Critique du héros moderne - Lettre à nos sauveurs |
Salut à toi, héros moderne. Tu crois avoir bâti une société meilleure
depuis maintenant plus de cinquante ans au Québec. Tu t'es trouvé un bon
boulot dans une salle de classe ou un média et tu racontes à nos enfants
ta belle histoire. Ou bien tu travailles pour le gouvernement. Tu te
vois comme un de nos sauveurs qui, sautant dans la mêlée, ira aux
barricades pour défendre le contrôle de l’État sur notre santé, notre
éducation, notre entraide, notre justice et notre portefeuille contre
les riches qui veulent s'en emparer. Voilà ton rôle.
Et si je te racontais une autre histoire? Et si je te disais qu'en
voulant devenir notre sauveur, toi, le héros moderne, tu es devenu notre
persécuteur et que tu ne sais plus trop ce que tu fais? Il se peut que
tu n'aies pas envie de le savoir. Voici deux pilules; une bleue et une
rouge. À toi de choisir.
S’associer contre l’oppresseur
Le héros prend son origine dans une contestation des hiérarchies
traditionnelles au profit des exclus. Le héros de tes grands-parents,
c'était le messager de Jésus qui diffusait sa bonne nouvelle selon
laquelle tous les exclus au coeur pur seront sauvés par des miracles. Tu
as aimé cette histoire, mais tu la trouvais un peu vieillotte. Une
soutane, ça fait ringard. Tu es alors devenu moderne en changeant le nom
des lieux et des personnages. Tu attribues à ton peuple les mêmes
pouvoirs salvateurs qu'à Jésus, puis tu t'en fais le « représentant ».
Tu t'associes politiquement à d’autres pour émanciper les femmes, les
pauvres, les travailleurs, les marginaux, les minorités culturelles, les
peuples opprimés, du patronat, de la finance, de l'Église, de la
majorité anglophone, de l'homme blanc, de la police et des codes de vie
bourgeois. Tu suspectes la liberté économique d'être complice des
puissants, car tu les vois comme plus habiles à tirer leur épingle du
jeu des échanges impliquant de l'argent. Tu les vois marchander autour
de l'assemblée du peuple et tu te dis que, le jour où, tel Jésus, le
peuple entrera dans le temple pour les y chasser, le monde sera
meilleur.
Au-delà de ces symboles accrocheurs, tu crois que les exclus sont mieux
défendus derrière une bannière politique que seuls dans la jungle des
marchés, la main protégeant leur portefeuille et choisissant librement
ceux avec qui ils veulent échanger. Ta croyance a pourtant une faille
logique: Si nous sommes vulnérables seuls en situation d'échange, nous
le sommes aussi seuls en situation d'association politique. Si les
échanges contiennent des mécanismes de domination, l'association
politique en contient elle aussi, même enveloppée dans des discours de
justice sociale et de solidarité populaire.
Et si je te racontais que les nouveaux privilégiés de ton système
réussissent à camoufler cette nouvelle domination en nous racontant
l'histoire de ton héroïsme? Et si c'était toi qui agissais de la sorte?
Nous libérer pour notre bien
Toi, le héros moderne, tu idéalises le socialisme démocratique. Tu vises
l'égalité. Selon toi, « liberté » ne signifie pas nous laisser prendre des
décisions par nous-mêmes et vivre avec les conséquences. Non, car tu
estimes que nous sommes sous l'emprise de différents « déterminismes
sociaux » qui nous poussent à agir contre nos intérêts au profit d'une
classe dominante. Nous, les consommateurs, sommes influencés par des
publicités mensongères. Nous, les femmes, sommes endoctrinées par une
culture patriarcale machiste. Nous, les pauvres, agissons parce que nous
avons été privés d'un milieu de vie stimulant. Ceux qui ont eu la chance
d'être mieux placés que nous à la naissance peuvent donc nous exploiter
plus facilement. Nous qualifier de libre est une erreur.
Tu te vois alors comme celui parmi nous qui s'est libéré « réellement ».
Tu t'autorises à nous imposer politiquement des mesures de « correction »
visant à nous libérer ainsi de nos chaînes pour notre bien.
Ton discours cache une nouvelle forme de domination dans laquelle tu es
au centre. Tu iras travailler en missionnaire dans ces programmes
gouvernementaux munis d'instrument de contrôle sur nous. Nous, les
clients de services essentiels, devenons tes « usagers » et sommes obligés
de te payer et de recevoir tes services à ton tarif selon tes exigences.
