Raymond Aron (1905-1983): un
spectateur engagé* |
Aron est mort il y a trente ans, en
octobre 1983. Fondateur de la revue Les temps modernes avec son complice
et ennemi juré Jean-Paul Sartre, éditorialiste au Figaro pendant
trois décennies, Raymond Aron est l'incarnation par excellence de
l'esprit libre penseur. Au carrefour de la philosophie, de la politique,
de l'histoire et de la sociologie, ses réflexions restent de puissants
antidotes à la pensée unique et au politiquement correct.
Après son agrégation de philosophie, il s'initie à la sociologie
allemande lors d'un séjour en Allemagne. Il assiste aux autodafés
organisés par le régime nazi en mai 1933 et prend toute la mesure du
danger mortel des régimes révolutionnaires. Dès le mois de juin 1940,
Aron part à Londres et s'engage dans le journalisme. Il est
éditorialiste au Figaro de 1947 à 1977. En 1955, il revient à
l'université. Il enseignera à la Sorbonne jusqu'en 1967, puis à l'École
pratique des hautes études. En 1970, il entre au Collège de France.
Aron a donc mené de front deux carrières: celle de journaliste au
Figaro puis à l'Express, celle d'universitaire, professeur de
sociologie d'abord à la Sorbonne puis au Collège de France. Ce double
regard l'a conduit à analyser méthodiquement, à travers plus de trente livres,
les mutations des sociétés modernes et à participer quotidiennement aux
grands combats qui dans le bruit et la fureur de l'histoire ont divisé
le monde au temps de la guerre froide.
Éditorialiste commentant l'actualité à chaud, il a toujours su intégrer
ses jugements ponctuels dans une vision d'ensemble du monde. Cette
vision d'ensemble l'inscrit dans le courant de la pensée libérale,
courant tout à fait minoritaire en France aujourd'hui, mais qui l'était
bien plus encore à l'époque où il a vécu et pensé.
Rappelons que de la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu'aux années
1980, le marxisme a été pour l'intelligentsia française l'idéologie
dominante et, selon la formule de son « petit camarade Sartre »,
« l'horizon indépassable de notre temps ». De ce point de vue, Aron a donc
occupé une place singulière parmi les intellectuels français en
s'opposant à la majorité d'entre eux.
Marcel Gauchet témoigne:
Un très grand
professeur, c'est par-dessus tout ce que Raymond Aron a été pour
plusieurs générations successives. Il l'a été pour nous. Il l'a été
jusqu'au bout, dans la plus haute acception du terme, y compris à
travers ses activités extérieures à l'université. Ce qui lui a donné en
effet sa place singulière dans le journalisme français a été d'y avoir
importé ce que l'université a de meilleur. Il a su aller au-delà du
classique éditorial d'opinion pour accomplir, sur trente ans, un travail
en profondeur, nourri d'informations et d'arguments, privilégiant
toujours l'exercice du jugement sur l'engagement de principe. Il aura
été le grand éducateur de notre raison politique. À l'âge des
spécialistes et de leurs savoirs étroits, Raymond Aron frappait d'abord
par l'extraordinaire ouverture de son spectre d'intérêts et sa
connaissance intime de domaines éloignés ‒ philosophie, économie,
sociologie politique, histoire ‒, tous indispensables à ses yeux à
l'intelligence du présent. Contre la pente française à l'autarcie
intellectuelle, il a été, dans son enseignement, mais aussi, on l'oublie
trop, par son travail d'éditeur, un initiateur à la culture sans
frontières de son temps, de la pensée allemande à la réflexion
économique et stratégique des Anglo-Saxons. À l'arrogance du philosophe
qui tranche de tout en artiste et dans le dédain des doctes, il a
constamment opposé l'éthique du savant et l'éminente dignité de la
connaissance. Loin de toutes les facilités, il a incarné, dans toutes
ses activités, la parole et l'écrit, une rigueur sans défaillance et la
passion de la vérité. (Le Débat, no 28, janvier 1984).
Une pensée en constante évolution
L'oeuvre d'Aron peut se définir comme une réflexion sur le XXe siècle. À
la suite de Marx, il s'intéresse à tous les secteurs de la société
moderne, l'économie, les relations sociales, les régimes politiques, les
relations internationales. Mais refusant le monisme de Marx qui explique
tous les faits sociaux à partir d'une cause unique, la cause économique,
Raymond Aron se reconnaît davantage dans la démarche pluraliste de
Montesquieu, qui voit « des relations causales dans tous les sens et
saisit tous les rapports de solidarité sans en privilégier aucun ».
Enfin, il considère qu'il n'appartient pas au sociologue de prédire
l'avenir comme un voyant extralucide. Il doit adopter à l'égard de
l'histoire et de l'avenir une perspective probabiliste car l'histoire
n'a pas un sens prédéterminé.
