Entretien avec Jérémie T. A. Rostan sur Condillac et la philosophie libérale, et la défense morale du marché libre* | Version imprimée
propos recueillis par Grégoire Canlorbe**
Le Québécois Libre, 15 septembre 2014, no 324
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Auteur du livre Le capitalisme et sa philosophie et d'une étude sur le philosophe et économiste du XVIIIème siècle, Condillac, Jérémie T. A. Rostan enseigne la philosophie et l'économie à San Francisco, après avoir fait ses études en France.

I. Condillac et la philosophie libérale

1. Il n'y a pas vraiment de consensus sur la définition du libéralisme, et ce, aussi bien parmi ses partisans que parmi ses détracteurs. Friedrich A. von Hayek proposait de définir comme suit ce courant de pensée:

Il n'y a rien dans les principes du libéralisme qui permette d'en faire un dogme immuable; il n'y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental: à savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées et recourir le moins possible à la coercition.

Quel est votre avis sur la question? L'approche proposée par Hayek vous paraît-elle pertinente?

La formulation proposée par Hayek prend évidemment sens dans sa propre approche de la liberté comme d'un processus de découverte. Pour lui, la liberté, synonyme de libre concurrence au sens large, fait peu à peu émerger les meilleures idées... à mesure qu'elle s'adapte et s'affine elle-même.

Ce qu'il y a de bon et d'important dans cette « définition » du libéralisme, c'est qu'elle est praxéologique et plus exactement marginale. Hayek insiste bien sur le fait que ce qui importe ce n'est pas tant de chercher à décrire en long, en large, et en travers, et surtout a priori, ce que pourrait bien être un libéralisme pur et parfait; ce qui importe, c'est de savoir quelle avancée est à la fois la plus importante et la moins difficile à obtenir ici et maintenant. Qu'on le veuille ou non, il existe une sorte d'optimum politique et historique entre ce que demande l'idéal de liberté et ce que la réalité présente offre comme possibilités.

Le problème avec la formulation de Hayek, cependant, c'est qu'il n'insiste pas assez sur le fait que la liberté est précisément un tel idéal. Contrairement à Rothbard ou à Ayn Rand, qui insistent sur le fait qu'il s'agit d'une valeur en soi, Hayek semble en faire un simple moyen.

Alors oui, on peut bien dire à mon sens que le principe fondamental du libéralisme soit de « faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées et recourir le moins possible à la coercition. » Mais à condition de préciser que c'est là un impératif catégorique, et non hypothétique. En outre, il faut encore détailler ce que l'on entend par « liberté » et par « coercition » – des mots que l'on peut aussi bien employer pour justifier des mesures antilibérales. En ce sens, le libéralisme est avant tout cette philosophie selon laquelle chaque homme dispose d'un droit de propriété inaliénable sur lui-même ainsi que sur toutes les richesses qu'il génère dans ses échanges avec autrui. Ce qui revient à dire que chacun devrait disposer d'une liberté illimitée – dans la limite du respect de tous les droits de propriété de tous les autres.

2. Le passage du positif au normatif, de la description du monde tel qu'il est aux prescriptions sur ce que le monde devrait être, est un problème épistémologique bien connu. Il est parfois malaisé de déterminer dans quelle mesure une théorie (descriptive) peut servir de support pour inférer des recommandations.

Il se trouve que vous écrivez: « La science économique est libérale, tout comme la science physique est naturelle – jusqu'à découverte d'un autre monde que le nôtre. » Pourriez-vous revenir sur cette assertion?

Ce sont là deux problèmes différents. La science économique est libérale parce qu'elle est la science de l'activité économique, laquelle consiste en échanges indirects réciproquement consentis. Comme le montrent brillamment Mises ou Rothbard, la science économique est celles des lois du marché.

Il est vrai que Rothbard lui-même analyse les effets de l'intervention politique dans le marché libre. Mais, ce faisant, il fait toujours de l'économie, et celle-ci est toujours libérale. C'est par exemple la même chose que de dire que le marché fixe la rémunération d'un employé à la valeur présente de la productivité marginale de son travail ou que de dire qu'une loi de salaire minimum implique du chômage parmi les travailleurs les moins qualifiés.

Pour ce qui est de l'interventionnisme et du dirigisme, il n'y en a pas de science possible. Comme l'a démontré Mises, ceux-ci sont en effet foncièrement irrationnels et indécidables. Tout ce qu'il est possible d'en dire, c'est le chaos qu'ils introduisent dans le marché. Mais cela, c'est décrire ce qu'il reste d'activité économique dans ces circonstances. Plus exactement, il y en aurait bien une science possible, mais ce serait une science politique, et non pas économique. Non plus la science des échanges, mais celles des rapports de force, des relations de commandement et de résistance.

Enfin, il y a bien des choses qui passent pour de la science économique et qui ne sont pas libérales. Il en est ainsi, par exemple, de la théorie des défaillances du marché, ou encore de la macroéconomie keynésienne. Ces genres d'écrits sont simplement vides de sens, parce qu'ils ne parlent de rien. « Externalités positives », « demande globale », etc., toutes ces expressions ne sont que des flatus vocis. On peut bien disserter à leur sujet, mais cela n'a pas plus de valeur de vérité que les grands systèmes de métaphysique traditionnels.

