d'obstacles au
développement économique des sociétés.
« Nous ne sommes certes pas assez aveugle, dit Bastiat, pour nier
l'existence du mal; mais voici ce que nous pensons de son origine et de
sa mission. Nous affirmons que le mal n'est pas la conséquence naturelle
des grandes lois providentielles qui ont présidé à l'arrangement du
monde moral aussi bien qu'à celui du monde matériel. Le mal provient, au
contraire, de ce que ces lois n'agissent pas dans leur plénitude, de ce
que leur action est troublée par l'action opposée des institutions
humaines. »
À ses yeux, l'excellence du monde social ne
consiste pas en ce qu'il est parfait, mais en ce qu'il est perfectible,
ce qui signifie que l'oeuvre d'harmonie n'y est jamais achevée. « En
tout ce qui concerne l'homme, cet être qui n'est perfectible que parce
qu'il est imparfait, l'Harmonie ne consiste pas dans l'absence absolue
du mal, mais dans sa graduelle réduction. »
Le monde social n'est donc pas immuable. Bien au contraire, il est en
voie d'évolution continuelle dans le sens de l'enrichissement des
individus et dans celui du nivellement des inégalités qui les séparent.
Mais les sociétés, précise Bastiat, ne réussiront jamais à se maintenir
et à s'améliorer que par le travail et la liberté des échanges.
La critique de Keynes
Le « laissez-faire » défendu par Frédéric Bastiat a été interprété
par beaucoup comme la croyance que les conflits sociaux seraient résolus
par l'intermédiaire d'un mécanisme « naturel » d'origine divine, et par
conséquent indépendant des hommes. La critique de Keynes est typique de
ce genre d'interprétation caricaturale:
Débarrassons-nous tout de suite des principes
métaphysiques et des principes généraux invoqués par moments pour
justifier, le « Laissez-faire ». Il n'est pas vrai que les individus
possèdent un droit imprescriptible à une « liberté absolue » dans leur
activité économique. Il n'existe aucune convention accordant un
privilège éternel à ceux qui possèdent ou à ceux qui acquièrent des
biens. Le monde n'est pas ainsi fait, les forces divines qui le mènent
ne veillent pas à ce que l'intérêt particulier coïncide toujours avec
l'intérêt général. Les forces humaines qui y règnent, n'assurent pas
davantage que ces intérêts coïncident toujours en pratique et on ne peut
déduire avec raison d'aucun des principes d'économie politique que
l'intérêt privé, même lorsqu'il est bien compris, assure toujours
l'intérêt général. (La fin du Laissez-faire, in Essais de
persuasion, 1931. Traduction française par Herbert
Jacoby, Paris, Éditions Gallimard, 1933.)
En réalité, Bastiat est
loin d'être aveugle. Il ne nie pas l'existence du mal comme nous l'avons
indiqué plus haut. Il affirme simplement que le mal n'est pas la
conséquence des grandes lois naturelles de l'ordre social. Le mal
provient, au contraire, de ce que ces lois n'agissent pas dans leur
plénitude, de ce que leur action est troublée par l'action opposée des
institutions humaines.
Le véritable sens du Laissez-faire
« Tous les intérêts légitimes sont harmoniques »,
écrit Bastiat dès le début des Harmonies Économiques. Or
l'utilisation de l'expression « intérêts légitimes » suggère bien que la
poursuite des intérêts subjectifs ne produit pas toujours l'harmonie et
qu'une distinction doit être faite entre différents types d'intérêts,
selon des critères objectifs.
Ainsi, pour prévenir toute équivoque, il précise
bien que laissez faire s'applique ici aux choses honnêtes, l'État étant
institué précisément pour empêcher les choses malhonnêtes. Cela posé, il
ajoute: « Il n'est pas vrai que la liberté règne parmi les hommes; il
n'est pas vrai que les lois providentielles exercent toute leur action,
ou du moins, si elles agissent, c'est pour réparer lentement,
péniblement l'action perturbatrice de l'ignorance et de l'erreur. — Ne
nous accusez donc pas quand nous disons laissez faire; car nous
n'entendons pas dire par là: laissez faire les Hommes, alors même qu'ils
font le mal. Nous entendons dire: étudiez les lois providentielles,
admirez-les et laissez-les agir. Dégagez les obstacles qu'elles
rencontrent dans les abus de la force et de la ruse, et vous verrez
s'accomplir au sein de l'humanité cette double manifestation du progrès:
l'égalisation dans l'amélioration. » (Harmonies Économiques,
Causes perturbatrices.)
Autrement dit, le mot « laissez-faire » doit être compris comme
l'impératif de laisser agir ces lois, sans les troubler. Selon qu'on s'y
conforme ou qu'on les viole, le bien ou le mal se produisent. Les
intérêts sont harmoniques, donc, pourvu que chacun reste dans son droit,
pourvu que les services s'échangent librement, volontairement, contre
les services.
