Rome, du libéralisme au socialisme
(Entretien avec Philippe Fabry)* |
Philippe Fabry est historien du droit, des institutions et des idées
politiques. Il a enseigné à l'Université Toulouse 1 Capitole. Féru
d'histoire romaine, il est aussi passionné par la doctrine libérale,
politique comme économique, et spécialement par les travaux de l'École
autrichienne. Ce qui rend son livre
Rome, du libéralisme au
socialisme (Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2014) unique, c'est
qu'il croise précisément les données de diverses disciplines:
l'histoire, le droit, la philosophie politique et l'économie.
Au IIe siècle avant Jésus-Christ, le grec Polybe essayait de répondre à
la grande énigme historique de l'époque: comment Rome s'était-elle si
vite rendue maîtresse de l'univers? En 1776, l'œuvre monumentale
d'Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain,
retraçait l'histoire romaine depuis Trajan jusqu'à l'effondrement de
l'empire. Pourtant, estime Philippe Fabry, le problème était mal posé
par Gibbon. Car, comment savoir pourquoi l'Empire s'est effondré si l'on
n'a pas au préalable déterminé comment il est apparu? Or, quelques
années auparavant, en 1734, dans ses Considérations sur les causes de
la grandeur des Romains et de leur décadence, Montesquieu avait
développé une thèse originale et unifiée pour expliquer l'ascension et
la chute de la puissance romaine: la liberté gagnée sous la République
puis perdue sous l'Empire.
À la suite de Montesquieu, Philippe Fabry démontre que Rome a connu une
trajectoire qui va du libéralisme au socialisme.
La République romaine, qui fut la plus grande puissance libérale du
monde antique, a duré de 510 avant J.-C. à 23 avant J.-C., soit près de
500 ans. En comparaison, les États-Unis d'Amérique n'existent que depuis
1776, soit moins de 250 ans. Mais progressivement, la
collégialité civique qui caractérisait la République romaine va
disparaître au profit d'un pouvoir personnel incarné par des empereurs
qui vont adopter le style de gouvernement des potentats orientaux de
l'Égypte et de la Perse antique. « De manière générale, lorsqu'on dit
qu'un empereur était très apprécié du peuple, il faut comprendre qu'il
ouvrit les robinets de la dépense publique. Et de manière générale,
taxes et dépenses ne devaient cesser d'augmenter dans la Rome impériale,
à quoi s'ajouterait aussi l'inflation monétaire. »
La thèse du livre de Philippe Fabry est que
« la chute de l'Empire romain est la
conséquence de l'impasse dans laquelle le socialisme impérial avait
conduit le monde antique ». Au-delà de son intérêt pour qui aime
l'Histoire, cet essai original est également l'occasion d'entamer une
réflexion sur le monde contemporain et sur l'évolution politique,
économique et sociale des États-Unis, qui semblent suivre la voie de la
Rome antique.
La liberté perdue de Rome selon Montesquieu
Damien Theillier:
Je voudrais commencer cet entretien avec Montesquieu dont vous
revendiquez le parrainage, en quelque sorte, au début de votre livre. La
thèse de Montesquieu est qu'à partir du moment où s'étend la domination
romaine, se perd la liberté et s'introduit la décadence. Pour lui tout
vient du fait que Rome perd les valeurs qui ont fait sa force et qui
découlent de la vertu civique. Peut-on dire que Montesquieu avait tout
compris, avant tout le monde? Quelles sont les limites de son approche.
Philippe Fabry:
Concernant Montesquieu, la première chose frappante dans ses Considérations est
qu'il avait compris des choses que peu d'auteurs comprenaient – au sens
fort du terme, c'est-à-dire en faisaient un pilier de leur analyse – à
savoir que le bateau ne va pas plus vite que le vent qui le pousse,
c'est-à-dire que les individualités fortes qui apparaissent, et qui
jalonnent spécialement l'histoire romaine, sont avant tout les signes de
tendances profondes. C'est en ayant cette idée à l'esprit qu'il s'est
attaché à l'histoire de Rome en se demandant pourquoi elle a évolué
comme elle l'a fait, quels ressorts peuvent bouleverser le caractère
d'un peuple. En réfléchissant ainsi, il a vu (pouvait-on ne pas le
voir?) que le système politique et économique changeait, entre le début
de la République et la chute de l'Empire, du tout au tout. Les premiers
Romains étaient obsédés par l'idée de défendre leur liberté (le respect
des institutions garantissant la liberté, le dévouement dans la défense
de ces institutions en cas de menaces extérieures, voilà comment se
définit la « vertu civique »), qu'ils ont fini par abandonner dans
l'Empire.
