Les droits, les devoirs et la liberté |
De nombreux mythes antiques dépeignent une situation de grande violence
aux origines de l'homme. Ainsi Zeus extermina la première race, celle
des hommes de bronze qui passaient leur temps à se faire la guerre. Les
famines, les animaux sauvages et les maladies faillirent également
entraîner la disparition de nos ancêtres.
L'esprit de ces mythes perdura longtemps et les philosophes se servirent
de la métaphore de la « guerre de tous contre tous » pour illustrer
l'état de nature originel, celui où chaque homme n'obéissait qu'à sa
propre volonté et où seule la force garantissait le succès. État de
totale liberté et de fragilité extrême qui menaçait aussi d'extinction
la race humaine, dépourvue des armes accordées aux bêtes.
Aux dires des philosophes, les hommes, êtres doués de conscience,
comprirent rapidement l'intérêt de se regrouper en familles et
communautés pour améliorer leur condition matérielle et leurs capacités
de survie.
Cela leur imposait de sacrifier partiellement ou totalement leur liberté
originelle et d'accepter « librement » un pacte social qui instaurait un
ensemble de devoirs envers la communauté en échange de sa protection. La
justice, aimée des Dieux et aidée par les Bienveillantes, veillait à
l'accomplissement des devoirs et châtiait les transgressions.
Certes, il ne s'agit là que d'une fiction philosophique et l'état de
nature ainsi imaginé n'a jamais existé. Mais cette fiction parle à
l'imagination des hommes et a influencé le cours de l'histoire … et de
la science politique.
Théorie des droits
Bien que fortement influencées initialement par le modèle grec de
l'Antiquité, nos démocraties modernes semblent avoir oublié les
considérations subtiles de cet héritage et, tout en partant également de
l'impossibilité de l'état de nature, ils ont développé une innovation
politique majeure pour expliquer l'émergence des communautés humaines.
En effet, l'intuition de penseurs tels que Hobbes et Locke a été que
c'est la peur de la mort violente (l'état de nature) qui a généré chez
les hommes une exigence commune de sécurité. Dès lors, une communauté n'a
pu se concevoir que comme une réponse adaptée et institutionnalisée en
droit pour satisfaire l'exigence première de ses membres. Locke y ajouta
le droit de résistance, c'est-à-dire celui de renverser toute autorité
qui trahirait le pacte social ainsi conçu. Cette innovation
philosophique, la reconnaissance de droits se substituant à celle de
devoirs, connut un succès fulgurant.
Elle touche désormais tous les domaines de la vie: droit à l'éducation,
au logement, à la santé, droit à la procréation médicalement assistée,
droits des minorités, droits des homosexuels, droit à la sécurité
alimentaire et physique, au revenu minimal (et bientôt égal pour tous),
à la dignité, etc. Bref, s'ouvrait enfin le droit aux droits (cf.
Philippe Murray dans Festivus festivus). Ces droits, accordés
sans contrepartie visible, sont aujourd'hui érigés en principes
universels alors qu'ils n'expriment le plus souvent que des désirs
individuels réunis en lobbies et contribuent à la désagrégation sociale
en raison de la diversité d'intérêts contraires. Ainsi, aucun lien ne
semble plus nécessaire entre des individus désormais protégés les uns
des autres par leurs droits et non plus unis dans une entreprise
commune.
Toutefois, les deux notions politiques du pacte social, celle du pacte
fondé sur les devoirs et celle fondée sur les droits, continuent de
coexister dans le monde actuel. Une comparaison grossière entre nos
sociétés occidentales, dites démocratiques, qui ont développé la science
politique du droit des citoyens, et les sociétés musulmanes soumises aux
devoirs des croyants, dont celui de soumettre le monde entier à la vraie
religion, illustre de façon caricaturale l'opposition entre ces
conceptions. Peut-être la difficile intégration des musulmans dans nos
sociétés tient-elle à ce que ceux-ci sont principalement éduqués dans le
culte du devoir tandis que nous le serions dans celui des droits. Voire!
L'inflation des droits en Europe
Actuellement, des idéologues socialistes dogmatiques sont au pouvoir
dans de nombreux pays européens, dont la France, et mettent
systématiquement leurs idées en pratique. La droite n'avait guère fait
mieux depuis plusieurs décennies en menant une stratégie antilibérale
(au sens européen du terme) et en accroissant de façon continue le rôle
de l'État et l'hypertrophie de ses services. De tels préjugés, aussi
dénommés « convictions républicaines » par leurs auteurs, ont ancré dans
une large partie de l'opinion, y compris celle de l'élite, une vision
égalitariste et réductrice de la vie sociale contenue dans des limites
du politiquement correct, version actualisée du contrat social.
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« L'inflation des droits
interdit de pouvoir les garantir tous. Ce qu'on accorde aux
uns, il faut le prendre à d'autres. » |
Ce type de gouvernance est à l'évidence démagogique car ses promesses
sont intenables. L'inflation des droits interdit de pouvoir les garantir
tous. Ce qu'on accorde aux uns, il faut le prendre à d'autres. Par
exemple, pour garantir l'accès aux soins à tous, il faut diminuer les
prestations, vider les hôpitaux, diminuer les durées de séjour, refuser
l'admission des vieillards et des cas graves et coûteux, etc. Pour
garantir les droits des fonctionnaires, il faut piller les richesses de
la population et attenter au droit de propriété. Au fond, cela revient à
dresser des catégories de citoyens contre d'autres, à exacerber les
égoïsmes et à préparer la guerre civile.