Tout ceci pour dire que la science économique est bien libérale. Quant à la question de savoir si l'on peut passer de la description à la prescription, c'est un autre problème. En premier lieu, je dirais que ce que l'on peut déduire de la science économique ce sont des recommandations libérales. Par recommandation, j'entends quelque chose comme: si vous voulez que la création de richesses soit la plus grande et la plus rapide possible; si voulez que les opportunités d'emplois soient les plus nombreuses et les meilleures; etc.; alors vous devriez défendre telles et telles mesures. Ce n'est pas une prescription, parce que « le plus de richesse possible pour le plus grand nombre possible » n'est pas une valeur en soi. On le voit bien aujourd'hui avec le succès de Piketty, par exemple. Beaucoup de gens semblent préférer une société dans laquelle tout le monde est moins riche, y compris les pauvres, à condition que les inégalités y soient moins grandes.

En dernière analyse, je pense cependant que l'on peut déduire des prescriptions de la science économique. La raison en est que la société libérale qu'elle décrit est conforme avec le principe moral dont je parlais précédemment. Un exemple d'une telle prescription est un article dans lequel je défends le droit des entreprises aux pratiques d'optimisation fiscales.

3. Sous quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous rejoint les rangs de la philosophie libérale? Etait-ce à la fac ou avez-vous découvert le libéralisme en autodidacte?

J'ai eu la chance de toujours être anarchiste – aussi loin que mes souvenirs remontent, en tout cas. Pour cette raison, et malgré le milieu dans lequel j'évoluais, j'avais beaucoup de mal avec les théories socialistes. Lorsque j'ai commencé à découvrir la philosophie politique, j'ai eu envie de savoir ce que je pensais. Ne connaissant rien au libéralisme, j'ai fait une recherche Internet et suis tombé sur le nom de Rothbard, dont j'ignorais tout, et dont j'ai décidé de lire L'Éthique de la liberté. Cet ouvrage m'a fasciné. Il m'a conduit à lire L'Homme, l'économie et l'État, puis L'Action humaine, etc. Le projet initial était de lire en parallèle Le Capital de Marx – dont j'avais entendu parler en cours. Mais ce second volet du projet a bien vite été différé. Ayant découvert Rothbard, Mises, Menger et Böhm-Bawerk, j'avais les solutions à tous les prétendus problèmes du capitalisme qu'il prétendait souligner. Ayn Rand est un auteur que j'ai découvert dans un second temps, d'abord par l'intermédiaire d'Atlas Shrugged.

Au total, je suis donc un autodidacte du libéralisme, au sens où je m'y suis initié moi-même. Ceci étant, mon parcours a bien évidemment été influencé par des auteurs et personnalités contemporaines telles que Pascal Salin, Alain Laurent, Pierre Lemieux, Walter Block, et bien d'autres.

4. Dans votre essai sur Condillac, philosophe et économiste du XVIIIème siècle, vous affirmez que celui-ci est tout à la fois le fondateur de la philosophie libérale et de la science économique, c'est-à-dire d'une approche scientifique des phénomènes économiques. Vous écrivez de surcroît que Condillac bâtit une approche de l'économie qui relève d'une « science philosophique », et non point simplement de la science.

Les rapports de similitudes et de divergences entre ces deux disciplines que sont la philosophie et l'économie ne sont pas toujours faciles à établir. Qu'entendez-vous par cette expression d'une « science philosophique »?

Pour répondre à cette question, il est éclairant de lire Le Commerce et le gouvernement de Condillac à la lumière de L'Action humaine de Mises ainsi que de L'Homme, l'économie et l'État de Rothbard. Dans son ouvrage, l'économiste autrichien explique que la science économique est une branche d'une science plus générale, celle de l'action humaine, qu'il appelle la « praxéologie. » Son projet est en effet de montrer que la science économique consiste en pure déductions logiques à partir de la définition de l'action humaine comme « comportement intentionnel ». Tout cela pour dire que, pour Mises, la science économique présuppose une philosophie de l'homme.

De même, son disciple américain insiste sur le fait que la science économique n'a pas de valeur en soi: qu'elle n'est qu'une pièce du système libertarien; et pas même la pièce maîtresse. Elle présuppose en effet, d'après Rothbard, une Éthique de la liberté qui offre seule sa justification dernière à la liberté économique.

Je ne sais plus quel contemporain disait que la philosophie, au fond, n'est autre qu'une radicalité extrême de l'interrogation. C'est bien ce que l'on trouve dans les Dialogues de Platon, tout comme dans n'importe quelle autre entreprise philosophique. Rothbard disait de même que seuls les extrémistes sont rationnels et cohérents. Eh bien, ce que l'on trouve dans le chef-d'oeuvre de Condillac, c'est précisément un traité de science économique qui la fonde sur une philosophie de l'homme et qui en développe tout aussi bien les implications politiques et morales. On trouve ainsi dans Le Commerce et le gouvernement une analyse de l'action humaine en général comme investissement spéculatif: agir, vivre, c'est prendre le risque d'une dépense en vue d'un bénéfice futur supérieur mais incertain. De même, on y trouve l'idée que « droits humains » et droits de propriété sont simplement synonymes.

C'est un trait caractéristique des économistes autrichiens que de critiquer la prétention de l'économie mainstream à imiter les sciences naturelles en construisant des modèles hautement mathématisés dans lesquels les comportements des acteurs économiques ne sont plus que des fonctions postulées et hautement agrégées. Ce n'est pas cela la scientificité. La scientificité consiste à étudier chaque domaine selon la méthode qui lui est propre. Dès lors que l'on fait de l'économie en oubliant que ce dont on parle c'est d'actions intentionnelles d'individus doués de droits, on ne parle plus de rien du tout, et l'on finit par dire n'importe quoi.

5. Toujours dans votre essai sur Le Commerce et le gouvernement de Condillac, vous affirmez que « malgré certaines inexactitudes, voire erreurs de détail, on y trouve, un siècle avant les Principes d'économie de Carl Menger, le codicille des vérités économiques ».

