Helvétius, Henri de Saint-Simon et Joseph de Maistre: trois grands ennemis de la liberté* | Version imprimée
par Damien Theillier**
Le Québécois Libre, 15 mai 2014, no 322
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Dans un volume intitulé Freedom and its Betrayal: Six Enemies of Human Liberty, et traduit en français sous le titre: La liberté et ses traitres(1), le philosophe et historien des idées Isaiah Berlin s'intéresse aux doctrines des Lumières qui furent les matrices de la dictature moderne. Helvétius figure, avec Rousseau, Fichte, Hegel, Saint-Simon et de Maistre, parmi les six grands ennemis de la liberté. Voyons pourquoi selon Berlin.

Helvétius ou comment transformer les citoyens en esclaves

Pour Helvétius, l'homme est « infiniment malléable », il n'est rien de plus qu'« un morceau de terre de potier ». Il serait donc criminel de laisser le gouvernement des hommes entre les mains d'ignorants. Toute sa philosophie est ancrée d'abord dans sa conviction que le but qui fait marcher les hommes est la « recherche du plaisir et la volonté d'éviter la douleur », et ensuite que, pour y parvenir, ils ont besoin de comprendre le monde et de se comprendre eux-mêmes, c'est-à-dire de savoir ce qui est réellement bon pour eux. Pour cela, il leur faut des guides: or peut-on imaginer un meilleur guide que la science, et des individus plus habilités à conduire les hommes que les scientifiques?

Le système d'Helvétius « conduit finalement vers une sorte de tyrannie technocratique », explique Berlin: la tyrannie de l'ignorance, de la superstition et de l'arbitraire royal est remplacée par une autre tyrannie, la tyrannie de la raison. Ainsi se forme ce « nouveau monde » qui ressemble fort au meilleur des mondes de Huxley, produit de l'idée qu'à tout problème peut être trouvée une solution scientifique.

Dans ce monde, gouverner les hommes est identique à l'élevage du bétail. Puisque les buts de l'existence humaine sont donnés et que l'homme est malléable, tout se réduit à un problème purement technique: comment s'assurer que les hommes vivent en paix, en prospérité et en harmonie? Mais puisque les intérêts de tous ne coïncident pas, il appartient au philosophe éclairé de les rendre compatibles. De là provient la nécessité du despotisme d'une élite de scientifiques.

Quiconque connaît la vérité, nous dit Helvétius, est aussi vertueux et heureux. Or les scientifiques connaissent la vérité, donc ils sont vertueux, donc ils peuvent nous rendre heureux, et donc c'est entre les mains des scientifiques qu'il convient de remettre le soin de tout diriger.

L'inventeur du meilleur des mondes

On le voit, le présupposé de toute la philosophe d'Helvétius, et cela vaut pour les Encyclopédistes également, est qu'il est possible de créer une science de l'homme et une science du bonheur comparable aux sciences de la nature.

Le problème, écrit Isaiah Berlin, c'est que dans le genre de société idéale que décrit Helvétius, il y a peu de place, voire pas de place du tout, pour la liberté individuelle. Dans un tel monde, les hommes peuvent trouver le bonheur, mais la notion de liberté finit par disparaître. Elle disparaît parce que disparaît la liberté de faire le mal, dans la mesure où chacun a été conditionné à ne faire que le bien. Nous sommes devenus pareils à des animaux, dressés à ne rechercher que ce qui nous est utile.

Le comte de Saint-Simon, apôtre de la technocratie

Après sa lecture des philosophes des Lumières, Isaiah Berlin s'est intéressé aux socialistes utopistes du XIXe siècle et en particulier à Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon(2). Ce dernier, plus connu sous le nom d'Henri de Saint-Simon, est un philosophe français né en 1760, mort en 1825, et considéré comme le père du socialisme.

« Il y a eu Moïse, il y a eu Socrate, il y a eu le Christ, il y a eu Newton, Descartes et il y a moi », a écrit un jour Saint-Simon. Émile Faguet l'a bien décrit en disant de lui: « c'est un fou, très exactement, beaucoup plus nettement que Rousseau lui-même, mais c'est un fou très intelligent, comme il arrive; qui a eu comme l'intuition de ce qui devait être le plus grand objet des préoccupations du siècle; et il n'est personne qui soit plus intéressant à étudier ».

Une interprétation technologique de l'histoire

Saint-Simon est d'abord le père de ce que Berlin appelle « l'interprétation technologique de l'histoire », qui a beaucoup influencé l'interprétation matérialiste de Marx lui-même. Et selon Berlin, celle de Saint-Simon « est à certains égards une vision bien plus originale et bien plus tenable ».