Sur l'intuition, Montesquieu a pour ainsi dire tout bon. C'est sur le
détail et la tenue du raisonnement explicatif que l'on peut se montrer
critique. Ainsi, Montesquieu a tendance à revenir un peu à l'idée du
« grand homme » quand il explique que les grandes guerres extérieures ont
donné trop de pouvoir aux généraux qui ont déséquilibré les
institutions. Bien sûr, il ne trahit pas son idée de départ, puisque ces
individus demeurent le produit d'un mouvement de fond, mais l'intérêt de
l'analyse est limité par les lacunes de Montesquieu sur la réalité
antique. Lacunes dont on ne peut certes le blâmer, puisque on les a
comblées depuis avec une puissante archéologie scientifique qui
n'existait pas à son époque; de ce point de vue Montesquieu est à
l'histoire romaine ce qu'Aristarque fut à l'héliocentrisme: il avait
l'intuition et raisonnait bien, mais il lui manquait les instruments de
mesure efficaces pour étayer ses raisonnements! Ainsi Montesquieu
croit-il encore que Rome, dans sa « jeunesse » n'avait que le pillage de
ses voisins pour s'enrichir, alors que l'on sait aujourd'hui que la
ville avait une agriculture et un artisanat florissants, et qu'elle
commerçait beaucoup avec ses voisins.
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« On croit depuis longtemps
que la démocratie est nécessaire à préserver la liberté. Si
les décisions de gouvernement sont prises collectivement par
des individus aux droits garantis, ceux-ci ne vont pas scier
la branche sur laquelle ils sont assis et vont utiliser le
pouvoir pour préserver leurs libertés, non les amputer. Mais
ce raisonnement est vicié car il ignore que tous les
individus n'ont pas le même intérêt à la démocratie. » |
De même, sur le plan économique, il manque encore à Montesquieu un
bagage intellectuel qui ne devait apparaître qu'une quinzaine d'années
après la première édition des Considérations, avec la
physiocratie. Or, le rôle des bouleversements économiques sur la
mutation politique est essentiel: si Montesquieu avait eu les notions et
les informations dont on dispose aujourd'hui, il aurait remarqué que les
grandes conquêtes du IIIe-IIe siècle n'ont pas seulement donné un grand
rôle aux généraux, ce qui est plutôt secondaire, mais que surtout, avec
l'afflux massif d'esclaves et de terres et ses conséquences sur l'offre,
la demande, et donc les prix, et par là les coûts de production, se sont
produits d'énormes transferts de richesse qui ont eu un effet très
important sur le tissu socio-économique romain, et par suite sur le
système politique, par le classique schéma marxiste
infrastructure/superstructure (oui, en Histoire Marx a inventé des
outils intellectuels de grande valeur).
Montesquieu a donc fait un travail d'analyse très riche, limité
principalement par le manque d'informations et d'outils propres à son
époque. En science, c'est le rôle des successeurs que de reprendre les
intuitions intéressantes de leurs aînés avec les nouveaux instruments à
leur disposition et de se demander si cela donne des résultats valables.
Le drame de Montesquieu est d'avoir été éclipsé par Gibbon qui était
peut-être un historien plus appliqué dans le détail, mais certainement
moins trapu pour ce qui est de l'analyse historique, la réflexion sur
les causes et les conséquences, la théorisation des « couches » de
l'Histoire. Gibbon a repris l'idée de « décadence de la vertu civique » de
Montesquieu mais sans bien la comprendre: la meilleure preuve de cela
est qu'il commence son histoire par le règne de Trajan, qu'il estime
être l'âge d'or de Rome, alors que pour Montesquieu à ce moment la vertu
civique avait déjà complètement disparu, avec l'avènement de l'Empire.
Hélas, les historiens ont une sorte de préférence instinctive pour les
gros livres détaillés au détriment des livres courts mais riches
intellectuellement. Ils ont donc réfléchi au problème tel que posé par
Gibbon, et non par Montesquieu.
La notion d'individu est-elle antique ou moderne?
DT:
Benjamin Constant distinguait deux formes de liberté: la liberté des
anciens (collective) et la liberté des modernes (individuelle). Et vous
dites qu'en fait, ces deux libertés ont existé dans le monde antique.
Mais qu'est ce qui permet d'affirmer que la notion d'individu existait
vraiment à Rome avant l'apparition du christianisme auquel on la
rattache traditionnellement?
PF:
Benjamin Constant, ainsi que d'autres auteurs comme Frédéric Bastiat,
avaient une image assez faussée de la Rome primitive et de son rapport
au droit et à la propriété. Il faut dire que leur science de Rome était
celle d'avant Mommsen et l'école allemande, or notre connaissance de la
Rome primitive a énormément progressé depuis.