En quoi consiste la filiation de Menger envers Condillac? Quelles sont ces « vérités » premières ainsi que ces « erreurs de détails » auxquelles vous faîtes allusion?

La principale filiation entre Condillac et Menger consiste dans la révolution Copernicienne qu'opère le premier lorsqu'il critique la théorie de la valeur travail et lui substitue une conception subjectiviste et marginaliste.

Comme on l'a vu avec Marx, et comme on le voit encore aujourd'hui dans l'opinion courante, la théorie de la valeur travail mène toujours au socialisme. Inversement, d'ailleurs, toute forme d'interventionnisme se fonde toujours sur des présupposés qui lui sont communs avec la valeur travail.

À l'inverse, d'une théorie subjectiviste et marginaliste des valeurs on déduit nécessairement la productivité de l'échange, dont Condillac a donné le plus bel exemple en imaginant deux paysans obtenant chacun quelque chose en l'échange d'une autre n'ayant pour eux aucune utilité. De là, Condillac déduit toutes les vérités importantes de la science économique, de la fixation des prix par le jeu de l'offre et de la demande au rôle de la monnaie, etc.

Pour ce qui est des erreurs de détail, une qui importe est justement celle du rôle du gouvernement dans l'apparition de la monnaie – où Condillac est ici en retard par rapport à l'avancée considérable qui sera celle de Carl Menger.

6. Il est aujourd'hui courant dans la science économique de parler de « la théorie autrichienne des cycles économiques » (ABCT), que l'on doit essentiellement à Mises. Celle-ci est supposée apporter une explication globale à la crise de 2008 et aux crises de façon générale. L'accent est mis sur la création de monnaie ex nihilo et la fixation des taux d'intérêt par la banque centrale.

Vous suggérez dans votre essai sur Condillac que celui-ci aurait anticipé sur cette analyse des crises et d'ores et déjà esquissé « l'idée selon laquelle les manipulations monétaires du gouvernement sont la source des crises économiques (business cycles) que les pseudo-économistes attribuent pourtant à la liberté des marchés ». Pourriez-vous développer cet aspect précurseur de la pensée de Condillac?

Condillac ne propose bien évidemment qu'une proto-théorie autrichienne des cycles économiques, mais son intuition n'en est pas moins géniale. On la trouve à la fin de Le Commerce et le gouvernement. Les interventions du gouvernement ayant déréglé l'économie, le blé est rare, et donc cher. Pour pallier au problème, le gouvernement recourt à la création monétaire ex nihilo, dont Condillac analyse les effets en insistant, non seulement sur l'inflation qui s'ensuit, mais également sur son impact sur les crédits et les investissements. Il décrit la « bulle » qui se forme et la crise qui s'ensuit. De manière tout aussi intéressante, Condillac affirme alors que, pour remédier à cette dernière, le gouvernement recourt à l'endettement, ce qui le conduit bientôt à multiplier le papier-monnaie, puis à prendre le contrôle du secteur bancaire, dont l'effondrement sera celui de la société tout entière.

7. Vous estimez « plus géniale encore », une seconde intuition de Condillac, à savoir son « pressentiment de ce que démontrera, dans les années 1920 du XXe siècle, Ludwig von Mises: l'impossibilité logique d'une planification gouvernementale de l'économie ». Pourriez-vous également revenir à ce propos?

C'est là la leçon de la seconde partie de Le Commerce et le gouvernement. La première est l'histoire du développement d'une société libertarienne. La seconde est celle de sa destruction par l'intervention exponentielle du gouvernement. Cette morale de l'histoire est de plus en plus claire à mesure que le livre avance et que chaque intervention publique crée un plus grand nombre de plus grands problèmes que ceux qu'elle prétendait résoudre, conséquences non intentionnelles qui sont une pente fatale.

II. La défense morale du marché libre

8. Dans votre ouvrage Le Capitalisme et sa philosophie, vous avez proposé de distinguer entre morale et éthique, la première traitant de nos devoirs objectifs et véritables et la seconde de nos « préférences » personnelles. Vous écrivez:

Aucune confusion n'est plus courante, ni plus grave, que celle entre l'éthique et la morale. Dans le langage courant, on utilise indistinctement l'un et l'autre terme pour désigner ce qu'il serait « bien » de faire. Or il est deux sens très différents dans lesquels il peut être « bien » d'agir d'une certaine manière. Ce peut être: Ou bien la manière dont un individu préfère agir, à un moment donné, parce qu'il juge ses conséquences meilleures que celles de toute autre action possible; ou bien la manière dont tout individu devrait toujours agir, parce que ne pas agir ainsi serait « mal » agir.

Le premier cas correspond à l'éthique, c'est-à-dire aux préférences de chaque individu quant à sa propre vie. Il y est question d'un ordre de préférence entre des lignes de conduite alternatives (et les vécus futurs qui en sont les conséquences prévues).

L'éthique est donc relative et contingente. Elle est relative à chaque individu, et même au vécu actuel de chaque individu, puisqu'elle concerne la préférence d'un individu à un moment donné entre un nombre limité de possibilités. Elle est donc contingente, parce que d'autres individus, ou bien le même individu à d'autres moments, ou dans d'autres circonstances, pourraient avoir des préférences différentes.

Le second cas correspond à la morale, c'est-à-dire au devoir constant de tout individu. Il y est question, non pas de valeur relative et contingente, mais de Bien et de Mal, c'est-à-dire d'un critère de valeur absolu et obligatoire, lequel devrait être suivi par tout individu, constamment, quelles que soient les circonstances.

Pourriez-vous revenir sur cette dichotomie entre morale et éthique? Sur quel critère vous fondez-vous pour déterminer si un comportement ressort de la morale ou au contraire de l'éthique? Qu'est-ce qui justifie le choix de ce critère plutôt que d'un autre?