Tu peux désormais faire valoir ton propre plan « éducatif » à l'encontre
du nôtre. Nous, les étudiants, devons suivre plus de cours que nous le
voulons sous prétexte de nous former à la citoyenneté. Nous, les
pauvres, pouvons être amenés à nous faire imposer des « conseillers » qui
nous contrôlent et nous sermonnent moyennant un cadeau monétaire qui
encourage notre dépendance.
Nous te voyons aussi compliquer les échanges économiques au point de
repousser ceux parmi nous qui se risqueraient autrement à augmenter nos
opportunités.
Nous, les consommateurs, payons plus cher pour un service parce que tu
as cru bon d'imposer toutes sortes de mesures coûteuses à telle ou telle
industrie. Nous, les personnes âgées, sommes à la merci d'une
bureaucratie moins humaine que ne l'était la solidarité de nos enfants.
Nous, les épargnants, sommes systématiquement taxés pour stimuler la
consommation et dépossédés de fonds nécessaires à notre retraite au
profit d'une pension hors de notre contrôle. Tu intimides les décideurs
dans des secteurs stratégiques de la production en nous en refilant les
coûts dans nos taxes ou en détournant des investissements qui nous
seraient utiles ailleurs. De ton côté, tu peux avoir des conditions de
travail qui font l'envie d'une autre part de la population, sécurité
d'emploi et fonds de pension garantis.
|
« Toi, le héros moderne, tu
arrives avec tes gros sabots et uniformises l'offre de ce
qui nous est essentiel. Tu nous enlèves l'opportunité de
découvrir laquelle des options est la meilleure pour nous en
ne nous présentant que la tienne. » |
Tu nous infantilises. Nous serions selon toi « inaptes » à prendre des
décisions par nous-mêmes. Tu dépeins la liberté économique comme la
liberté du riche de nous arnaquer. L'envers de cette affirmation, c'est
que nous n'avons supposément pas la capacité de négocier nos prix tout
seul, de demander des certificats, d'en appeler à un intermédiaire
librement choisi pour nous protéger ou de faire le tour des marchés du
travail pour trouver la meilleure offre. Nous aurions besoin de ta
supervision et nous sommes donc à la merci de démagogues comme toi qui
s'autoproclame notre « représentant ».
Contrairement à tes idées reçues, la division fait parfois la force. Si
nous choisissons un représentant commun pour nous procurer des films
auprès de l'industrie cinématographique, nous avons moins de chance
d'avoir ce que nous voulons et plus de chance de nous faire arnaquer. Si
nous y allons séparément, nous diversifierons l'offre et la différence
de nos expériences nous informera efficacement sur ce que nous pouvons
obtenir. Ce qui est vrai du cinéma l'est de l'éducation, de la santé, de
la sécurité, de l'entraide et de la justice. Si nous étions libres
d'acheter nos services aux plus offrants, nous pourrions faire le tour
de toutes sortes de modèles éducatifs, de méthodes pour certifier notre
compétence sur le marché du travail, de types d'assurances santé, et
ainsi de suite. Nous pourrions comparer les prix et inciter ainsi les
marchands à faire preuve de débrouillardise et d'économie pour nous
séduire.
Toi, le héros moderne, tu arrives avec tes gros sabots et uniformises
l'offre de ce qui nous est essentiel. Tu nous enlèves l'opportunité de
découvrir laquelle des options est la meilleure pour nous en ne nous
présentant que la tienne. Nous t'obéissons alors aveuglément, car nous
ne connaissons plus rien d'autres que toi. Tu révèles ainsi ta figure de
persécuteur habillé de valeurs sacrées. Tu nous dépossèdes de notre
dignité à choisir par nous-mêmes et tu te sers au passage en croyant
bien faire.
Ton esprit juvénile
Mes discussions avec toi m'ont désenchanté et enlevé l’espoir de te
convaincre par la raison. Je ne t'écris pas cela parce que je te crois
idiot ou vicieux, mais parce toute cette histoire ne se joue
probablement pas dans ton cerveau, mais dans tes tripes. Ton socialisme
démocratique a été bâti par des jeunes adultes et cette donnée devrait
te mettre la puce à l'oreille concernant les ressorts qui te font agir.
La jeunesse mène habituellement un combat épique contre le mal en
sautant dans l'action avant de comprendre ce qui se passe et je te
suggère que c'est que tu fais depuis plus de cinquante ans.
