L'égalitarisme selon Kurt Vonnegut |
« L'égalité produit [...] deux tendances: l'une mène directement les
hommes à l'indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu'à
l'anarchie; l'autre les conduit par un chemin plus long, plus secret,
mais plus sûr, vers la servitude. » -Le despotisme démocratique,
Alexis de Tocqueville
Ah les inégalités! Il ne se passe pas une journée sans qu'il en soit
question dans les médias. Récemment, l'économiste français Thomas
Piketty y a consacré
un bouquin. Des économistes de l'agence de
notation financière Standard & Poor's y ont consacré
une étude. La
France a même mis sur pied
un observatoire pour... les observer. Pour
leurs nombreux détracteurs, elles sont tout ce qu'il y a de plus néfaste
pour ce qu'ils appellent « le tissu social » et même, dernier spin
en liste, pour la croissance économique. Et comme c'est souvent le cas,
il est urgent d'agir pour remédier à la situation.
Tous vers le bas
Les détracteurs des inégalités, pour la plupart, sont partisans de
formes plus ou moins avancées d'égalitarisme. Pour ceux qui ignorent de
quoi il s'agit, l'égalitarisme,
selon Wikipédia,
« est une doctrine politique prônant l'égalité des citoyens en matière
politique, économique et/ou sociale, selon les contextes. Dans le sens
vulgaire, l'égalitarisme désigne plus particulièrement la doctrine qui a
pour valeur politique suprême l'égalité matérielle de tous. »
À quoi ressemblerait une société où l'égalitarisme aurait été poussé à
son aboutissement le plus logique? L'auteur américain Kurt Vonnegut (1922-2007),
à qui l'on doit le classique Slaughterhouse Five (Abattoir 5),
a tenté d'y répondre en 1961 dans une nouvelle dystopienne de
science-fiction intitulée
Harrison Bergeron
‒ un portrait des
plus convaincants et ma foi terrifiant de ce que serait un monde où tout
le monde serait égal à tous points de vue.
L'action se déroule aux États-Unis en 2081. Un couple regarde un ballet
à la télévision. Les danseurs sont attriqués de poids et de masques pour
contrer leur grâce et couvrir leurs fins traits. Ils sont « handicapés »
de sorte que les téléspectateurs qui les regardent ne se sentent pas mal
face à leur propre apparence. En raison de leurs « handicaps », les
danseurs sont tout sauf gracieux. Un bruit interrompt le cours des
pensées de George. Deux des danseurs à l'écran entendent le même bruit;
ils doivent manifestement porter le même « handicap ». Hazel, son épouse,
l'a aussi entendu, mais elle n'en fait plus de cas.
C'est qu'en raison d'une série d'amendements à la Constitution, tous les
Américains sont maintenant pleinement égaux, ce qui signifie que
personne n'est plus intelligent, plus beau, plus fort ou plus rapide que
n'importe qui d'autre. L'« Handicapeur général » et son équipe d'agents
handicapants s'assurent que les lois sur l'égalité sont respectées et
appliquées partout sur le territoire. Ces lois obligent les citoyens à
porter des « handicaps » pour toutes sortes de raisons ‒ un masque pour
couvrir les visages des personnes jugées trop belles, des casques
d'écoute émettant des signaux radio assourdissants pour que les plus
intelligentes soient incapables de se concentrer et de former des
pensées cohérentes, de lourds poids pour ralentir celles qui sont trop
fortes ou trop rapides.
Hazel est dotée d'une intelligence « moyenne », terme politiquement
correct utilisé en 2081 pour référer à une personne ayant une
intelligence bien inférieure à la moyenne, et n'est pas particulièrement
belle. Elle n'est donc pas tenue de porter d'« handicaps ». George, par
contre, même s'il n'est pas particulièrement beau, possède une
intelligence supérieure à la moyenne et est robuste; il doit porter un
casque d'écoute qui émet des sons abrutissants et des poids qui
ralentissent ses mouvements vingt-quatre heures par jour. Leur fils de
14 ans, Harrison, est plus beau, plus fort, plus rapide et plus
intelligent que la moyenne. Il porte tous les modèles d'« handicaps » qui
existent. L'adolescent a été emprisonné relativement à des accusations
de complot visant à renverser le gouvernement. Mais ça, ses parents s'en
souviennent à peine...