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« Aron a souvent été classé
comme libéral de gauche. Son penchant pour la
social-démocratie, sa tentative de synthèse des droits
formels et des droits matériels ont pu alimenter cette
thèse. Pourtant, certaines analyses la remettent
partiellement en cause. » |
Nicolas Baverez, dans sa préface de Penser la liberté. Penser la
démocratie, inscrit l'oeuvre d'Aron dans la tradition du libéralisme
politique français. Selon lui, sa conception de l'histoire est réaliste,
probabiliste, comparatiste et dialectique:
-
Réalisme: c'est le refus de tout principe transcendant à
partir duquel on pourrait juger moralement et abstraitement l'histoire.
L'homme est dans l'histoire, l'historien aussi.
-
Probabilisme: c'est le refus du déterminisme historique. Il
n'y a pas de nécessité ou de loi qui régit l'histoire. Pas de
providence.
-
Comparatisme: c'est le refus de l'essentialisme. Il faut
étudier les régimes politiques, non à partir d'une essence a priori mais
à partir de la comparaison de leurs points communs et de leurs
divergences.
-
Dialectique: c'est le refus du manichéisme ou de la posture
idéologique. Il faut assumer la complexité et l'incertitude propres à
l'histoire et ainsi refuser de jouer les prophètes.
Selon Baverez, l'épistémologie d'Aron ne verse par
pour autant dans un relativisme consistant à dissoudre dans l'histoire
toutes les normes et les valeurs. Un tel relativisme ouvrirait la voie à
la justification du totalitarisme. Mais il s'agit pour lui de
reconnaître le pluralisme, la faillibilité, l'existence de vérités
partielles. Son libéralisme n'est pas fondé sur des principes abstraits,
mais sur une étude des conditions économiques et sociales qui rendent
possible ce pluralisme intellectuel et politique. Comprendre avant de
juger, telle serait la maxime d'Aron.
Aron a souvent été classé comme libéral de gauche. Son penchant pour la
social-démocratie, sa tentative de synthèse des droits formels et des
droits matériels ont pu alimenter cette thèse. Pourtant, certaines
analyses la remettent partiellement en cause. En effet, le libéralisme
aronien a connu une très nette évolution. Dans ses Mémoires, il
résume sa position dans les années cinquante et soixante:
Dans l'Essai sur les libertés, pour lequel je garde un faible,
je me suis efforcé de mettre en lumière la synthèse nécessaire de deux
formes de liberté: le domaine d'autonomie laissé aux individus, les
moyens que l'État donne aux plus démunis afin qu'ils puissent exercer
les droits qui leur sont reconnus. Les démocraties modernes n'ignorent
ni la liberté de choix, ni la liberté-capacité, l'une assurée par la
limitation de l'État, l'autre par les lois sociales. En leurs meilleurs
moments, les sociétés occidentales me paraissent accomplir un compromis
exemplaire. (p. 1035)
À partir du milieu des années soixante-dix,
Aron prend un tournant et évolue vers un libéralisme plus classique,
moins teinté de socialisme. Ainsi, en 1976, dans la postface à son
Essai sur les libertés, il affirme:
En 1965, il m'importait de montrer que le libéral d'aujourd'hui accepte
la critique que l'on appellera indifféremment sociologique ou marxiste.
Il ne suffit pas que la loi accorde les droits, il faut encore que
l'individu possède les moyens de les exercer. Aujourd'hui, c'est la
contrepartie de cette thèse que je mettrais au premier plan. Autant la
liberté non-interdiction entraîne par elle-même l'égalité, autant la
liberté-capacité exclut l'égalité. (p. 222)
Gwendal Châton, auteur d'un remarquable article sur
la question(1), parle d'une évolution tardive tendant vers un
pessimisme croissant. Ne faudrait-il pas plutôt parler de réalisme? Quoi
qu'il en soit l'auteur de cet article précise que, sans congédier l'idée
d'égalité, Raymond Aron retrouve alors les accents combatifs de la
tradition libérale contre un « égalitarisme doctrinaire » qui « ne parvient
pas à l'égalité mais à la tyrannie » (Aron, 1965, 1998: 240). Dans ses
Mémoires, il se montre pour le moins sceptique face au concept de
justice sociale (Mémoires, p. 1035-1036): il est alors plus
proche de la critique hayékienne du « mirage
de la justice sociale » (Friedrich Hayek, Droit, législation et
liberté) que de la théorie rawlsienne de la justice.
* Texte d'opinion publié le
29 octobre 2013
sur 24hGold.
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1. Gwendal Châton, « De l'optimisme au pessimisme?
Réflexions sur l'évolution tardive du libéralisme de Raymond Aron », paru
dans les actes du colloque international « Raymond Aron: genèse et
actualité d'une pensée politique » (ENS/Ulm), aux éditions de Fallois. |
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