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L'école autrichienne, la crise
de 2008 et les principes moraux du libéralisme
- Entretien avec Pascal Salin | Version imprimée |
par
Grégoire Canlorbe* |
Le Québécois Libre, 15 septembre
2013, No 314
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/13/130915-5.html
I.
La théorie autrichienne des cycles économiques et la crise de 2008
1.
Comment présenteriez-vous au « profane » l’école autrichienne
d’économie? Quelles sont les grandes spécificités de ce courant par
rapport à l’école néoclassique?
La science économique a pour objectif d'étudier le fonctionnement
des sociétés humaines, c'est-à-dire la manière dont les êtres humains se
comportent et créent des relations entre eux. Or, il est un fait
objectif incontestable, à savoir que seuls les individus pensent et
agissent et même, plus précisément, que la pensée précède l'action.
L'être humain est un être doté de raison, ce qui veut dire que toute
action est en fait d'abord un processus de pensée (ce qui a été souligné
en particulier par le grand économiste d'origine autrichienne, Ludwig
von Mises, qui a intitulé l'un de ses grands livres L'action humaine).
Toute science économique, toute science sociale qui ignore ces faits de
nature risque donc de donner une interprétation erronée des faits
économiques et sociaux. La méthode de raisonnement des adeptes de
l'école autrichienne consiste donc à partir d'hypothèses objectivement
vérifiables – par exemple l'hypothèse de rationalité humaine – et d'en
déduire des conséquences par des raisonnements rigoureux. Il se peut
fort bien qu'on aboutisse ainsi à des conclusions qui ne sont pas
empiriquement vérifiables, mais elles n'en sont pas moins acceptables.
En effet, une partie seulement de l'activité humaine aboutit à des
phénomènes mesurables (par exemple la valeur des biens échangés). Mais
en tant que processus de pensée, l'action humaine est fondamentalement
subjective, donc non mesurable et non facilement communicable à un
observateur extérieur.
Cette méthodologie de l'école autrichienne est en quelque sorte
l'inverse de la méthodologie des sciences physiques ou naturelles qui a
contaminé la plus grande partie des économistes. Cette méthodologie –
telle qu'elle a été systématisée en particulier par Karl Popper –
consiste à partir d'hypothèses non vérifiables, mais à rechercher des
conséquences qui soient réalistes en ce sens qu'elles peuvent faire
l'objet d'expériences, de mesures et de confrontation à des phénomènes
mesurables. C'est cette méthodologie qui conduit, par exemple, les
économistes keynésiens à construire une sorte de mécanique globale entre
des variables macro-économiques construites ex nihilo et le plus souvent
sans cohérence avec les principes généraux du comportement humain. C'est
aussi la méthodologie adoptée par les économistes néoclassiques et il y
a là d'ailleurs un phénomène étrange. Ceux-ci, en effet, font bien
partir leurs raisonnements d'une étude du comportement individuel et des
préférences individuelles. Mais ils oublient, à un moment ou à un autre
de leur raisonnement, ce fondement subjectif et, probablement en
introduisant subrepticement des hypothèses ad hoc, ils se
focalisent sur des grandeurs mesurables (les prix, le revenu, la
quantité de monnaie, etc.).
Seule, à notre avis, la méthodologie des autrichiens est cohérente
avec la réalité humaine.
2. Dans quelles circonstances et pour quelles raisons
avez-vous rejoint les rangs de l’école autrichienne? Êtes-vous un
autrichien « pur et dur » ou avez-vous des affinités avec des auteurs
étrangers à la mouvance autrichienne?
La formation que j'avais reçue pendant mes études d'économie était
un mélange de keynésianisme sommaire, de « bons sentiments »
sociaux-démocrates, avec quelques éléments néoclassiques traditionnels
et des relents de marxisme. Insatisfaits de cette formation, nous avons
fondé, quelques amis et moi-même, à la fin de nos études, le séminaire
de théorie économique Jean-Baptiste Say pour apprendre par nous-mêmes ce
qui ne nous avait pas été enseigné. Nous avons publié un ouvrage sur la
théorie du revenu permanent, inspiré des travaux de Milton Friedman et
de Franco Modigliani qui constituaient une critique de l'approche
keynésienne. Et j'ai découvert en rédigeant ma thèse les travaux de
Robert Mundell (qui devait obtenir ultérieurement le Prix Nobel
d'économie). J'ai donc été très proche de l'école de Chicago au début de
ma carrière et j'ai d'ailleurs toujours gardé des liens avec Milton
Friedman et Robert Mundell (qui m'a d'ailleurs invité, il y a quelques
jours, à un colloque qu'il organisait dans sa belle maison italienne).
On ne m'avait, bien sûr, jamais parlé de l'école autrichienne au cours
de mes études. Mais lorsque j'ai lu un petit ouvrage de Friedrich Hayek,
j'ai tout de suite compris que c'est cette approche dont je ressentais
plus ou moins confusément le besoin. J'ai donc poursuivi mes lectures de
Hayek, Mises, Rothbard et autres autrichiens, sans jamais être déçu. Je
crois pouvoir dire que je suis un « autrichien pur et dur », mais je pense
aussi que sur certains points précis il est possible d'établir des ponts
avec d'autres approches, en particulier les auteurs que j'ai déjà cités,
Milton Friedman ou Robert Mundell, mais aussi des auteurs comme James
Buchanan ou Gary Becker. Ainsi la critique apportée par Milton Friedman
à la courbe de Phillips (la relation entre chômage et inflation) est
importante et compatible avec les travaux autrichiens. L'approche
monétaire de la balance des paiements de Robert Mundell constitue, elle
aussi, un apport important à la science économique et elle ne peut pas
être négligée. Et je pourrais citer bien d'autres exemples d'apports
importants d'économistes qui ne sont pas formellement des disciples de
l'école autrichienne.