À la suite des économistes libéraux, il va attirer l'attention sur le rôle des facteurs économiques dans l'histoire. Saint-Simon est en effet l'un des premiers à avoir défini les classes au sens moderne du terme, c'est-à-dire comme des entités sociales d'ordre économique, reposant directement sur les progrès de la technologie, sur les progrès dans la manière de se procurer, de distribuer et de consommer les produits. La société actuelle est divisée en deux classes hostiles, la classe des exploitants et celle des exploités, la classe des propriétaires oisifs et celle des travailleurs productifs.

Mais le nouvel ordre social prôné par Saint-Simon est un ordre autoritairement centralisé et hiérarchisé, mis en place par une élite restreinte de producteurs et de savants disposant d'un pouvoir total. Pour lui, comme pour son disciple Auguste Comte plus tard, la liberté individuelle, loin de coopérer à l'ordre social, est au contraire le principe même du désordre.

L'apologie du dirigisme et du gouvernement des élites

C'est pourquoi, contrairement au libéralisme classique, Saint-Simon estime que l'activité économique exige une réglementation: « L'organisation sociale doit avoir pour objet unique et permanent d'appliquer le mieux possible à la satisfaction des besoins de l'homme, les connaissances acquises dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers » (L'Organisateur).

Cette élite éclairée sera donc composée de savants, d'ingénieurs, d'industriels et d'artisans. Il est intéressant de savoir que Saint-Simon a recruté ses premiers disciples à l'École polytechnique: Auguste Comte, Prospère Enfantin, Victor Considérant. « Il faut, écrivit Enfantin, que l'École polytechnique soit le canal par lequel nos idées se répandront dans la société ». De fait, l'école est devenue un foyer saint-simonien ardent. Une tradition incarnée par le Groupe X-Crise en 1931 et qui s'est fait sentir jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Au coeur de toute cette conception, explique Isaiah Berlin, il y a la science, ou plutôt le scientisme, c'est-à-dire la conviction que la société ne doit pas être gouvernée de façon démocratique, mais par des élites qui comprennent les besoins et les possibilités technologiques de leur époque. « La souveraineté ne consiste pas alors dans une opinion arbitraire érigée en loi par la masse, mais dans un principe dérivé de la nature même des choses, et dont les hommes n'ont fait que reconnaître la justesse et proclamer la nécessité » (L'Organisateur).

C'est à Saint-Simon que nous devons l'idée d'un capitalisme d'État, d'une organisation rationnelle de l'industrie et du commerce, dans l'intérêt de la société. Cette idée, écrit Berlin en conclusion, peut revêtir « des formes tempérées et humaines dans le cas, par exemple, du New Deal américain ou de l'État socialiste anglais de l'après-guerre ». Mais elle prendra « des formes violentes, implacables, brutales et fanatiques dans le cas de sociétés directement planifiées comme le fascisme ou le communisme ».

Joseph de Maistre, le précurseur du fascisme

Sir Isaiah Berlin a consacré un chapitre de son livre à Joseph de Maistre, le penseur de la Contre-révolution. Certains philosophes ont eu un rôle trouble dans l'histoire des idées. Selon Berlin, les philosophes d'une partie des Lumières (Helvétius, Rousseau, Fichte) et du socialisme naissant (Saint-Simon) ont ainsi défendu une conception à la fois idéaliste et autoritaire de la liberté dont la Révolution française fut l'incarnation. Ils ont prétendu défendre la liberté tout en proposant des solutions collectivistes aux problèmes sociaux. Joseph de Maistre est plus facile à cerner, puisque c'est un ennemi déclaré de toute forme de liberté individuelle.

C'est à l'optimisme des Lumières que s'attaque d'abord de Maistre, c'est-à-dire à l'idée que les hommes seraient capables d'être libres et de se gouverner eux-mêmes et de mener une vie heureuse, vertueuse et sage.

Aux idéaux de progrès, de liberté et de perfectibilité, il oppose le caractère sacré du passé, la vertu et même la nécessité d'une complète sujétion, parce que la nature humaine est irrémédiablement mauvaise et corrompue.

En revanche, Berlin souligne l'aspect violent, brutal, sanguinaire et dictatorial de la pensée de de Maistre. Ce dernier s'en remet au bourreau pour conduire les affaires humaines, car c'est lui qui maintient l'ordre dans la société. Pour que les hommes obéissent et respectent l'autorité, de Maistre juge qu'ils doivent vivre dans la crainte et même la terreur de l'autorité qui les gouverne.