Le critère est celui des moyens engagés par une action, ou plus exactement de leur légitime propriétaire. Une action pour laquelle un individu emploie uniquement des moyens dont il est propriétaire n'a aucune valeur morale – elle est par-delà le bien et le mal, parce qu'elle relève de l'éthique. À l'inverse, toute action par laquelle un individu interagit avec au moins un autre, c'est-à-dire emploie des moyens dont il n'est pas intégralement propriétaire, a ipso facto une dimension morale. Si ces moyens sont légitimement acquis, elle est moralement bonne, ce qui revient à dire qu'elle n'est pas moralement mauvaise. Elle ne l'est que si elle consiste à s'approprier par la force, son substitut ou sa menace, un moyen dont un autre est propriétaire.

Comme le disait parfaitement Rothbard (qui est, vous l'aurez compris, l'auteur dont je suis le plus proche, bien que je lui réserve certaines critiques), le libertarianisme n'est finalement rien d'autre qu'une suite de conséquences logiques tirées du principe de propriété de soi, tel qu'on le trouve par exemple chez Locke. Mais Rothbard conseillait aussi aux libertariens de ne pas perdre leur temps et s'échiner à multiplier les justifications toujours plus complexes de ce principe. Malgré cela, de nombreuses ont été avancées. Mais les plus intéressantes le sont moins par le fait qu'elles justifient ce principe que par les nouvelles choses qu'elles nous ont apprises. Je pense ici à l'argument de Hans-Hermann Hoppe, l'un des plus fidèles disciples de Rothbard, d'après lequel la propriété de soi est la condition de possibilité a priori de tout débat – et au fond de toute interaction civilisée. Bien que j'ai moi-même concocté plusieurs justifications de ce principe, je pense préférable de faire fond sur l'intuition de sens commun par laquelle chacun s'exclame « C'est ma vie! » lorsqu'il sent autrui empiéter sur ce qui est donc sa propriété de soi. J'ai essayé dans Le Capitalisme et sa philosophie de décrire et de formaliser cette propriété de soi. De toute manière, il y a bien un moment où l'explication doit s'arrêter, et il me semble bon de commencer par la propriété de soi en cherchant simplement à montrer qu'elle est un fait premier.

9. De votre conception de la morale et de l'éthique, vous déduisez que la générosité ne relève pas d'un devoir envers autrui, mais d'une préférence personnelle. Vous surenchérissez: c'est seulement lorsque nous ne devons rien aux autres que nous pouvons véritablement faire preuve de générosité envers eux. Vous écrivez:

Certains pourraient se désespérer de ce que, la morale n'impliquant que le respect de la propriété privée, et toute valeur étant relative à l'égoïsme de chacun, il ne reste plus de place pour la moindre générosité entre les hommes.

Mais c'est l'inverse qui est vrai. Comme on l'a dit, la différence entre l'éthique et la morale est que la première est libre, alors que la seconde est obligatoire. Et c'est là la condition de toute générosité entre les hommes. En effet, si c'était mon devoir que d'être altruiste et charitable, alors, faisant un don quelconque, je ne serais pas généreux envers autrui: je lui rendrais simplement son dû, et ne serais pas plus solidaire avec lui que n'importe quel individu remboursant ses dettes, c'est-à-dire respectant le droit de propriété de ses créanciers.

Être charitable envers autrui, cela ne peut pas consister à accomplir mon devoir envers lui. Cela ne peut consister qu'à poursuivre son bien alors que je ne lui dois rien et que rien ne m'oblige à le faire. Alors, et alors seulement, je suis généreux envers lui, parce que je serais en droit d'agir autrement.

D'aucuns n'hésiteraient pas à vous reprocher de tenir, au fond, la générosité pour un désir arbitraire, une sorte de caprice, même si vous ne dîtes rien de la sorte. Ils clameraient volontiers que votre propos finit par rabaisser considérablement l'acte charitable en lui ôtant son caractère de devoir. Que répondriez-vous à ceux qui vous rétorqueraient que votre conception de la générosité s'avère, in fine, profondément nihiliste et qu'elle lui ôte au fond toute raison d'être?

Dire que la générosité relève de l'éthique, et non de la morale – donc qu'elle n'est pas un devoir –, ne revient pas du tout à en faire un simple caprice et ne lui ôte ni sa raison d'être, ni sa valeur.

Cette question s'inscrit évidemment dans le cadre d'un débat idéologique, avec des conséquences politiques importantes. Mais si l'on laisse cela de côté pour une seconde et qu'on réfléchit simplement au sens du mot, on doit bien admettre que « être généreux » signifie: faire le bien d'une autre personne alors que rien ne nous y obligeait.

Le problème, dont j'ai bien conscience, vient de la confusion entre le devoir et le sentiment du devoir. J'accepterais tout à fait une analyse phénoménologique décrivant la générosité comme le fait de faire le bien d'une autre personne parce que l'on en ressent le devoir. Les deux formulations ne sont pas du tout contradictoires. Au contraire, la meilleure définition de la générosité est peut-être bien la conjonction des deux: faire le bien d'autrui parce qu'on le ressent comme un devoir que l'on n'a pourtant pas.

Comme le soulignait Kant, agir par devoir et par sentiment de devoir sont deux choses tout à fait différentes. Agir par devoir, c'est faire quelque chose parce que c'est absolument obligé – et pour aucune autre raison. Si j'agis d'une certaine façon parce que j'ai le sentiment que c'est ce qu'il faut faire, alors la règle que je suis n'est pas celle du devoir, mais celle de mon sentiment, et donc de mes préférences. Si on l'analysait, on trouverait que ce sentiment de devoir est au fond ce dont parlait Ayn Rand lorsqu'elle disait qu'un individu « égoïste » peut très bien trouver son propre bien dans la satisfaction procurée à un autre.