3. Il est aujourd’hui courant dans la science économique de parler
de la théorie autrichienne des cycles économiques, qu’on doit à
Mises et Hayek. Celle-ci est supposée apporter une explication globale
de la crise de 2008 et des crises de façon générale. L’accent est mis
sur la fixation des taux d’intérêt par la banque centrale, phénomène
présenté comme la cause majeure de la crise de 2008, l’étincelle qui a
mis le feu aux poudres. La plupart des économistes non autrichiens
s’accordent à reconnaître que la politique monétaire menée par la Fed
entre 1999 et 2004, laquelle a durant cette période baissé son principal
taux directeur de près de 5% à moins de 2%, constitue un facteur de la
crise de 2008, mais un facteur de moindre importance, une cause parmi
d’autres.
Pourquoi est-il légitime et même nécessaire, au regard de la théorie des
cycles, d’insister tout particulièrement sur le rôle joué par la
politique monétaire dans la crise de 2008? Pourquoi est-ce la cause de
la crise?
Il est tout à fait frappant de constater que ce qui s'est passé au début
du XXIe siècle correspond exactement à ce que décrit la théorie
autrichienne du cycle. Par ailleurs aucune autre théorie ne correspond
aux processus que l'on a connus au cours de cette période. Ainsi, on ne
trouve pas une véritable théorie du cycle économique dans la théorie
keynésienne, si ce n'est l'hypothèse arbitraire que, pour une raison
inconnue (les « esprits animaux » des investisseurs), il y a tout d'un coup
une baisse des investissements. Le rééquilibre entre investissement et
épargne se fait – à juste titre – dans la théorie classique par le taux
d'intérêt. Mais pour éliminer arbitrairement ce processus de marché,
Keynes fait des hypothèses ad hoc totalement irréalistes
(inélasticité de l'investissement à l'intérêt et trappe monétaire). Il
en résulterait un excès d'épargne, donc un niveau de consommation
insuffisant pour maintenir la demande globale. De là vient la
prescription keynésienne consistant à augmenter la demande globale (par
le déficit public, par la consommation ou par les exportations). Mais
telle n'était pas la situation des années passées, ce qui n'a pas
empêché les gouvernements d'adopter des recettes de type keynésien –
évidemment totalement inadaptées – pour prétendre sortir de la crise
(d'autant plus qu'il est toujours facile pour des gouvernements
d'augmenter la dépense publique!).
La théorie autrichienne explique pour sa part que la baisse du taux
d'intérêt due à la politique monétaire expansionniste incite les
investisseurs à effectuer des investissements dont le rendement serait
trop faible ou le risque trop élevé pour qu'ils soient décidés dans des
conditions normales. Ces investissements ne correspondent pas au partage
désiré par les individus entre épargne et consommation, ce qui introduit
donc des distorsions considérables dans l'économie. C'est ainsi qu'on a,
par exemple, trop investi dans l'immobilier par rapport à ce qui était
souhaitable à long terme. Lorsque les distorsions deviennent trop
importantes, la crise éclate.
Bien sûr, d'autres facteurs ont joué un rôle dans la crise financière,
mais aucun n'aurait pu exister ou, tout au moins, déclencher la crise,
s'il n'y avait pas eu cette expansion considérable et irresponsable de
la quantité de monnaie et des crédits par suite des politiques menées
par les banques centrales, en particulier celles des États-Unis, de
l'Europe et de la Grande-Bretagne.
4. Plus généralement, quel est l’apport spécifique de la théorie
autrichienne des cycles économiques à la compréhension des raisons de la
crise de 2008 par rapport à l’analyse proposée par l’orthodoxie
monétariste ou keynésienne? Quelles sont les défaillances de ces
explications concurrentes et pourquoi la théorie autrichienne des cycles
économiques pallie ces lacunes?
Comme je l'ai souligné ci-dessus, les autres approches sont des approches
globales qui s'intéressent à des agrégats tels que le revenu national,
l'investissement total, la quantité de monnaie, le niveau général des
prix, etc. La grande spécificité de la théorie autrichienne, c'est
qu'elle s'intéresse aux structures de production, de consommation, de
prix, etc. Ainsi, elle ne porte pas une attention particulière au niveau
général des prix, mais aux distorsions dans la structure des prix et du
taux d'intérêt – et donc aux distorsions dans les structures de
production correspondantes – provoquées par l'instabilité de la
politique monétaire. Cette théorie est donc plus réaliste. Elle permet à
la fois de comprendre le déroulement de la crise et de comprendre
pourquoi il est vain de croire qu'il suffit d'augmenter la demande
globale pour sortir de la crise, alors que le véritable problème
consiste à retrouver des structures productives et des structures de
prix qui correspondent à ce qui est désiré par les individus. Au
demeurant, il est faux de penser que l'on peut augmenter la demande
globale, par exemple en augmentant les dépenses publiques, car une telle
politique consiste seulement à déplacer des ressources d'une demande
privée (de consommation ou d'investissement) vers le secteur public (qui
les utilise évidemment moins bien que ne le feraient les propriétaires
initiaux des ressources ainsi transférées).
5. Sur le plan de la théorie pure, le keynésien Krugman a adressé
la
critique suivante à la théorie autrichienne des cycles: les dépenses
totales dans une économie, en incluant les dépenses publiques, sont
nécessairement égales à la consommation plus l’investissement. Krugman
estime que cette égalité implique qu’en période de contraction (où
l’investissement baisse) on devrait avoir plus de consommation, ce qui
annulerait l’augmentation du chômage.
