Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/14/140115-6.html Les Grecs de l'antiquité plaçaient la liberté en tête de leurs valeurs. Ils méprisaient les barbares (essentiellement les Perses) non pas en raison de leur manque de richesses, de puissance ou de culture, mais parce qu'ils avaient aliéné leur liberté au profit d'un monarque. Les luttes étaient souvent fratricides entre Grecs, mais le débat public était permanent et les créations de leur civilisation continuent à émerveiller le monde et à inspirer les esprits. De nombreux siècles plus tard en Europe, tandis que s'apaisaient lentement les guerres de religion, le débat philosophico-politique reprit intensément, marqué par les horreurs commises entre chrétiens. La philosophie politique moderne semble avoir atteint son apogée aux XVIIe et XVIIIe siècles dans le Vieux Monde. Des penseurs tels que Machiavel, Spinoza, Adam Smith, Locke ou Hobbes ont alors assigné au pouvoir législatif, aidé en sa tâche par le pouvoir exécutif, la mission de protéger sa population. Ces hommes qui ont exercé une grande influence n'étaient pas de purs théoriciens, mais des gens pragmatiques combattant toute forme de dictature considérée comme nuisible aux buts recherchés. Considérant la nature violente des passions humaines, ils jugeaient nécessaire de protéger les hommes les uns des autres et de garantir la paix sociale en instaurant des lois gardiennes du bien-être général, c'est-à-dire de la sécurité, du droit de propriété, de la liberté de penser et de celle d'entreprendre de chacun. La faillibilité de l'entendement humain imposait selon eux aux gouvernants la prudence, la modestie, la douceur et le respect des usages établis, ainsi que la limitation des prérogatives de l'État et de ses moyens de contrainte. Quelques successeurs ont poursuivi leur oeuvre soit comme commentateurs historiques, tels Tocqueville ou Leo Strauss, ou comme économistes: Bastiat, Hayek, etc. Mais le vent avait tourné et l'idéologie socialiste de droite ou de gauche a fait litière de leur sagacité. La fin de la politique Le débat politique, expression publique de l'implication de tous dans la vie de la communauté, ne peut exister sans un climat de tolérance et de retenue, hors de contraintes ou de persécutions trop pesantes qui n'ont pour résultat que l'exacerbation des antagonismes et la naissance de factions. La désaffection aujourd'hui constatée dans nos nations envers la participation politique, quoique relativement pacifique, témoigne néanmoins de l'impasse citoyenne. Elle est le fruit d'une longue évolution ayant abouti au constat d'impuissance de nombreux citoyens à faire entendre leur voix sur les choix politiques faits en leur nom ou à exercer leur « droit de révolte » (Locke) lorsque le pouvoir s'écarte dangereusement de sa mission et empiète dans des domaines hors de sa compétence, tels les domaines privés (liberté de culte), ou indifférents c'est-à-dire ne nuisant pas à la stabilité sociale (parmi lesquels figure par exemple la polygamie, selon Locke). Or cette dérive progressive du pouvoir, commencée il y a plusieurs siècles par la centralisation quasi totale des décisions et le développement excessif d'une administration servile (en échange de nombreux privilèges) chargée de les appliquer, se poursuit et s'aggrave rapidement. L'évolution centralisatrice a débuté en Europe avec des disparités selon les pays, par la redécouverte et l'adaptation du droit romain qui s'est accompagnée de la confiscation des pouvoirs politiques et sociaux de l'aristocratie par la monarchie. En France, l'aristocratie vit ses privilèges maintenus mais fut réduite au statut de noblesse « hors sol » tandis qu'étaient détruits les liens traditionnels locaux de sujétion et de protection. Le maintien de privilèges (en particulier l'exemption des impôts) désormais injustifiés accrut considérablement la haine du peuple et de la bourgeoisie envers la caste de la noblesse, préparant la future révolution. Les villes libres et certaines provinces relativement autonomes subirent la même dépossession de leur pouvoir au profit de l'État, et les communautés dépérirent en même temps que leurs élites furent privées de tout rôle. Les liens anciens ayant disparu, les habitants perdirent toute possibilité d'initiative et toute indépendance pour devenir les sujets anonymes de l'administration arrogante d'un gouvernement lointain siégeant