J'ai essayé de montrer dans Le Capitalisme et sa philosophie que l'idée même d'un devoir de générosité était logiquement absurde et pratiquement impossible. De même, Sartre a bien expliqué qu'aucune morale positive ne peut concrètement déterminer la moindre action que ce soit. Imaginons que ce soit mon devoir que d'être généreux. Très bien. Et donc, que dois-je faire? Par qui commencer? Comment repartir mon temps et mes richesses? Où m'arrêter? Un principe comme celui de l'utilitarisme, par exemple, est trop abstrait. Dans les faits, donc, même si la générosité était un devoir, nos actions concrètes seraient réellement déterminées, dans chaque cas particulier, par nos sentiments et nos préférences.

Mais, pour répondre à la question, cela ne veut pas du tout dire qu'elles relèveraient du caprice. Au contraire, si j'agis par simple caprice, mon acte ne peut pas être généreux. Il ne le peut que si j'ai mes raisons de l'accomplir – alors même qu'il n'est pas un devoir. En effet, son caractère généreux consiste, non pas dans l'acte lui-même, mais dans les raisons qui m'y poussent.

10. De quelle façon votre défense du libre marché s'accorde-t-elle avec votre conception de la morale? En d'autres termes, comment se fait-il que le libre marché soit, à vos yeux, compatible avec les principes moraux que vous définissez (et même, fondé en vertu de ces principes)?

Comme je le disais, la description du marché libre donnée par Rothbard n'est prescriptive que dans la mesure où elle est précédée par une morale de la propriété privée. Concrètement, la morale implique le respect de la propriété privée, et le marché libre n'est rien d'autre que cela: il est la manière dont fonctionnent les activités productives d'une société dans laquelle la propriété privée est respectée.

11. Quelles seraient, selon vous, les forces et les lacunes d'une défense utilitariste (plutôt que déontologique), c'est-à-dire qui invoque non pas des principes moraux mais au lieu de cela un objectif de maximisation du bonheur du plus grand nombre?

Sa seule force serait sa supposée plus grande efficacité rhétorique. Une telle approche est censée plus convaincante. Je ne suis pas sûr que cela soit le cas. En réalité, on ne peut pas montrer que le marché libre optimise la satisfaction globale des membres de la société. Tout dépend ce dont leur niveau de satisfaction dépend. On peut montrer que le marché libre optimise la prospérité générale, mais selon la manière dont les gens réagissent aux inégalités, ils peuvent préférer une moindre richesse et une plus grande homogénéité.

Pour le reste, je ne suis pas du tout utilitariste, au sens où je pense que ce principe est injustifié, et même dénué de sens, car il est impossible de quantifier la satisfaction ou de comparer différents niveaux de satisfaction.

12. Une position fréquente consiste à affirmer que tout échange volontaire est équitable car il est, de par sa nature, mutuellement avantageux, sinon il ne se ferait pas. Le raisonnement est le suivant:

Tout échange se produit en vertu d'une double inégalité des valeurs, chaque partie accordant une valeur moindre à ce qu'elle cède par rapport à ce qu'elle acquiert. À cet égard, l'échange libre ne peut jamais aller à l'encontre des intérêts des parties. Il est donc équitable, de par sa nature.

Il est souvent rétorqué à cet argument que celui-ci néglige les rapports de forces qui peuvent sous-tendre les échanges et nuire dans les faits à la partie « opprimée ». À cet égard, tout échange volontaire n'est pas nécessairement équitable.

Supposons que vous soyez confronté à une assemblée de personnalités antilibérales et anticapitalistes soucieuses d'écouter et de discuter votre point de vue. Quelqu'un parmi eux prend la parole après votre conférence et tient à peu près ce discours:

Supposons que vous viviez dans une misère noire et que votre fils de dix ans ait un accident cardiaque qui exige une transplantation pour laquelle vous n'avez pas l'argent nécessaire. Votre voisin, un homme très riche, vient vous trouver et vous propose de payer pour l'opération de votre fils, pourvu qu'en retour, vous deveniez l'esclave de votre voisin, et ce pour le restant de vos jours.

Peut-on vraiment approuver comme équitable un tel échange, sous prétexte que celui-ci est volontaire? N'est-il pas profondément malsain d'autoriser de tels échanges dans la société? La loi ne devrait-elle pas, en vue d'une société décente, prohiber de telles atteintes à la dignité des individus?

Que répondriez-vous à cet individu soucieux d'en découdre?

J'aurais un certain nombre d'arguments, qui n'ont rien de bien original, mais que je trouve justes et efficaces. Tout d'abord, c'est un point de détail, mais je ferais remarquer qu'il n'est pas certain qu'un contrat d'esclavage soit compatible avec le code libertarien dont parle Rothbard (qui pensait ce genre de contrat illégitime).

Ensuite, je ferais remarquer que l'on ne fait jamais rien de mal en proposant simplement quelque chose à la décision d'autrui. La personne proposant un tel contrat ne force en rien son voisin malheureux: il n'est pour rien dans la situation de son fils, ni dans le fait que personne d'autre au monde ne soit prêt à sous-enchérir son offre.

De même, il faut insister sur le fait que le père ne gagnera strictement rien à ce que l'État interdise le contrat en question. Au contraire, s'il est prêt à tout pour sauver son fils, alors l'État lui impose une perte immense. En effet, l'interdiction du contrat ne sauvera pas son fils.