Est-ce une critique pertinente, selon vous?
Krugman – en bon keynésien – est incapable de penser autrement qu'en
termes globaux. Ce qui l'intéresse est donc la demande globale et, de ce
point de vue, demande de biens d'investissement et demande de biens de
consommation sont équivalentes. Il ignore donc le fait que, pour la
théorie autrichienne, les problème sont d'ordre structurel. La politique
monétaire expansionniste a créé des distorsions dans les structures de
production et les structures de prix et il faut donc un peu de temps
pour que les marchés fassent les ajustements nécessaires (à condition
qu'on les laisse faire et qu'on n'ajoute pas de nouvelles distorsions,
par exemple, au moyen d'une politique de déficit public suivie par une
politique d'austérité). En fait, on pourrait retourner son argument à Krugman. En effet, comme nous l'avons déjà souligné ci-dessus, Keynes
imagine des hypothèses totalement artificielles et irréalistes pour
arriver à l'hypothèse que la consommation ne compense pas la baisse de
l'investissement (d'où la prescription d'un déficit public chargé de
prendre le relais).
6. Bryan Caplan, ancien disciple de l’école autrichienne, adresse quant
à lui
la critique qui suit: à savoir qu’il n’est pas crédible que les
investissement artificiellement stimulés finissent nécessairement en malinvestissements.
What I deny is that the artificially stimulated investments have
any tendency to become malinvestments. Supposedly, since the central
bank's inflation cannot continue indefinitely, it is eventually
necessary to let interest rates rise back to the natural rate, which
then reveals the underlying unprofitability of the artificially
stimulated investments. The objection is simple: Given that interest
rates are artificially and unsustainably low, why would any
businessman make his profitability calculations based on the
assumption that the low interest rates will prevail indefinitely?
No, what would happen is that entrepreneurs would realize that
interest rates are only temporarily low, and take this into account.
[...] Why does Rothbard think businessmen are so incompetent at
forecasting government policy? He credits them with entrepreneurial
foresight about all market-generated conditions, but curiously finds
them unable to forecast government policy, or even to avoid falling
prey to simple accounting illusions generated by inflation and
deflation... Particularly in interventionist economies, it would
seem that natural selection would weed out businesspeople with such
a gigantic blind spot.
Que répondriez-vous à Bryan Caplan?
Sur un mode ironique, je serais tenté de répondre à Caplan que les
entrepreneurs et banquiers ont fait de mauvaises prévisions parce qu'on
ne leur avait malheureusement jamais enseigné l'économie autrichienne!
Les économistes autrichiens font l'hypothèse, justifiée, que les
individus sont rationnels, mais cela ne signifie pas qu'ils sont
parfaitement informés. C'est un fait que les autorités monétaires ont
laissé croire que la politique de bas taux d'intérêt pouvait être
maintenue indéfiniment. C'est aussi un fait qu'à notre époque des
théories aussi nuisibles que la théorie keynésienne ont enraciné dans
les esprits l'idée fausse que l'on pouvait stimuler l'économie par une
politique monétaire expansionniste (et donc de bas taux d'intérêt). Dans
le monde politisé où nous sommes, une croyance de ce type, indéfiniment
affirmée par les hommes de l'État – qu'ils soient de droite ou de gauche
–, finit par être crédible. Je me souviens d'une conversation avec un
associé d'une grande banque d'affaires françaises au début des années
2000. Il me disait que c'était formidable car il y avait une telle
abondance de liquidités qu'on pouvait financer n'importe quoi. Je lui
avais répondu que cela ne pouvait pas durer, mais il était pour sa part
d'un avis absolument contraire.
7. Le blogueur Cyril Hédoin, sur son site « Rationalité limitée », propose
quant à lui
l’objection suivante à la théorie autrichienne des cycles
économiques: elle serait une vision erronée de la politique monétaire.
Je cite:
Toute la théorie du « Boom and Bust » repose en effet sur la vision
d’un banquier central actionnant à volonté une manette faisant
varier les taux d’intérêt ou, pire, faisant tourner la planche à
billets destinés à inonder l’économie. Le processus de création
monétaire dans les économies de marché ne correspond pas en réalité
à cette vision. Bien entendu, la banque centrale a le pouvoir de
faire varier le taux de refinancement en monnaie centrale par les
banques commerciales. Le niveau de ce taux de refinancement
contribue à définir le taux pratiqué par les banques auprès de leurs
clients. Seulement, en période normale, les banques se refinancent
essentiellement en passant par le marché interbancaire, marché où le
taux auquel est prêté l’argent est librement négocié. La banque
centrale ne peut donc agir que très indirectement sur les taux
d’intérêt effectivement pratiqués par les banques. Par ailleurs, et
plus globalement, nos économies sont des économies à monnaie
endogène: les variations de la masse monétaire ne sont pas fonction
des décisions de la banque centrale, mais plutôt de celles des
banques commerciales dans leurs relations avec leurs clients. Or,
toute la dynamique mise en avant par la théorie autrichienne du
cycle repose sur l’idée que la période d’expansion est initiée par
l’action de la banque centrale. Comme cette action est exogène à la
théorie, elle n’est donc pas expliquée. Et surtout, la théorie
ignore du coup le rôle joué par les banques commerciales.
Et Cyril Hédoin de conclure:
L’ABCT [Austrian Business Cycle Theory] fait porter la
responsabilité des cycles économiques sur la défaillance des
gouvernements et de leur politique monétaire. Manifestement, la
crise financière actuelle est surtout le résultat d’une série de
défaillances du marché, des banques qui ont mal évalué les risques
jusqu’aux établissements financiers qui a leur tout ont pris, parce
qu’ils y étaient incités ou parce qu’ils étaient mal informés, des
risques inconsidérés.