dans la capitale, le reste du pays se transformant en province dévitalisée, et le terme « provincial » prit alors une connotation méprisante. Les révolutions ne firent qu'entériner la centralisation du pouvoir qui reprit et développa l'excellent appareil administratif en place, tout prêt à servir ses nouveaux maîtres. Car l'administration, ainsi que l'écrit Tocqueville, « n'est pas citoyenne ». Le règne de l'administration Ce que nos contemporains appellent aujourd'hui la politique est l'alternance périodique de partis à la tête de l'État, leur action se bornant dans l'esprit des administrés à tenter de pallier le manque chronique d'argent public par d'injustes spoliations fiscales. La majorité des élus actuels partagent une vision étatiste de la gouvernance et sont (généralement) perçus comme des gestionnaires inefficaces abrités derrière une administration pléthorique dont ils sont aussi les otages. En fait, les administrations qui constituent l'exécutif du gouvernement ont relégué le politique, qui est le débat sur les lois, au second rang tout en gardant la précaution de respecter la fiction démocratique des élections. Dans nos sociétés, par ignorance, paresse ou résignation, la plupart des citoyens ont admis la nécessité d'institutions puissantes pour mener à bien des projets communautaires importants (santé, éducation, justice, voirie, police, etc.), sans plus discriminer le bien-fondé de leur nature publique ni leurs possibles solutions de rechange. Ils ont renoncé à leur autonomie et à leur liberté de décision pour s'en remettre aux règlements de l'administration. Ils font confiance à la sagesse de l'État et de son administration pour gérer leurs intérêts particuliers et collectifs tandis qu'ils se méfient des entreprises privées considérées comme de vrais prédateurs. Nous ne reviendrons pas ici sur les lieux communs rassurants concernant l'administration: ensemble de fonctionnaires dévoués au bien public, méritant naturellement l'immunité dans leur fonction car ne faisant qu'appliquer les volontés librement exprimées par la population lors de l'élection de ses représentants. Il serait vain de dénoncer ces fables rhétoriques; quand le sens politique des citoyens est atrophié par des décennies de démagogie inculquée dès l'école maternelle. Cela équivaut à essayer de faire comprendre ce qu'est la couleur jaune à un aveugle de naissance... L'évolution vers le totalitarisme Cependant, pour certains d'entre nous, l'État n'a rien d'une figure protectrice, même derrière son masque d’État-providence. Nous ressentons plutôt sa pression inquisitrice accrue grâce à des moyens de contrôle et de coercition sans cesse plus perfectionnés. L'informatique lui offre à présent des outils nouveaux pour mettre en oeuvre l'auto-asservissement des citoyens. Elle oblige par exemple ces derniers à effectuer chaque jour davantage le travail de l'administration dispensée d'envoyer et de vérifier des millions de formulaires en leur substituant des documents en ligne, vérifiés et éventuellement sanctionnés par des ordinateurs. Les exploitations de ce fichage et archivage généralisé ouvrent des perspectives infinies à l'ingéniosité de l'administration et des politiciens. Le moindre de nos appareils nous trahira. Par exemple: géolocalisation par téléphone cellulaire et GPS, détection (voire signalement et/ou sanction automatisée) d'excès de vitesse, d'alcoolémie ou même de stationnement non autorisé par les capteurs de nos voitures, habitudes et train de vie notés via nos cartes bancaires, état de santé rendu facilement accessible et susceptible de nous faire exclure de l'accès aux soins. Tout cela sans que diminue la masse des fonctionnaires fidèles fourriers de l'étatisme. L'anonymat accru de la fonction publique à l'abri de l'interface « machines » pourra être source de bien des abus et de passe-droits. La menace de la dictature administrative sera partout et sa détestation populaire sera susceptible de justifier le recours à la force... au nom de la protection de la démocratie, bien sûr. Pourtant, cela ne représente rien de très nouveau dans le modus operandi du totalitarisme. Les totalitarismes commencent toujours par détruire leurs élites au profit de techniciens, par abaisser le niveau d'éducation et de culture et par homogénéiser les modes de vie et de pensée. L'utilisation de la Novlangue administrative et le conformisme du politiquement