Ce qu'il y a derrière ce genre d'objections, c'est donc plutôt l'idée que l'État devrait assurer la satisfaction de certains besoins, par exemple les soins médicaux, et cela par la taxation, des services publics, etc. Dans le genre de cas décrit ici, qui relève de ce qu'Ayn Rand appelait l'éthique des urgences, cette idée semble bonne: l'État taxe le voisin riche et paie l'opération du petit. Mais, il faut bien réfléchir au principe qui se tient derrière ce genre d'intervention particulière. Ce principe, c'est que le gouvernement emploie la force publique pour décider qui doit quoi et qui a droit à quoi. C'est le principe communiste: de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. Or ce principe pose trois immenses problèmes.

Premièrement, il est injustifié. Les hommes n'ont pas de devoir les uns envers les autres, et donc rien ne justifie que l'on oblige le voisin à payer pour soigner le fils. (C'est d'ailleurs pour cela qu'il sera généreux s'il offre de payer l'opération alors que ce n'est pas son devoir.) Plus exactement, les hommes n'ont pas de devoirs positifs les uns envers les autres: ils ne se doivent rien. Le seul impératif qui les lie est négatif: ils ne doivent pas empiéter sur la propriété privée les uns des autres. De ce point de vue, quelque dramatique que soit sa situation, le père n'est simplement pas en droit de s'emparer par la force des biens de son voisin, fût-ce par l'intermédiaire du gouvernement, simplement parce qu'il en a grandement besoin. À quel genre de société la généralisation de ce principe nous mènerait-elle?

Justement, un deuxième problème posé par ce principe est que, en tant que forme d'organisation sociale, il ne peut mener qu'à la ruine. Comme l'a démontré Mises, il est simplement impossible de planifier l'allocation des facteurs de production. Son application limitée est bien possible, comme on le voit avec les économies mixtes. Mais, comme l'a souligné Rothbard, il est absurde de considérer comme un idéal une idée dont la généralisation détruit peu à peu la société, et dont la pleine réalisation est simplement impensable.

Enfin, je terminerais en rappelant que c'est la liberté des échanges remise en cause par cette objection qui a permis le genre d'innovations qui pourraient sauver le fils malade, et qui d'une manière générale a permis l'élévation considérable des niveaux de vies dont l'allongement de la vie est un effet majeur.

13. La loi de l'offre et de la demande fait en sorte que les prix auxquels les transactions ont lieu (dans un marché libre) soient spontanément établis à des niveaux d'équilibre. Un prix d'équilibre est tel que tous ceux qui désirent faire des achats à ce prix trouvent un vendeur; et tous ceux qui désirent faire des ventes à ce prix trouvent un acheteur. Les individus qui ne peuvent pas payer le prix d'équilibre auquel un bien est vendu ne peuvent pas acquérir ce bien.

Il est souvent affirmé que la loi de l'offre et de la demande serait en son principe injuste. L'argument tient en ces quelques lignes, en substance:

La finalité légitime d'un système économique, soutient-on, est de satisfaire généreusement, gratuitement, sans contrepartie (si ce n'est de participer à soi-même à la production) les besoins des êtres humains.

Dans une économie morale, c'est-à-dire altruiste, chacun serait certes tenu de participer (autant qu'il le peut) à la production. Cependant, c'est en proportion de l'intensité de ses besoins, et non en proportion du volume de sa production, que les besoins d'un individu seraient satisfaits.

Si un individu doit être en mesure de débourser une certaine somme d'argent pour que ses besoins soient satisfaits, comme cela est le cas lorsque règne la loi de l'offre et de la demande, l'économie est viciée, pathologique, immorale: ce n'est pas l'altruisme qui règne, mais « la loi du plus fort ». Seuls les plus « forts », c'est-à-dire les plus productifs (touchant pour cette raison les revenus les plus élevés) doivent être en mesure de satisfaire leurs besoins, en dépensant l'argent requis pour ce faire. Ceux qui n'ont pas cette chance, eh bien tant pis pour eux! Telle est la logique cruelle et immorale de l'économie de marché.

Que répondriez-vous à cet ordre de critiques?

Tout d'abord, je soulignerais que l'économie communiste ici décrite n'est certainement pas morale, puisqu'elle présuppose une autorité décrétant qui doit quoi et qui a droit à quoi. Une telle autorité ne peut être que totalitaire, parce qu'elle est sans limites et arbitraire. Un tel système aurait donc un coût considérable en termes de liberté, et cela pour un bénéfice plus que négatif, puisque sa réalisation conduirait au désastre, comme je le disais à la question précédente.

Ce désastre viendrait non seulement de l'impossibilité d'allouer les facteurs de production rationnellement, mais également du gigantesque problème d'incitation posé par un système dans lequel, plus on produit, moins on reçoit, et inversement.

À cet égard, il faut noter que l'on peut bien dire que l'économie de marché est la loi du plus fort. Simplement, il faut toujours préciser: le plus fort à quoi? Dans l'économie de marché, la libre concurrence et la liberté des échanges font que ce sont les plus forts dans la satisfaction des besoins d'autrui qui réussissent. Ce sont les plus forts… dans la construction automobile, la création de vêtements de qualité à des prix bas, etc. Dans l'économie « altruiste » décrite ci-dessus, on trouve également la loi du plus fort. Mais c'est ici le plus fort au sens propre – le plus fort politiquement, et non pas économiquement. Le plus fort politiquement est celui qui parvient à faire jouer en sa faveur les appareils d'État (la force publique) – un concept pour lequel j'ai créé l'expression de « capital politique ».

14. Le libre arbitre consiste pour la volonté à se déterminer elle-même; ce qui revient à parler d'une auto-détermination des motivations d'agir de l'agent humain. Affirmer que l'être humain est libre cela revient à dire que ses motivations d'agir sont sui generis.