L’auteur vous paraît-il viser juste?
Il est évident que les taux d'intérêt qui se déterminent sur les marchés
ne sont pas exactement identiques aux taux des banques centrales, mais
ils sont évidemment influencés par eux. Lorsqu'une banque commerciale
sait qu'elle peut indéfiniment se refinancer à un très faible coût, elle
est incitée à augmenter ses prêts, car tout prêt supplémentaire est une
occasion de profit supplémentaire. La seule chose qui pourrait la
freiner serait l'augmentation corrélative des risques. Mais ce système
de contrôle ne fonctionne plus lorsque la banque centrale joue le rôle
de « prêteur en dernier ressort », c'est-à-dire qu'elle annonce
implicitement aux banques qu'elle les sauvera de la faillite, quels que
soient les risques pris par elles. C'est bien ce qui se passe à notre
époque.
8. Comment expliqueriez-vous qu’au-delà des économistes, tant de
personnes soient convaincues que la crise de 2008 résulte
essentiellement d’une série de défaillances du marché (et non pas de la
politique monétaire)? Quelle stratégie promouvoir, selon vous, pour
propager la théorie autrichienne des cycles économiques et ce faisant
une meilleure compréhension des raisons de la crise de 2008? Pensez-vous
que l’Institut Coppet ou le QL puisse y oeuvrer à sa façon?
Il est tout à fait vrai que la plupart des gens – tout au moins en
France – croient que la crise a été provoquée par les défaillances des
marchés. Il y a sans doute trois raisons à cela. Tout d'abord, il y a la
mentalité anticapitaliste si répandue en France qui conduit à la haine
du capital et plus particulièrement des organisations financières qui en
sont considérées – à tort – comme le symbole. La banque, c'est la
puissance de l'argent, l'arrogance des riches, telle est l'imagerie
populaire traditionnelle (ce qui n'empêche d'ailleurs pas la majorité
des gens de s'adresser à leur banque pour obtenir un crédit…). La
seconde raison tient, une fois de plus, à une mauvaise compréhension des
mécanismes économiques et monétaires, en particulier dans un pays comme
la France où diverses études ont montré que le niveau de compréhension
des phénomènes économiques était particulièrement faible. Les
difficultés ou les faillites des banques constituent un phénomène
visible, alors que la politique monétaire est quelque chose de peu
compréhensible pour la plupart des gens. Ils attribuent donc la crise à
ce qu'ils voient et pas à ce qu'ils ne voient pas. La troisième raison
tient au fait que les autorités publiques jouent un rôle
particulièrement important dans la formation des opinions, dans la
société très politisée qui est la nôtre. Et, bien évidemment, les
autorités publiques font tout le nécessaire pour s'exonérer de leurs
propres responsabilités et pour les faire porter par autrui. Les médias
relaient plus facilement les déclarations d'un Sarkozy – sans même
parler de celles d'un Hollande – sur l'instabilité du capitalisme que le
livre d'un économiste autrichien expliquant les véritables causes de la crise…
La stratégie à utiliser n'est donc pas évidente. Elle consiste à saisir
toutes les occasions possibles pour rétablir une analyse correcte des
phénomènes. Et, bien entendu, une organisation comme l'Institut Coppet
ou le QL peut et doit y contribuer. Si l'on est optimiste,
on peut penser que la rigueur de la pensée autrichienne peut finalement
être reconnue. L'expérience le prouve d'ailleurs: ceux qui sont par
hasard confrontés à cette pensée qu'on ne leur a jamais enseignée dans
les écoles et les universités de la République ressentent un grand choc
intellectuel. Gardons donc l'espoir!
II. L’apriorisme
méthodologique
9. La plupart des économistes autrichiens, dans le sillage de Mises,
Rothbard et Hoppe, promeuvent en économie un « apriorisme
méthodologique », à savoir l’idée que le corpus tout entier de la science
économique peut se déduire d’un axiome jugé incontestable, qui est celui
que l’homme agit, c’est-à-dire mobilise certains moyens en vue de
certaines fins.
Le raisonnement économique tire les implications directes et indirectes
de cet axiome; et surtout, il n’est pas nécessaire de confronter à la
réalité les propositions ainsi obtenues: si le raisonnement déductif est
rigoureux, alors ses conclusions sont vraies a priori, c’est-à-dire
qu’il n’est pas nécessaire de les confronter à la réalité pour établir
qu’elles sont vraies.
Cette façon de procéder est de nos jours spécifique à l’école
autrichienne, elle diffère de loin de l’instrumentalisme proposé par
Milton Friedman et du faillibilisme poppérien qui est théorisé en
économie par Terence Hutchison ou Mark Blaug.
Comment expliquez-vous cette position minoritaire de l’apriorisme et la
préférence de la plupart des économistes pour l’instrumentalisme ou le
faillibilisme?
Vous avez tout à fait raison d'insister sur cette différence de
méthodologie qui est fondamentale et que j'ai d'ailleurs déjà évoquée au
début de cet entretien. C'est elle qui permet de bien comprendre les
différences existant entre, d'une part, les économistes autrichiens et
les autres approches (y compris celle de libéraux comme Milton
Friedman). Cette approche méthodologique me semble être la seule valable
parce qu'elle est cohérente avec son objet d'étude, à savoir le
comportement des êtres humains et les phénomènes d'interrelations qui en
résultent. Or, l'être humain étant un être de pensée – ce qui est
indéniable –, il faut bien admettre que tous les phénomènes humains
résultent de quelque chose qui est non mesurable et non communicable, à
savoir les processus de la pensée. Ce qui est important, c'est ce qui est
dans la tête des gens et c'est cela qui détermine toutes les réalités
sociales et économiques. Toute proposition qui n'est pas cohérente avec
les caractéristiques de la nature humaine est donc dénuée de valeur
explicative.