Cette pulsion est dangereuse. Lorsqu'elle agit en toi, tu n'écoutes plus
les autres, mais les obliges à aller vers ta vision sans envisager que
tu puisses faire partie du problème plus que de la solution. Tu peux en
venir à croire qu'il y a des violences légitimes. Ridiculiser des
opinions, attaquer l'intégrité morale de tes adversaires, bloquer des
salles de classe, traiter les autres d'attardés ou te réunir en bande
pour exiger de saisir le fruit de notre travail pour te le donner prend
les allures du civisme. Tu rallieras de façon déloyale les gens
derrières ta cause. Tu agiteras des mots et des noms comme des
épouvantails en accusant ton adversaire d'être derrière le
« néo-libéralisme de droite ». Tu seras convaincu que les faits sont
devant nous et que seuls des êtres mal intentionnés peuvent les nier. Au
fond, c'est normal. Tu combats le mal et les enjeux sont si grands que
tous les moyens sont bons pour triompher, non?
Tu t'enfonces pourtant dans la pensée magique. Tu crois que nous agitons
la liberté économique comme une baguette qui solutionne tous les
problèmes, mais permets-moi de te renvoyer la critique. À t'écouter
parler, l'argent est une poudre de perlimpinpin. Il y en a beaucoup à un
endroit et peu ailleurs. Tu présumes que lorsque l'argent des super
riches sera entre nos mains, nous aurons plus de médecins, de meilleures
écoles, plus de temps pour nos loisirs et ainsi de suite. Par magie,
l'argent va faire jaillir ces services. Il n'y aura pas de conséquences
imprévues. Tu en as eu la vision dans une boule de cristal qui a la
forme d'une théorie inspirante.
Sous le règne de Mao, des héros chinois ont eu l'idée de tuer les
oiseaux afin de sauver la nourriture qu'ils « pillaient ». Par la suite,
ils ont affrontés des invasions de sauterelles, puis des millions de
personnes sont mortes de faim. Tu modifies un élément majeur d'un
système complexe et tu enclenches une réaction en chaîne imprévisible,
car tu n'en comprends pas la totalité. Nos interactions volontaires
fonctionnent de la même manière. Les milliards d'un super-riche et son
mode de vie luxueux sont comme les oiseaux de Chine. Ils servent à
quelque chose et tu n'en comprends pas l'utilité. En cherchant à les
déplacer comme un gérant d'estrade, tu débranches les réseaux subtils
que nos interactions ont tissés autour de nous.
Tu agis de la sorte depuis maintenant plus de cinquante ans en espérant
qu'un miracle se produise pour résoudre tous les problèmes. Et si ce mal
venait de tes tentatives de rafistoler le monde sans le comprendre? Et
si tu faisais la même chose que les Chinois avec les oiseaux et que la
seule raison pour laquelle nous ne sommes pas confrontés à une
catastrophe aussi grande, c'est que tu as eu la décence d'y aller plus
prudemment dans tes expériences de réingénierie du monde, mais que, au
final, c'est la même histoire qui se déroule à petites doses?
Ta blessure narcissique
Si, à cet instant même, tu envisages la possibilité que j'aie raison, tu
devrais, selon toute vraisemblance, en être étourdi. C'est normal. Tu as
trouvé l'énergie pour agir dans ce monde en te racontant une fable dont
tu étais le héros. Découvrir qu'il ne s'agit que d'un mirage, puis
contempler dans un miroir les sources du problème font mal. Si tu t'es
construit une carrière autour de cette fable, tu peux craindre pour ta
position si le monde cessait de tourner autour de ton idée. Tu ne peux
donc te convertir à notre idéal de liberté économique qu'en vivant une
blessure narcissique. Tu seras donc tenté de nier virulemment par tous
les moyens possibles le contenu de cette lettre que je t'adresse. Je ne
t'écris pas cela en étranger qui se croit supérieur à toi, mais comme un
frère qui est passé par le même chemin que toi. Je sais ce que tu vis,
car je l'ai vécu moi aussi et j'en ai été désabusé. Je te ferai deux
remarques pour t'encourager à nous suivre.
Premièrement, cesses de regarder la niche que le pouvoir politique
protège pour toi et tourne ton regard vers les barrières qu'il met entre
toi et les autres. Tu peux te sentir emprisonné dans un rôle décevant.
Dis-toi alors qu'en situation de liberté économique, il deviendrait
beaucoup plus facile de le quitter vers un autre qui correspondrait
mieux à tes ambitions. Deuxièmement, découvrir ses erreurs est une
occasion de partir sur de nouvelles bases et désormais, un monde rempli
d'opportunités insoupçonnées s'ouvrira à toi. Tu n'as peut-être aucune
idée du potentiel que tu possèdes, car tu n'as jamais eu la liberté d'en
faire l'expérience, trop préoccupé que tu étais à combattre pour la main
qui t'a guidé toute ta vie. Prends le risque de te remettre en question,
tu te rendras compte qu’un nouveau monde est possible...
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Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
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