Faute de pouvoir abonder aux innombrables droits créés, la politique des
droits acquis ne perdure qu'à condition d'imposer des « devoirs » (ah,
le devoir de solidarité!) à certaines catégories de citoyens: aux
nantis tout d'abord, dont les impôts financent: a) les fonctionnaires;
b) les prestations accordées aux citoyens qui ne possèdent que des
droits. Comme toujours, ceux qui bénéficient le plus de ces largesses se
drapent dans la dignité offensée que leur confèrent ces droits toujours
estimés insuffisants et qu'ils rappellent opportunément à chaque
élection.
Fort de cette science politique ubuesque, digne au plan social et
économique des travaux du biologiste Lyssenko qui paracheva la famine en
URSS, les socialistes français restent droits dans leurs bottes et
tentent d'installer solidement un pseudo-communisme. Il n'est que de
constater la mise à mal des droits d'entreprise et de propriété laminés
par des prélèvements spoliateurs. Pressés par la nécessité, ces
illettrés économiques redécouvrent les recettes des démocraties
populaires: subventions accordées à la collectivisation (déni des
faillites au profit de la reprise des activité déficitaires par les
ouvriers), politique de santé au moindre coût (déremboursement de
nombreux médicaments, restriction de la couverture sociale, contrôles
accrus des honoraires médicaux et politique de sanctions), combat contre
un ennemi imaginaire, la religion chrétienne exclusivement (opium du
peuple), en relançant le combat pour la laïcité, ou encore tentatives
pour encourager un nationalisme (très) modéré (car il y a tout de même
une contradiction entre une « exception française » et un discours
universaliste) et mainmise sur l'éducation chargée d'insuffler dès le
jeune âge un bon comportement citoyen. Voyez, nous ne sommes plus très
loin d'un retour à une idéologie du devoir stigmatisant les koulaks(1)
(avant d'élargir la cible à des catégories de plus en plus larges), dans
un contexte de communautarisme et d'atomisation sociale.
Et la liberté dans tout ça?
Les considérations précédentes portant sur les théories du pacte social
qui fonde les communautés humaines nous montrent que la notion de
liberté a toujours été sacrifiée au nom des devoirs et encore
plus des droits. Elle l'est aujourd'hui encore bien davantage sur
l'autel de l'égalité, entendue comme l'égalité de tous devant la loi à
l'origine, qui prétend non
seulement gommer les inégalités sociales et mettre fin à de supposés
privilèges (dont les avantages accordés à la fonction publique
constituent la principale survivance), mais aussi abolir toute
différence entre les hommes et d'abord entre leurs idées. Un relativisme
généralisé veut tenir lieu de tolérance, laquelle n'a plus à être, car
elle ne se conçoit que comme l'acceptation de différences.
Or la liberté ne se décrète pas. Elle est indissolublement liée au
caractère unique et inévitablement différent de chaque individu,
innocent de son éventuelle supériorité fût-elle seulement
intellectuelle. C'est l'existence de cette différence intrinsèque entre
les hommes qui fait aujourd'hui scandale. L'entreprise politique moderne
nie la diversité de la nature humaine et l'instinct qui la pousse à user
intuitivement se sa liberté pour s'affirmer et être. L'entreprise
politique contemporaine tente de la normer dans une universelle
médiocrité car c'est par le bas seulement que s'opère l'homogénéisation
sociale.
La liberté est ce qui menacera toujours la stabilité des institutions.
Son expression est de nos jours devenue insupportable. Elle ne s'intègre
pas naturellement au pacte social. C'est pourquoi, lorsqu'elle est
mentionnée dans les constitutions, elle est généralement édulcorée par
d'autres concepts, qui l'encadrent et la limitent: égalité et
fraternité, par exemple.
Or, liberté et égalité ne sont ni synonymes ni synergiques. L'égalité
imposée ne peut qu'étouffer la liberté. À tout prendre, la liberté et la
fraternité font bien meilleur ménage et partagent la même généreuse
inspiration.
C'est l'égalité (entendue à présent comme l'égalitarisme matériel) qui,
devenue le leitmotiv des discours politiques et la revendication
principale des gouvernés drogués par l'État-providence, guide les
dirigeants politiques.
Rappelons la fable du loup et du chien de Jean de la Fontaine; le loup
famélique envie le sort du chien gras et bien nourri, jusqu'à ce que:
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé. " Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? - Peu de chose. - Mais encor? - Le collier dont je suis attaché De ce que vous voyez est peut-être la cause. - Attaché? dit le Loup: vous ne courez donc pas Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe? - Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor." Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
Ce faisant le loup se montre un animal-philosophe, car il a su
distinguer immédiatement le vrai bien, la liberté, du faux, la servitude
confortable.
Chez nous, ce changement de valeur s'opère sans heurt. Terrible
renoncement, annoncé il y a longtemps déjà par Tocqueville. Est-il
irréversible?
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1. Koulak désignait avant la révolution en Russie les paysans
aisés, qui suscitaient la jalousie des pauvres. En 1924 Zinoviev
déclarait: « On aime parfois chez nous
qualifier de koulak tout paysan qui a de quoi manger ». |
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Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
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