Si la plupart des économistes adhèrent à une autre approche
méthodologique – instrumentalisme ou faillibilisme –, c'est probablement
parce qu'ils sont désireux de construire une discipline qui soit
considérée comme « scientifique » et pour cela, ils suivent donc tout
naturellement la méthodologie des sciences physiques ou naturelles,
méthodologie qui a effectivement permis les progrès scientifiques. Mais
dans ces domaines scientifiques, l'observateur est confronté à des
réalités visibles et mesurables et il peut par ailleurs faire des
expériences. Il est donc normal d'apprécier la validité d'une théorie à
partir de ses conséquences mesurables. Il n'en va pas de même en
économie. Ainsi, une notion comme le revenu national est une pure
construction fictive qui n'a aucun lien avec l'action humaine. Assez
curieusement d'ailleurs, alors qu'il a été admis depuis bien longtemps
qu'il était impossible de comparer l'utilité subjective de différents
individus, on fait implicitement comme si cela était possible.
10. Quels avantages la méthodologie aprioriste offre-t-elle au
chercheur en économie (par rapport aux démarches concurrentes)? Y a-t-il
des domaines de recherche où elle permet des avancées que la
méthodologie instrumentaliste et faillibiliste seraient impuissantes à
égaler?
Je serais presque tenté de dire que la méthodologie aprioriste permet de
mieux comprendre la totalité des phénomènes humains, précisément parce
qu'elle repose sur une appréciation correcte du comportement des hommes
vivant en société. En partant de l'hypothèse de la rationalité humaine et
en admettant précisément que chaque être humain est différent des
autres, on peut comprendre comment la coordination des activités
humaines est possible, aussi bien au niveau d'une entreprise que d'une
communauté nationale, et aboutir à des propositions efficaces et justes
concernant l'organisation sociale et les méthodes de coordination entre
individus. Ainsi, une approche de type « autrichien » facilitera la
compréhension du rôle des institutions, ce qui est difficile avec les
autres approches méthodologiques. Pour ces dernières, va-t-on chercher
des corrélations économétriques, par exemple entre différentes modalités
de droit des affaires et le taux de croissance? L'approche autrichienne,
pour sa part, incite à se demander comment les individus vont se
comporter dans différents types d'institutions.
11. John Stuart Mill soutenait en son temps une certaine forme
d’apriorisme méthodologique, selon laquelle le raisonnement économique
peut et doit constituer un raisonnement déductif à partir d’un petit
nombre de prémisses vraies. Cependant, les données empiriques ont un
rôle à jouer: elles permettent de déceler ce que Mill appelle « les
causes perturbatrices », à savoir les circonstances qui font qu’une loi
économique ne s’applique pas. Pour Mill, en effet, les lois économiques
sont tendancielles et non point universelles; et il y a répartition des
tâches entre le raisonnement déductif/la pure observation, à charge pour
le premier de déterminer la nature des lois tendancielles et pour la
seconde de mettre au jour les circonstances qui font que telle tendance
n’aura pas lieu.
Ce qui constitue une déduction rigoureuse et nécessaire des prémisses,
et partant, un raisonnement certain du point de vue de la cohérence
interne, est éventuellement faux au regard de certaines données
empiriques. Mais les données empiriques permettent de circonscrire nos
conclusions et de déterminer dans quels contextes la loi déduite
s’applique, dans quels contextes elle ne s’applique pas.
Pensez-vous que les conclusions du raisonnement déductif constitutif de
l’économie soient nécessairement certaines ou qu’il puisse arriver
qu’elles soient sujettes à caution, à charge pour l’expérience de
déterminer dans quels contextes ces conclusions sont valables et dans
quels contextes elles ne le sont pas?
Les lois économiques me semblent être à la fois tendancielles et
universelles. Prenons en effet l'exemple de la fonction de demande d'un
bien. Elle nous indique que la demande diminue lorsque le prix du bien
augmente et ceci constitue une affirmation « vraie » car elle est déduite
logiquement de l'hypothèse fondamentale de la rationalité humaine (et
plus précisément de la loi de l'utilité marginale décroissante). Cette
« loi » est donc bien universelle (elle ne dépend pas des circonstances de
lieu ou de temps), mais elle est uniquement tendancielle: elle nous
indique la direction du changement, non sa valeur. Bien entendu, le
montant exact de la variation de demande dépend de toute une série de
facteurs contingents (concernant par exemple l'information des
demandeurs, leurs prévisions, l'évolution de leurs revenus, les
changements de l'environnement institutionnel, etc.). Ceux qui veulent
quantifier ce changement aboutissent donc nécessairement à des
propositions contingentes. Les données empiriques permettent
éventuellement de dire que telle prévision quantifiée est erronée, mais
elles ne permettent pas de mettre en cause les lois universelles,
déduites logiquement des prémisses vraies initiales. Autrement dit, s'il
n'y a pas adéquation entre ce qui est mesuré et ce que prévoit la
(bonne) théorie, ce sont les faits qui ont tort!