À propos du libre arbitre, vous écrivez: « Sans libre arbitre, il n'est aucune morale, ni aucune doctrine du droit possible. Aucune morale, parce que l'homme serait privé de toute dignité. » Vous n'êtes probablement pas sans savoir que les sciences cognitives et en particulier la psychologie évolutionniste nous apprennent, depuis plusieurs années, qu'un très grand nombre de nos prises de décisions ne sont pas sui generis mais résultent au contraire de processus neurologiques qui façonnent notre volonté mais échappent à son emprise (tout du moins lorsque je n'agis pas indirectement sur ces processus, par exemple en prenant des antidépresseurs).

Pour autant qu'elle s'inscrive dans le cadre général de la théorie computationnelle, propre aux sciences cognitives, la psychologie évolutionniste s'intéresse à des processus algorithmiques de traitement de l'information qui sont le plus souvent inconscients, c'est-à-dire qui opèrent à l'insu des agents. Un trait spécifique de la psychologie évolutionniste est cependant qu'elle s'intéresse à l'origine adaptative de ces processus; en d'autres termes, elle s'intéresse aux problèmes d'adaptation particuliers – survie ou reproduction – qui ont influé sur le cours de l'évolution biologique, c'est-à-dire l'évolution du génome humain; et qui ont fait que celle-ci a équipé – via la sélection naturelle ou sexuelle – la nature humaine de certains processus de traitement de l'information en mesure de résoudre ces problèmes d'adaptation.

Un second trait spécifique est qu'elle s'intéresse tout particulièrement aux valeurs, aux préférences et aux croyances qui sont engendrées par ces processus inconscients et qui jouent le rôle de cause immédiate du comportement des humains. Un point essentiel, rappelons-le, est que les processus de traitement de l'information opèrent le plus souvent de façon inconsciente et surtout qu'ils sont construits par notre cerveau et prédéterminés par nos gènes. Ces processus neurologiques façonnent nos valeurs et nos prises de décision, lesquelles, dès lors, ne sont pas sui generis. Notre volonté n'est pas libre.

À cet égard, ne serait-il pas pertinent en philosophie morale sinon d'abandonner au moins de relativiser la présomption selon laquelle les êtres humains sont doués de libre arbitre? Le Bien et le Mal ne mériteraient-ils pas d'être sinon redéfinis au moins justifiés d'une façon nouvelle, en accord avec les enseignements de la psychologie évolutionniste?

C'est là une question passionnante, mais si complexe que je dois me contenter de quelques remarques, qui ne sont vraiment rien d'autre que des pistes.

La première remarque est que je pense effectivement très important que la philosophie s'inspire des recherches dans les diverses sciences, notamment humaines, telles que l'économie ou la psychologie. Inversement, ces dernières feraient bien de développer une réflexion philosophique sur leurs présupposes, leurs objets et leurs méthodes.

La deuxième remarque concerne la psychologie évolutionniste. Sans en diminuer la valeur et l'importance, je pense sain de garder à l'esprit que lorsque Karl Popper donnait des exemples de théories pseudo-scientifiques infalsifiables, il citait Marx, Freud et Darwin. Cela ne veut pas dire que la théorie de l'évolution et de la sélection naturelle soit fausse, mais cela veut dire que ce n'est pas une théorie scientifique au sens strict du terme. En effet, elle est infalsifiable.

Comme je sais que cette remarque pourrait mal comprise, je la développe un peu. Prenons un exemple à la Popper. Imaginons qu'il soit soudain scientifiquement démontré que les hommes sont dotés d'un libre arbitre – par exemple par une expérimentation à la Libet. Dans ce cas, les psychologues évolutionnistes chercheront immédiatement à expliquer comment les besoins d'adaptation ont fait émerger cette propriété. L'année suivante, on découvre que la pseudo-démonstration était un leurre. En fait, une nouvelle série d'expérimentations démontre définitivement que les comportements humains sont entièrement déterminés. Cela ne changera rien pour les évolutionnistes, qui chercheront maintenant comment les besoins d'adaptation ont fait émerger ces déterminismes.

Ce que je veux dire, c'est qu'il est absolument impossible de déduire de la théorie de l'évolution et de la sélection naturelle que les hommes sont libres, ou non. Ce n'est simplement pas la fonction de cette théorie qui, en tant que paradigme de la biologie, est plutôt quelque chose comme une idée kantienne: un programme de recherche invérifiable en soi.

De même, la troisième remarque concerne les sciences cognitives. Là encore, si je vais être critique, ce n'est pas pour les contester, mais pour les critiquer, au sens kantien d'en circonscrire la validité. En raison de leurs origines, les sciences cognitives sont encore aujourd'hui largement déterministes, car elles font fond sur la métaphore du cerveau-ordinateur et assimilent les fonctions cérébrales à divers programmes de traitement d'information. Mais il existe tout de même d'autres approches, dont celle que défendait Francisco Varela, lequel insistait sur les limites de ce paradigme. De manière très intéressante, cela l'amenait également à repenser l'idée de libre arbitre, car il insistait sur ce qu'il appelait l'« autopoïesis » du vivant. Au passage, cette approche a en outre l'intérêt de jeter un pont entre la biologie et la psychologie. Au contraire, la métaphore de l'ordinateur pose un problème considérable, car un ordinateur n'est pas un être vivant, et n'est pas doué d'un corps sensible et mobile.