correct ne suscitent guère d'opposition. Par rapport aux siècles passés, les totalitarismes modernes auront réussi à accroître leur emprise en profitant des performances et de la rapidité des avancées technologiques; un processus bien illustré et dramatisé par la plupart des romans d'anticipation. La faiblesse des contre-pouvoirs actuels Le goût de la liberté a toujours été le plus puissant contre-pouvoir à la tyrannie. Ce désir a souvent été présenté comme une opposition conservatrice aux changements. Les communautés se sont souvent battues pour préserver leurs moeurs, leurs modes de vie, leurs traditions face aux choix imposés. Un facteur aggravant est apparu: la dépendance à une vie de substitution. En effet, alors que le rejet du passé entraîne aujourd'hui la dissolution en cours des liens traditionnels, telles les relations familiales et amicales, s'opère sous nos yeux une évolution qui, tout en affirmant la primauté de l'individu, le vide de sa substance et de son identité. Les individus privés d'attaches fortes succombent à la facilité des compensations offertes par Internet et les réseaux sociaux. La multiplication des liens virtuels planétaires procure aux « égarés » un faux sentiment de « famille », de reconnaissance et de sécurité. Or c'est bien le contraire à quoi nous assistons. L'identité virtuelle s'affiche et renonce à l'indispensable privauté; elle n'est qu'un simple objet anonyme et manipulable auquel aucun respect n'est dû. L'identité réelle lorsqu'elle finit par être révélée expose au vol de données, au chantage, au « bashing », à l'indignité publique. Nulle empathie véritable n'existe dans le monde virtuel mais bien la fragilité et l'inconsistance de notre vie de relation concrète et la médiocrité crue de notre intimité. En savent quelque chose tous ceux (étudiants, demandeurs d'emploi, hommes politiques...) qui voient ressurgir d'imprudentes confessions jadis étalées au vu de tous qui ruinent leurs espoirs. Transparence et liberté ne vont pas nécessairement de pair, mais certains pensent naïvement que ne rien cacher peut obliger à être vertueux... malgré soi. Participants à la tyrannie, ils sont prêts à autoriser l'État (personne morale dépourvue de vertu morale, « le plus froid des monstres froids ») à disposer à sa convenance de nos données personnelles sans se soucier de l'utilisation qui en sera faite. Stratégie de l'autruche consistant à se livrer soi-même, mais aussi les autres, à un oppresseur potentiel. Seule l'exigence de liberté nous protégeait de la prophétie d'Orwell; mais la liberté(1) est devenue un concept ringard dont le sens se perd dans la nuit des temps et échappe à la plupart. Apparemment, se battre pour elle ne mobilise quasi personne; la servitude ne sera pas la rançon d'une guerre menée contre des robots, mais celle de l'actuelle rectitude politique. Le cycle politique imaginé par les Anciens, qui faisaient naturellement succéder la tyrannie aux démocraties en voie de dégénérescence, semble aujourd'hui se vérifier. La menace n'est plus fantôme et les dormeurs devraient se réveiller. Note 1) Voici ce qu’en écrivait Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution: « Je vois bien que, quand les peuples sont mal conduits, ils conçoivent volontiers le désir de se gouverner eux-mêmes; mais cette sorte d’amour de l’indépendance, qui ne prend naissance que dans certains maux particuliers et passagers que le despotisme amène, n’est jamais durable: elle passe avec l’accident qui l’avait fait naître; on semblait aimer la liberté, il se trouve qu’on ne faisait que haïr le maître. (…) Je ne crois pas non plus que le véritable amour de la liberté soit jamais né de la seule vue des biens matériels qu’elle procure (…) les hommes qui ne prisent que ces biens-là en elle ne l’ont jamais conservée longtemps. (…) Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir. (…) Ne me demandez pas d’analyser ce goût sublime, il faut l’éprouver. Il entre de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le recevoir. On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes médiocres qui ne l’ont jamais ressenti. » ---------------------------------------------------------------------------------------------------- * Daniel Jagodzinski est un « vieil immigré de France », DJ, médecin spécialiste ainsi que licencié en philosophie, qui a choisi de s’établir à Montréal avec sa femme et sa fille. |