12. Il me semble que les propos de Mill sont corroborés par la loi de
l’utilité marginale décroissante (non connue de Mill), laquelle peut
s’énoncer comme suit: « Au fur et à mesure que le niveau de détention ou
de consommation d'un bien s'élève, les suppléments de satisfaction que
l'individu retire d'une augmentation d'une unité de détention ou de
consommation sont de plus en plus faibles. » Cette loi constitue la
conclusion du raisonnement suivant: (1) Tout acteur préfère ce qui lui
donne le plus de satisfaction; (2) supposons qu’il soit confronté à un
accroissement (par une unité supplémentaire) de la quantité d’un certain
ensemble de produits, qu’il juge tous capables de lui rendre les mêmes
services; (3) cette utilité supplémentaire ne lui servira que pour
satisfaire un besoin jugé moins urgent que le dernier auparavant
satisfait par la dernière unité du produit.
Ce raisonnement praxéologique, c'est-à-dire portant sur une modalité de l’agir,
est d’une cohérence parfaite; et ses prémisses sont vraies. Pourtant, la
réalité paraît regorger de multiples situations où la conclusion de ce
raisonnement est contredite: Que faire de l’alcoolique qui est prêt à
payer plus pour le second verre que pour le premier? Que faire du
collectionneur pour qui la pièce qui vient compléter une collection
d'objets rares est toujours celle qui procure le plus de plaisir bien
qu'elle soit forcément la dernière acquise? Que faire, encore, du
cuisinier pour qui le quatrième des quatre oeufs requis par une recette
est celui dont l'acquisition procure le plus de satisfaction?
Ne peut-on pas dire qu’on a affaire avec l’utilité marginale
décroissante à une illustration de ces lois tendancielles dont parle
Stuart Mill?
La loi de l'utilité marginale décroissante est effectivement
un bon exemple de loi universelle vraie. Elle ne me semble pas
contredite par les exemples cités. En effet ce qui est désiré par le
collectionneur n'est pas un objet, mais une collection (précisément, du
point de vue subjectif une collection n'est pas considérée comme étant
de même nature que chacun des objets qui la constituent). D'un point de
vue purement physique, chaque objet est de même nature, mais la
collection et chacun des objets qui la composent sont des biens
différents du point de vue subjectif du collectionneur. Pour un
économiste autrichien, ce qui compte n'est pas la nature physique d'un
bien, mais sa perception subjective et c'est en ce sens que la théorie
autrichienne est
réaliste. Il en est de même pour le cuisinier qui a besoin de quatre oeufs (une collection d'oeufs…). Quant à l'ivrogne, il est difficile de
se mettre à sa place. Peut-être l'utilité marginale de chaque verre
est-elle tout de même décroissante, mais elle reste supérieure à
l'utilité de n'importe quel autre bien (jusqu'à une certaine limite: au
bout de 100 verres, il préfèrera peut-être garder son argent pour autre
chose). Ou bien, on peut imaginer un ivrogne très lucide qui veut être
ivre et qui sait qu'il a besoin pour cela de cinq verres (on retrouve le
problème du collectionneur).
13. Peut-on vraiment fonder l’intégralité de la science économique
sur l’axiome de l’action humaine? Il peut sembler douteux que la théorie
monétaire de l’école autrichienne soit in fine réductible à cet unique
axiome.
Murray Rothbard reconnaissait lui-même qu’il était nécessaire de joindre
des postulats subsidiaires à cet axiome pour avancer dans la science
économique. Il parlait plus précisément de « postulats empiriques »,
dérivés de l’expérience, donc, et si « généralement vrais » que personne
n’aurait idée de les mettre en cause. Il évoquait plus précisément le
phénomène de « la variété des ressources, aussi bien naturelles
qu’humaines » et le fait que « le loisir soit un bien de consommation ».
(Cf. Économistes et charlatans, p. 54.)
J'ai toujours pensé pour ma part que toute la théorie monétaire pouvait
être déduite de l'axiome de l'action humaine. Mais elle ne nous permet
pas de dire, par exemple, que l'or est la meilleure des monnaies, c'est
l'expérience humaine qui en décide. Si, par ailleurs, on veut se
prononcer, par exemple, sur les moyens d'améliorer les systèmes
monétaires existants, il faut alors, bien sûr, faire des hypothèses
supplémentaires, par exemple sur le comportement des autorités
monétaires et sur ce qui peut le mieux permettre de les contrôler. Mais
à certains points de vue, on sort alors de la théorie économique
proprement dite (ce qui ne veut pas dire qu'on doit ignorer ces
problèmes).
14. Plus généralement, pourquoi l’induction, consistant à inférer une
régularité sur la base de l’observation récurrente d’un même phénomène,
serait-elle inappropriée pour fonder la théorie économique? S’il existe
des régularités de l’action humaine, pourquoi celles-ci ne
pourraient-elles pas être observées de façon récurrente par le
scientifique, lequel serait alors en mesure d’identifier ces
régularités?
Jean Baptiste Say et Frédéric Bastiat prônaient l’induction, et on sait avec quel
succès ils ont contribué à enrichir la théorie économique. Say, pour qui
les lois découvertes par la science économique font l’objet d’une
observation immédiate et d’autre part partagée par tout un chacun, écrit
ainsi que la théorie économique n’est rien que « le résultat de ces
observations » qui sont si universellement partagées que « tout le monde
peut les refaire ». (Cf. « Discours préliminaire », au début du « Traité
d’économie politique ».)
Quant à Bastiat, il estime que la science économique digne de ce nom
« constate, étudie, groupe et classe les faits et les phénomènes, elle
cherche leurs rapports de cause à effet; et de l’ensemble de ses
observations, elle déduit les lois générales ». (Cf. « Lettre à M. de
Lamartine ».)
Pourquoi cette méthodologie n’est-elle pas valable, ou du moins,
qu’est-ce que l’apriorisme apporte de plus?