Je ne dis pas que la notion d'individu des Romains était exactement la
même qu'après le christianisme, mais l'essentiel de la notion juridique
d'individu, elle, est là. Bien sûr l'individu romain, c'est avant tout
le citoyen, et la notion peut être encore vue comme collective en cela
que sous l'idée de citoyen se rassemblent son épouse, ses enfants, ses
esclaves qui n'ont pas d'autonomie juridique. Mais la notion est bien
individuelle en ce que le citoyen est une personne individuelle, et que
les autres ne sont rattachés qu'à son droit, mais ne sont pas vus comme
étant la même personne. Autrement dit, ce qu'a réellement apporté le
christianisme ce n'est pas la notion d'individu, c'est la notion
d'égalité entre les individus, qui fait que dans notre société moderne
chaque personne humaine a la citoyenneté en propre, que nul n'appartient
à un autre, comme esclave ou conjoint, que nul ne tire son droit d'un
autre: si vous êtes étranger marié à un Français et que vous êtes accusé
de délit, ce n'est pas en tant qu'époux d'un Français que vous aurez
droit à une défense, avec un avocat, mais en tant que personne humaine.
L'apport du christianisme est là, pas dans l'existence de droits
attachés à une individualité, mais à sa généralisation sans condition
autre que l'appartenance au genre humain.
La République romaine, une première forme de libéralisme?
DT: À Rome, la liberté et les droits n'étaient-ils pas l'apanage
d'une petite minorité?
PF: Non, en ce sens que tout homme libre majeur et dont le père –
celui dont il tirait sa citoyenneté par naissance – était mort
bénéficiait de la citoyenneté sui iuris, en droit propre. Or, à
une époque où l'espérance de vie était de 35 ans, rares étaient ceux qui
restaient longtemps « dans la main » de leur père. De son vivant, celui-ci
avait droit de vie et de mort sur les siens, mais il faut voir que ce
droit de vie et de mort de votre père sur vous signifiait largement une
absence de droit de vie et de mort de l'État sur vous, car le pater
familias, vis-à-vis de l'État, couvrait ses propres « sujets » de son
droit de citoyen, ils en bénéficiaient donc indirectement.
On peut penser que les gens sont plus libres si leur droit de vivre
dépend de leur géniteur que s'il dépend de l'État! Tout ceci est
d'autant plus vrai au début de la République où il y a très peu
d'esclaves, et où, par conséquent, la maisonnée qui se trouve sous
l'autorité du pater familias est composée principalement de
parents, épouse et enfants pour lesquels il y a une bienveillance
naturelle. Il faut donc se défaire de l'idée qu'on se fait de ce « droit
de vie et de mort » comme quelque chose de monstrueux: la plupart des
individus, aussi normaux que vous et moi, vivaient une vie de famille
paisible.
DT:
La république romaine était oligarchique et non démocratique. Pourtant,
elle protégeait les libertés civiles. Pensez-vous que le libéralisme
puisse coexister avec des régimes politiques non-démocratiques? Et
jusqu'à quel point?
PF:
On croit depuis longtemps que la démocratie est nécessaire à préserver
la liberté. Cette idée n'est pas complètement fausse en ce qu'elle
découle du raisonnement suivant: si les décisions de gouvernement sont
prises collectivement par des individus aux droits garantis, ceux-ci ne
vont pas scier la branche sur laquelle ils sont assis et vont utiliser
le pouvoir pour préserver leurs libertés, non les amputer. Mais ce
raisonnement est vicié car il ignore que tous les individus n'ont pas le
même intérêt à la démocratie: des groupes peuvent vouloir s'en servir
pour lutter contre des inégalités qu'ils assimilent à des injustices.
Dans ce cas, la démocratie devient un régime de redistribution.
Il est compliqué de dire exactement ce qu'était la République romaine.
C'était plus précisément une oligarchie contrôlée par des assemblées
populaires. Mais la vraie garantie de la liberté était dans la
sacralisation des libertés individuelles, dans une proportion qu'à mon
sens on n'a retrouvé depuis que dans la déférence américaine devant les
amendements à la Constitution. Le droit, en garantissant des libertés
inaliénables très importantes, réduisait à très peu de choses la sphère
d'intervention possible de l'État. Quand vous êtes dans ce type de
configuration, peu importe qui dirige: une oligarchie, une démocratie ou
une monarchie, puisque son pouvoir est de toute façon très restreint.
En résumé, ce qui compte n'est jamais qui exerce le pouvoir, mais quelle
est l'étendue du pouvoir. Ce qui paraît en revanche assez constant,
c'est que les régimes démocratiques ont une tendance plus forte à
ralentir la croissance, assez inexorable, du pouvoir que les autres
régimes. C'est pour cela qu'on peut penser que, en présence d'un État,
la combinaison la plus favorable à la liberté est: 1) pouvoir très
limité par des droits individuels larges et garantis; et 2) un pouvoir
confié à un assentiment du peuple.
*Texte d'opinion publié le 13 octobre 2014
sur 24hGold.
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