L'éloge du préjugé et de l'irrationnel

Par ailleurs, de Maistre a également attaqué l'autre versant de ce même optimisme naïf, l'usage de la méthode scientifique et du rationalisme en politique. Il conteste, avec beaucoup d'efficacité, que l'humanité puisse être rendue heureuse et vertueuse par des moyens rationnels et scientifiques. L'histoire pour lui est notre seul maître, et la politique n'est rien d'autre que de l'histoire expérimentale. Pour comprendre le monde, il faut faire appel aux faits empiriques de l'histoire et observer le comportement humain. Or, tout ce qui a été construit par les facultés critiques est incapable de résister à leur assaut. La seule chose qui puisse jamais dominer les hommes, c'est un mystère impénétrable.

Selon de Maistre, il n'y a jamais que deux choses vraiment bonnes en ce monde: l'antiquité et l'irrationalité. Seule la combinaison de ces deux éléments peut créer une force assez puissante pour résister à l'influence corrosive des critiques, des poseurs de questions, des savants.

Que sont les préjugés? Tout simplement les croyances des siècles passés, éprouvées par l'expérience. Des croyances qui ont été éprouvées dans des situations nombreuses et diverses, et si l'on veut s'en défaire, on se retrouvera nu et tremblant face aux forces destructrices de la vie.

Anti-individualisme et monisme

C'est à Joseph de Maistre que l'on doit l'invention historique du mot « individualisme » dans un ouvrage intitulé Des origines de la souveraineté (1794). Le mot est chez lui chargé de toutes les connotations négatives possibles: le protestantisme, l'esprit des Lumières (le rationalisme), la théorie des droits de l'homme...

Cette viscérale allergie à l'individuel procède d'une conception organiciste et théocratique de la société, oeuvre de Dieu à laquelle il ne revient pas à l'homme de changer quoi que ce soit. L'ordre social contre la raison individuelle, les dogmes de la tradition contre l'esprit critique, la subordination contre l'égalité: tels sont les aspects d'un anti-individualisme radical qui préfigure les régimes totalitaires du XXe siècle.

Pour que les hommes restent dans l'ignorance, de Maistre souhaitait faire disparaître tous les membres de ce qu'il appelait « la secte », cette partie de la population composée des intellectuels, des journalistes, des savants, des juifs et de tous ceux qui croient à des valeurs comme la liberté ou l'égalité... C'est cette même liste de personne que les fascistes voudront éradiquer un siècle plus tard.

Et de Maistre est présenté par Berlin comme le « père du fascisme » car il voit chez lui, non pas un penseur rétrograde qui tourne le dos à son temps, mais plutôt un terrible visionnaire, un prophète des apocalypses obscurantistes que l'Europe allait connaître un siècle plus tard. « Il est né trop tôt et non trop tard », écrit Berlin.

Paradoxalement, souligne Berlin, de Maistre partage avec ses ennemis, les Encyclopédistes des Lumières, le même monisme intellectuel.

Pour eux, toutes les questions authentiques n'admettent qu'une seule réponse. Ils pensent également qu'il existe une méthode unique permettant de découvrir la bonne réponse. Dans la perspective moniste, tous les conflits moraux peuvent être résolus grâce à une valeur prépondérante dont l'autorité sera reconnue par toutes les personnes censées.

Bien que Berlin se présente lui-même comme un héritier du rationalisme libéral des Lumières, il dénonce dans la quasi-totalité de ses essais les faiblesses du monisme des Lumières au même titre que celles des ennemis des Lumières. Et en forme de conclusion de son essai sur de Maistre, il écrit: « bien que nous puissions nous trouver en désaccord avec de tels hommes, nous devons nous rappeler que la liberté a besoin de critiques aussi bien que de partisans. »

Notes

1. Un recueil de textes datant du début des années 1950, prononcés d'abord par Berlin sur les ondes de la BBC, avant d'être publiés en 2002. La traduction française est disponible chez Payot.
2. OEuvres de Saint-Simon: Vues sur la propriété et la législation (1814); L'Industrie (1816-1818); L'Organisateur (1819-1820), Catéchisme des industriels (en partie rédigé par son secrétaire A. Comte, 1823-1824); Nouveau Christianisme (1825).

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*Textes d'opinion publiés les 28 avril 6 mai et 12 mai 2014 sur 24hGold. **Damien Theillier est président de l'Institut Coppet et professeur de philosophie à Paris.