Les faits, par eux-mêmes, n'apprennent rien. En particulier, dans la
science économique, ils sont si nombreux, si complexes, reliés par une
telle multitude de relations qu'il est impossible de tirer une loi de
l'observation des faits. Ceux qui croient – comme Bastiat et Say – tirer
des lois de l'observation ont en réalité dans leur cerveau un système
d'interprétation fondé sur des lois générales, ce qui leur permet de
choisir les faits les plus significatifs et d'imaginer à l'avance les
relations qu'ils peuvent avoir entre eux. On est alors conforté en
constatant que les faits se comportent comme la théorie implicite que
l'on possède permettait de le prévoir. Mais la démarche purement
inductive ne peut pas exister ou, tout au moins, ne doit pas exister
(c'est le « pragmatisme » des hommes politiques).
III.
Les principes moraux du libéralisme
15. Dans votre ouvrage
Revenir au capitalisme: pour éviter les crises,
vous avez proposé de distinguer entre deux formes de morale: la morale
universelle et la morale personnelle (Cf. « Conclusion, que faut-il
moraliser? », p. 236-237.) Cependant, vous caractérisez la morale
universelle de deux façons différentes. En premier lieu, la morale
universelle regroupe les impératifs qu’on peut juger universels
(valables pour tout un chacun) sans que cela ne rentre en contradiction
avec le propos de l’impératif. Ainsi écrivez-vous: « l’éthique
universelle est celle qui peut potentiellement être adoptée par tous les
individus dans le monde sans risque d’incohérence. » Mais vous précisez
quelques lignes plus loin: « définir une éthique universelle, c’est
définir les devoirs qui s’imposent moralement à tous les individus de la
terre. » En d’autres termes, la morale universelle regroupe l’ensemble
des impératifs qui sont valables pour tout un chacun et non pas
seulement pour une partie des individus.
Ces deux critères se rejoignent: une morale qui vaut pour seulement une
partie des individus ne peut pas, du coup, être universalisée sans
risque d’incohérence. D’autre part, une morale qu’on peut universaliser
sans risque d’incohérence est
ex definitione
une morale au contenu
valable pour tout un chacun.
Pourquoi le respect de l’intégrité physique et de la propriété privée
légitime, i.e. acquise sans violence, constitue-t-il le seul
impératif qui souscrive à ce double critère (et peut sur cette
base prétendre au statut de morale universelle)? Pourquoi l’impératif
communiste d’une production des biens en coopérative et d’une
distribution de ces biens en fonction des besoins des uns et des autres
ne peut-il pas légitimement prétendre au statut de morale universelle?
Pourquoi les impératifs interventionnistes ou mercantilistes ne sont-ils
pas eux non plus universels (quoique prétendent les tenants de ces
idéaux)?
Je ne pense pas donner deux définitions différentes de la morale
universelle. Je donne d'abord une définition très générale et je précise
en second lieu le contenu possible de cette morale universelle. Pour des
raisons logiques, je ne vois pas d'autres possibilités que de la définir à
partir de la morale des droits. La morale concerne les rapports d'un
individu avec autrui. Respecter les droits d'autrui constitue un
impératif moral qui ne peut pas entrer en contradiction avec un autre
principe moral. Si je décide de donner de l'argent à un pauvre, cela
relève de ma morale personnelle, mais n'est pas incompatible avec la
morale universelle (je respecte les droits du pauvre, de moi-même et de
tous les autres). On me dira peut-être qu'il y a des externalités et
que, par exemple, en donnant de l'argent à un mendiant, je l'incite à
continuer à mendier dans la rue, ce qui peut déranger certaines
personnes. Mais ces personnes n'ont aucun droit sur moi ou sur le
mendiant et je n'ai pas porté atteinte à leurs droits. Il n'y a que deux
possibilités dans les rapports interpersonnels: agir librement ou
exercer la contrainte. Agir librement implique nécessairement de
respecter les droits des autres. Exercer la contrainte signifie
nécessairement porter atteinte aux droits d'autrui. C'est pourquoi il
n'y a pas d'autre morale universelle possible que celle qui consiste à
respecter les droits légitimes d'autrui.
L'impératif communiste de production en coopérative et de distribution
en fonction des besoins implique nécessairement le non-respect des
droits de certains. Dans une telle situation chacun a une appréciation
différente de l'apport que chacun doit faire à la production commune et
du droit de chacun sur la production commune. Il est impossible de
dégager un principe moral pour effectuer cette production et cette
répartition. Chacun peut considérer comme juste sa propre conception,
mais chaque conception est différente et entre en conflit avec les
autres. Il en est de même pour tout interventionnisme (sauf dans
l'hypothèse extrême où il y aurait unanimité pour confier à un « pouvoir »
quelconque un droit à exercer la contrainte pour certaines tâches
spécifiques, ce qui est évidemment une illusion).
16. Ayn Rand figure parmi les théoriciens les plus originaux et les plus
novateurs du libéralisme contemporain. Dans ses divers ouvrages
philosophiques et littéraires, elle a exposé une éthique de l'intérêt
personnel qui veut qu'un individu ne se « sacrifie » jamais pour rendre
service aux autres. Le sacrifice de soi, consistant pour un individu à
renoncer à une ou plusieurs fins personnelles, participe d'une logique
qu'elle qualifie d'« altruiste » et qu'elle a pris soin de dénoncer dans
plusieurs textes. Le socialisme sous toutes ses formes, y compris en sa
version « light » sociale-démocrate, constitue la réalisation politique et
économique de l'altruisme. Du moment qu'on légitime le sacrifice de soi,
il est du ressort de la loi de faire que les individus se sacrifient les
uns pour les autres à chaque fois qu'ils en ont l'occasion.