Conclusion
Pris ensemble, ces arguments suggèrent que dans
l'approche de Bastiat, l'harmonie ne peut être atteinte que
progressivement par l'élimination progressive des erreurs humaines,
sources du mal social: la découverte d'un comportement honnête et
responsable dans la conduite de nos vies. Avec son projet de supprimer
toute souffrance individuelle ou sociale, c'est en fait le socialisme
qui construit une utopie optimiste. « L'homme, dit Bastiat, souffre et
souffrira toujours. Donc la société souffre et souffrira toujours. Ceux
qui lui parlent doivent avoir le courage de le lui dire. » Or nul n'a
parlé avec plus de courage, avec plus de vérité, ni avec plus de
profondeur, du mal social que Bastiat, répondant ainsi par avance à
l'objection fallacieuse d'optimisme naïf.
Textes complémentaires
a) Contre l'accusation d'optimisme
En vérité, il est difficile de comprendre comment
on répète sans cesse ces banalités: « L'économie politique est
optimiste quant aux faits accomplis; elle affirme que ce qui doit être
est; à l'aspect du mal comme à l'aspect du bien, elle se contente de
dire: laissez faire. » Quoi! nous ignorerions que le point de départ de
l'humanité est la misère, l'ignorance, le règne de la force brutale,
ou nous serions optimistes à l'égard de ces faits accomplis! Quoi!
nous ignorerions que le moteur des êtres humains est l'aversion de
toute douleur, de toute fatigue, et que, le travail étant une
fatigue, la première manifestation de l'intérêt personnel parmi les
hommes a été de s'en rejeter les uns aux autres le pénible fardeau!
Les mots Anthropophagie, Guerre, Esclavage, Privilège, Monopole,
Fraude, Spoliation, Imposture, ne seraient jamais parvenus à notre
oreille, ou nous verrions dans ces abominations des rouages
nécessaires à l'oeuvre du progrès! Mais n'est-ce pas un peu
volontairement que l'on confond ainsi toutes choses pour nous
accuser de les confondre?
Quand nous admirons la loi providentielle des
transactions, quand nous disons que les intérêts concordent, quand nous
en concluons que leur gravitation naturelle tend à réaliser l'égalité
relative et le progrès général, apparemment c'est de l'action de ces
lois et non de leur perturbation que nous attendons l'harmonie. Quand
nous disons: laissez faire, apparemment nous entendons dire: laissez
agir ces lois, et non pas: laissez troubler ces lois. Selon qu'on s'y
conforme ou qu'on les viole, le bien ou le mal se produisent; en
d'autres termes, les intérêts sont harmoniques, pourvu que chacun reste
dans son droit, pourvu que les services s'échangent librement,
volontairement, contre les services. (Harmonies Économiques,
chap. VIII, Propriété, communauté.)
b) L'horrible nuit du pessimisme
Hélas! quand nous venons à jeter un coup
d'oeil sur le monde réel, où nous voyons se remuer dans l'abjection et
dans la fange une masse encore si énorme de souffrances, de plaintes, de
vices et de crimes; quand nous cherchons à nous rendre compte de
l'action morale qu'exercent, sur la société, des classes qui devraient
signaler aux multitudes attardées les voies qui mènent à la Jérusalem
nouvelle; quand nous nous demandons ce que font les riches de leur
fortune, les poètes de l'étincelle divine que la nature avait allumée
dans leur génie, les philosophes de leurs élucubrations, les
journalistes du sacerdoce dont ils se sont investis, les hauts
fonctionnaires, les ministres, les représentants, les rois, de la
puissance que le sort a placée dans leurs mains; quand nous sommes
témoins de révolutions telles que celle qui a agité l'Europe dans ces
derniers temps, et où chaque parti semble chercher ce qui, à la longue,
doit être le plus funeste à lui-même et à l'humanité; quand nous voyons
la cupidité sous toutes les formes et dans tous les rangs, le sacrifice
constant des autres à soi et de l'avenir au présent, et ce grand et
inévitable moteur du genre humain, l'intérêt personnel, n'apparaissant
encore que par ses manifestations les plus matérielles et les plus
imprévoyantes; quand nous voyons les classes laborieuses, rongées dans
leur bien-être et leur dignité par le parasitisme des fonctions
publiques, se tourner dans les convulsions révolutionnaires, non contre
ce parasitisme desséchant, mais contre la richesse bien acquise,
c'est-à-dire contre l'élément même de leur délivrance et le principe de
leur propre droit et de leur propre force; quand de tels spectacles se
déroulent sous nos yeux, en quelque pays du monde que nous portions nos
pas, oh! nous avons peur de nous-mêmes, nous tremblons pour notre foi,
il nous semble que cette lumière est vacillante, près de s'étendre, nous
laissant dans l'horrible nuit du Pessimisme. (Harmonies
Économiques ch. XXIV, Perfectibilité.)
À suivre…
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*Texte d'opinion publié le 12 août 2013
sur 24hGold. **Damien
Theillier est président de l'Institut
Coppet et professeur de philosophie à Paris. |