Donc, le couple regarde la télé. Jugeant que son époux a l'air fatigué,
Hazel l'invite à s'allonger sur le divan et à reposer son « handicap »
‒
47 livres (21 kg) de poids placés dans un sac serré autour de son cou.
George rétorque qu'il va bien et qu'il ne remarque plus vraiment le
poids excédant. « Pourquoi ne retires-tu pas un peu de poids de ton
sac? », lui demande-t-elle. Ce à quoi il répond: « Si tout le monde
enfreignait la loi de cette manière, nous vivrions encore dans une
société ou règnerait la compétition ». Et Hazel de s'empresser de dire
qu'une telle éventualité ne lui plairait pas. Un bruit retentit dans les
écouteurs de George et interrompt la conversation. « Il était fort
celui-là! », déclare Hazel. Il ne se souvient plus très bien de ce dont
ils discutaient.
|
«
Dans la société égalitariste parfaite telle que dépeinte par Vonnegut,
personne n'est plus mal en point que son voisin. L'envie n'existe plus,
ni la rancune ou l'hostilité, et les gens se contentent de ce qu'ils
ont. Ils voient d'un bon oeil ceux qui font leur possible et n'ont plus
aucune raison de se sentir mal pour ce qu'ils sont. » |
Un lecteur de nouvelles apparaît maintenant au petit écran
et tente de lire un bulletin. Ayant un important trouble de
la parole, et incapable même de dire « Mesdames et
Messieurs » après trente secondes, il remet le bulletin à
une des danseuses pour qu'elle le lise ‒ Hazel le félicite
d'avoir tout de même essayé et soutient qu'il devrait obtenir une
augmentation de salaire pour son bel effort. La ballerine, qui porte un
masque des plus grotesques et des poids destinés à un homme de 200
livres (90 kg), entreprend la lecture de sa belle voix. Puis,
s'excusant, emprunte une voix plus rauque afin de s'assurer que son
timbre de voix ne choque personne. Le bulletin indique qu'Harrison
Bergeron s'est échappé.
Certains sont plus égaux
Une
adaptation cinématographique de Harrison Bergeron
a été tournée pour la télévision en 1995. Le film ‒ qui avait reçu
la bénédiction de Kurt Vonnegut, Jr. à l'époque et dont la prémisse de
base est: « Parce que tous les hommes ne sont pas nés égaux, c'est le
rôle du gouvernement de les rendre ainsi. » ‒ met moins l'accent sur les
attributs de beauté, de rapidité ou de force, comme autant
d'« handicaps », pour se concentrer davantage sur celui de l'intelligence.
L'action se déroule à une époque ultérieure à ce qu'on appelle la
seconde révolution américaine. Dans des États-Unis aux allures des
années cinquante (des études ont révélé que le niveau de bonheur était
plus élevé dans les années 1950, les autorités ont donc recréé l'époque
pour le plus grand bien de la population), environ 100 000 policiers
sont chargés de faire régner sur tout le territoire une paix qui règne
de toute façon et où le crime n'existe pratiquement plus.
Tourné
à Toronto, le film met en vedette Sean Astin dans le rôle du
jeune surdoué qui est forcé de subir une chirurgie corrective visant à
ralentir de manière draconienne les connections cérébrales de son
cerveau et ainsi le rendre plus égal aux autres. Même avec une sorte de
casque que doivent porter en permanence tous les Américains, et qui
l'empêche un peu de se concentrer, Bergeron est trop intelligent. Au
grand dam de ses parents et de ses professeurs, il est né plus doué
intellectuellement que la moyenne et obtient toujours de mauvaises notes
à l'école (c'est-à-dire des « A », dans son cas).