En d’autres termes, si on approuve, pour une raison ou une autre, qu'un
individu se sacrifie pour aider un autre individu, alors on accepte,
fût-ce sans s'en rendre compte, la prémisse majeure de l'altruisme et
partant du socialisme. Pour cette raison, il importe de condamner le
socialisme d'un point de vue moral: en prenant parti pour ce qu'Ayn Rand
appelle « l’égoïsme rationnel », auquel elle s’est efforcée d’apporter une
justification morale.
L’intuition chère à Ayn Rand qu’on ne peut condamner le socialisme sans
condamner la morale altruiste en tant que telle, vous paraît-elle sensée
ou avez-vous des réserves? Pensez-vous qu’on puisse être à la fois
altruiste et antisocialiste (sans faire preuve d’incohérence)?
Je partage votre appréciation d'Ayn Rand: c'est un auteur absolument
remarquable et son oeuvre philosophique et littéraire – qui m'a beaucoup
marqué – mérite d'être largement connue. Sa défense de l'égoïsme
rationnel est intéressante, mais elle relève de l'éthique personnelle
d'Ayn Rand et non de l'éthique universelle (qu'elle défend en réalité
admirablement par ailleurs). Il est certes intéressant de voir que la
critique absolue de tout altruisme est cohérente avec les principes
moraux du libéralisme, mais elle n'en est pas une conséquence logique.
Je pense donc que l'on peut parfaitement concilier des actes altruistes
avec une totale rigueur libérale, autrement dit que l'on peut être
altruiste et antisocialiste. Il est en effet excessif de dire que la
défense de l'altruisme constitue le fondement du socialisme. Ce que l'on
doit critiquer dans le socialisme, c'est que certaines personnes – celles
qui ont le pouvoir – puissent imposer par la contrainte leur propre
conception de l'altruisme (sans compter le fait, évidemment, que bien
souvent l'appel à l'altruisme cache en réalité d'autres
objectifs). En effet, il est logiquement impossible pour un individu
d'être altruiste à l'égard de tous les individus de la Terre. On ne peut
donc être altruiste que de manière limitée, d'où il résulte que chaque
individu prend nécessairement pour objet de son altruisme des personnes
différentes. Ces différentes positions altruistes sont incompatibles et
elles ne peuvent être « conciliées » que par l'exercice de la force. C'est
l'usage de la contrainte et non la revendication de l'altruisme qui
condamne le socialisme et la social-démocratie.
17. Il se trouve que le libéralisme économique n’est pas seulement
juste, c'est-à-dire en accord avec des principes moraux universels, mais
efficace; il permet mieux que tout autre système économique la
satisfaction des besoins et l’enrichissement du plus grand nombre.
Toutefois, prendriez-vous la défense du libéralisme même s’il était
inefficace? Le caractère moral du libéralisme suffirait-il à emporter
votre adhésion malgré son inefficacité par ailleurs?
Ron Paul, par exemple, n’hésite pas à soutenir qu’il défendrait le
libéralisme pour des raisons morales, même s’il était inefficace
économiquement. « La liberté est mon premier objectif. (…) Même si le
marché était moins efficace que la planification centrale, je
préférerais toujours ma liberté personnelle à la coercition.
Heureusement, je n’ai pas besoin de faire un tel choix. » (« Von Mises et l’école autrichienne: un point de vue personnel », Ron
Paul, 1984.)
Dire que le libéralisme est moral a un sens, celui qui a été évoqué
ci-dessus. Mais dire qu'il est efficace (ou inefficace) est dépourvu de
sens. En effet, la notion d'efficacité a un sens au point de vue
individuel: l'individu rationnel considère comme efficaces les moyens
qu'il choisit pour poursuivre ses propres fins et, de ce point de vue,
la notion d'efficacité est une notion subjective. Mais en tant
qu'observateurs extérieurs, nous ne pouvons pas juger de l'efficacité des
moyens utilisés par un individu (d'autant plus que nous ne connaissons
jamais parfaitement les objectifs qu'il poursuit). Et nous ne pouvons
logiquement pas parler d'efficacité sociale. Tout ce que nous savons, c'est qu'une société parfaitement libérale est efficace en ce sens
qu'elle l'est pour chaque individu. Mais il n'y a pas d'autre critère
possible, par exemple celui du taux de croissance du « revenu national »
(encore un concept arbitraire, car un revenu appartient à une personne
et non à la nation). Mais il est évidemment très probable qu'en laissant
chacun décider de ses propres actions, il en résulte beaucoup
d'innovations et la création de richesses importantes. Par conséquent, si
l'on constate – comme cela est le cas – qu'une société est d'autant plus
prospère qu'elle est plus libérale, cela n'est certes pas une preuve de
l'efficacité du libéralisme, mais peut être considéré comme cohérent
avec ce que le raisonnement nous apprend. Cette corrélation entre
liberté économique et « efficacité économique » peut être utilisée d'un
point de vue stratégique auprès de personnes qui ne comprennent pas bien
la philosophie morale et politique. Il faut accepter, pour des raisons
stratégiques, de se placer à différents niveaux selon les auditoires
auxquels on s'adresse. Mais les économistes professionnels devraient
accepter d'éliminer le terme d'efficacité économique de leur
vocabulaire.
18. Cher Monsieur, notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous
ajouter quelques mots?
Certainement. Vos questions, cher Grégoire Canlorbe, sont d'une rare
qualité et je n'ai jamais eu l'occasion de répondre à une interview de
ce type. J'espère donc avoir répondu de manière « efficace » à ce
questionnaire très exigeant. Ce fut pour moi un exercice délicat, mais
très motivant.
Cher Monsieur, merci pour tout, ce fut un honneur et un plaisir.
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Grégoire Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec
des sympathies libertariennes.
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