Ma dernière remarque, ici, concerne le concept de libre arbitre. Comme le montre le cas de Varela que je viens d'évoquer, il existe des conceptions très variées du libre arbitre. L'une d'entre elles, la plus traditionnelle, est celle de Descartes. C'est celle que vous semblez critiquer. Une autre serait celle de Varela. Une autre encore serait celle de Libet. D'après cette conception, le libre arbitre est moins la capacité de se déterminer soi-même à agir que la capacité à s'empêcher d'agir d'une certaine façon, à arrêter une action en cours, ou plus exactement un cours d'action.

On voit bien ici l'importance d'une réflexion philosophique au sein des sciences cognitives. Mettons que l'on se pose la question de la liberté des actions humaines. Cela demande évidemment de définir la liberté, aussi bien que l'action. Mettons que l'on ait mis en évidence une corrélation entre certains types d'actions et certains mécanismes cognitifs inconscients – lesquels ont ensuite été expliqués en termes évolutionnistes. Cela ne veut pas du tout dire que l'on a scientifiquement infirmé le libre arbitre. Il reste en effet de nombreuses questions posées. Que se passe-t-il par exemple, entre la mise en oeuvre de ces mécanismes et le passage à l'acte? Peut-on faire intervenir un processus de contrôle conscient si on le souhaite? Ne peut-on pas différer l'action? Et cela n'est-il pas constamment possible une fois l'action en cours?

Pour prendre un exemple un peu sensationnaliste, mais éclairant, on a une certaine idée de la localisation cérébrale de fonctions telle que la représentation des émotions d'autrui. On a également mis en évidence une anomalie liée à cette structure parmi des criminels atteints de psychopathie – un désordre mental dont un symptôme est l'absence d'empathie. Ceci étant, tous les psychopathes ne sont pas des criminels, loin de là. De même, tous les pédophiles ne sont pas des violeurs d'enfants. Il est en fait très simpliste de réduire les comportements humains à un schéma de cause à effet. Un processus très complexe a lieu avant que certains individus commettent un acte pédophile. Ils commenceront par avoir certains rêves ambigus, certaines sensations. Ils cèderont une première fois à leur curiosité sur Internet, auront peut-être un premier geste déplacé à peine conscient et maîtrisable. Ils iront plus ou moins loin, certains jusqu'à l'abominable. Mais il serait absurde de dire qu'une personne ayant violé un enfant n'était pas libre de son acte parce qu'elle est atteinte de pédophilie et qu'elle était déterminée à agir de la sorte. Pourquoi ne pas avoir consulté dès les premiers symptômes? Pourquoi ne pas avoir cherché à éviter les mauvaises incitations? Pourquoi ne pas avoir tout arrêté après le premier acte réellement grave? Aucune action humaine ne peut être réduite à un mouvement mécanique immédiatement causé par un état mental irrésistible. Les actions humaines se construisent dans la durée, lentement et progressivement, et jamais sans le concours de leurs auteurs.

Certes, les prédispositions sont plus ou moins grandes. Le patrimoine génétique, par exemple, joue un rôle important. Mais il n'est encore aujourd'hui pas un seul comportement humain que l'on puisse expliquer de manière purement génétique. Certains désordres mentaux sont connus pour être hautement héritables, tels que la boulimie nerveuse. Ceux-ci sont également associés à des schémas cognitifs et comportementaux assez clairs, ainsi qu'à une tendance générale, d'origine neurochimique, à l'addiction. Pourtant, aussi dur que cela soit, des personnes parviennent à ne pas sombrer dans la boulimie, ou bien à en sortir. Malgré les gênes, la dichotomie cognitive, les conditionnements passés, etc., il reste toujours quelque chose que l'on puisse faire et qui, aussi insignifiant soit-il, suffit au moins pour ne pas accomplir telle action particulière donnée.

À cet égard, je finirais en disant que je travaille moi-même depuis quelques temps à l'élaboration d'une conception novatrice, je crois, de la liberté. Malheureusement, elle fera certainement partie de ce que j'appelle mes « oeuvres incomplètes, » série d'idées que je n'ai encore jamais pu développer comme il le faudrait. Il en est également ainsi de la science politique que j'évoquais plus haut, et de quelques autres théories. Mon idée, ici, consiste à accepter tout ce que disent les différents déterministes pour leur rétorquer: vous voyez bien qu'un même acte ne peut pas être déterminé à la fois par le patrimoine génétique, les mécanismes cognitifs, la petite enfance, les structures sociales, etc. Au fond, donc, l'homme est surdéterminé, c'est-à-dire qu'il est trop déterminé pour ne pas être libre. Plus précisément, dans la lignée de Hegel, je dirais que la liberté humaine consiste à choisir ce qui nous détermine, c'est-à-dire à agir comme nous le voulons en faisant jouer les uns sur les autres les différents déterminismes auxquels nous sommes exposés. Une image que j'aime bien, parce qu'elle rappelle Descartes, est celle de l'homme « menant sa barque ». Bien évidemment qu'il existe des vagues, des courants et des vents. Et peut-être bien que mon navire n'est pas motorisé. Mais cela ne veut pas dire que ma direction me soit imposée. Au contraire, c'est en jouant de ces forces que je vais où je veux aller.

Bibliographie


« Jérémie Rostan, Commerce vs. Gouvernement. Un essai sur Condillac », Institut Coppet, 28 décembre 2011.

« Entretien avec Jérémie Rostan sur L'Ethique de la liberté de Rothbard », Institut Coppet, 19 mai 2011.

« La confusion entre l'éthique et la morale », Le Québécois Libre, No 267, 15 mai 2009.

« L'altruisme... », Le Québécois Libre, No 268, 15 juin 2009.

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*Version écourtée d'une interview d'abord publiée le 28 juillet 2014 sur le site de l'Institut Coppet. ** Grégoire Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec des sympathies libertariennes.