Le jour de l'opération, il est enlevé puis amené dans un endroit secret
(le National Administration Center) à partir d'où une
organisation gouvernementale non moins secrète gère la société. Elle est
responsable, par exemple, de la production de toutes les émissions de
télé ‒ dans lesquelles tous sont égaux ‒ que regarde la population.
Elle est en charge de la confection des handicaps, de la gestion des
écoles, des transports, des entreprises et de l'économie (comme
dans nos sociétés plurielles en fait...), etc.
Autant de domaines qui ne peuvent manifestement pas être laissés entre
les mains de gens « moyennement intelligents ».
Favorisant la sélection plutôt que l'élection, l'organisation est aussi
responsable du choix des politiciens. Comme il s'agit d'une position qui
ne réclame pas un niveau d'intelligence supérieur à la moyenne, et que
tout le monde est égal de toute façon, c'est un ordinateur qui détermine
qui seront les heureux élus. Dans une scène plutôt comique, Bergeron est
invité à choisir le nouveau gouverneur du Connecticut et à lui
téléphoner pour lui apprendre la bonne nouvelle. Le tout prend moins
d'une minute. (Imaginez les économies d'échelle!)
Dans la nouvelle originale comme dans cette adaptation
cinématographique, le héros meurt à la fin ‒ quoique dans des
circonstances bien différentes. La finale du film s'approche davantage
d'un idéal libertarien que celle de la nouvelle. Elle est moins ambigüe
et laisse le spectateur sur l'espoir d'une éventuelle révolte...
Tout le monde il est beau...
Dans la société égalitariste parfaite telle que dépeinte par Vonnegut,
personne n'est plus mal en point que son voisin. L'envie n'existe plus,
ni la rancune ou l'hostilité, et les gens se contentent de ce qu'ils
ont. Ils voient d'un bon oeil ceux qui font leur possible et n'ont plus
aucune raison de se sentir mal pour ce qu'ils sont. Une sorte de paix
sociale règne partout sur le territoire où toute forme d'injustice a été
éradiquée.
Voilà pour l'utopie. Mais dans les faits, une telle société
pourrait-elle fonctionner? Non. Pas plus que le communisme ne pouvait
fonctionner. C'est sans doute pour cette raison que le réalisateur de
l'adaptation cinématographique a cru bon de mettre l'accent sur la
dimension de gestion centralisée de la société. Des humains dépourvus
d'un degré d'intelligence plus élevé que la moyenne ou d'envies ne
pourraient faire rouler des économies complexes comme celles dont nous
jouissons.
Ce qu'il y a de rassurant, c'est que la majorité de nos contemporains
qui lisent ou voient Harrison Bergeron prennent encore pour le
héros de l'histoire et non pour l'« Handicapeur général » et son équipe
d'agents handicapants. Mais à force de réduire les inégalités sociales,
à coup de nouvelles lois et de règlements, peut-être qu'un jour la
tendance se renversera et que nous serons un peu plus près de la société
décrite dans la nouvelle de Vonnegut?
Note: On peut
lire
Harrison Bergeron
sur Archive.org,
écouter une version audio,
voir le film tourné pour la télévision sur YouTube et
voir une version plus courte et plus fidèle à la nouvelle.
|
|
Du même
auteur |
▪
Le rayonnement de la culture : une histoire de sous,
les nôtres
(no
323 - 15 juin 2014)
▪
Contre le prélèvement automatique d'organes
(no
322 - 15 mai 2014)
▪
L'impact des difficultés économiques sur le
signalement d'ovnis au pays
(no
320 - 15 mars 2014)
▪
Les Québécois donnent moins
(no
319 – 15 février 2014)
▪
Protectionnisme capillaire - Ne coupe pas les cheveux
qui veut (la suite)
(no
316 – 15 novembre 2013)
▪
Plus...
|
|
Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
Le Québécois Libre
En faveur de la liberté individuelle, de l'économie de
marché et de la coopération volontaire depuis 1998.
|
|