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Entretien avec Jacques de Guenin
sur Bastiat, l'ATTAC, l'assistance aux plus démunis,
l’anarchisme libéral
et La Fayette* | Version imprimée |
par
Grégoire Canlorbe** |
Le Québécois Libre, 15 octobre
2014, no 325
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/14/141015-3.html
Jacques de
Guenin est un économiste et militant libéral français. Il est ingénieur
de formation, ancien élève de l'École des Mines de Paris et titulaire
d'un Master of Sciences de l'Université de Berkeley (Californie). Il a
fait, à partir de 1958, sa carrière professionnelle au sein d'Exxon
Mobil puis de PSA Peugeot-Citröen, dont il était l'un des dirigeants
avant sa retraite en 1993. Il est membre du comité directeur de Liberté
Chérie et administrateur de l'ALEPS (voir plus bas). Il est également
membre de l'International Society for Individual Liberty (ISIL). Élève
de deux prix Nobel d'Économie (Maurice Allais et Robert Solow), il a
publié lui-même divers travaux dans cette discipline.
1.
Frédéric Bastiat figure parmi vos auteurs de prédilection, que vous
citez fréquemment et que vous tenez en très haute estime. Sous quelles
circonstances et pour quelles raisons avez-vous découvert l’oeuvre de
Frédéric Bastiat? Avez-vous instantanément reconnu son génie après avoir
commencé de le lire?
Je fais
partie d'un Cercle libéral qui s'appelle l'Association pour la liberté
économique et le progrès social (ALEPS). En 1983, l'ALEPS organisa un
colloque sur Frédéric Bastiat. Parmi les orateurs, il y avait Florin
Aftalion, Henri Lepage et Leonard Liggio. MM. Aftalion et Lepage
racontèrent comment ils avaient découvert Bastiat par hasard au cours
d'un voyage aux États-Unis. M. Liggio, professeur à l'Université George
Mason, l'Université de Washington D.C., parla d'abondance de Bastiat,
qu'il connaissait parfaitement. J'appris ainsi qu'aux États-Unis on
trouvait couramment l'essentiel de son oeuvre, alors qu'elle était
depuis longtemps introuvable en France.
Au cours de
ce colloque, j'appris que Bastiat était Landais, né à Bayonne mais venu
ensuite s'installer à Mugron, petite ville des Landes. À l'époque,
j'étais un « habitant de Saint-Loubouer (Landes) travaillant à Paris » et
je passais par Mugron pour aller prendre le train à Dax, me demandant
chaque fois quel était le personnage dont le buste trônait au centre de
la rue principale. Suite au colloque, je me suis dit: « est-ce que ce ne
serait pas Bastiat? » La fois suivante, je m'arrêtais devant la statue:
c'était bien lui! Je me mis donc à lire Bastiat – d'abord en anglais
puisqu'on ne le trouvait plus en France, puis en français lorsque j'ai
trouvé ses oeuvres complètes chez un bouquiniste de la Rue de Seine.
Je fus
émerveillé de découvrir, derrière l'économiste, un philosophe et un
homme politique, bref un humaniste dans toute l'acception du terme, qui
avait prévu et parfaitement expliqué ce que notre pays jacobin allait
subir au cours de notre siècle: l'accroissement indéfini de l'État et la
déresponsabilisation de l'individu. Depuis, j'ai constaté que La Loi,
son chef-d'oeuvre, a été traduit dans de nombreuses langues, notamment
en anglais, allemand, hollandais, suédois, norvégien, turc, kenyan,
anglais (Indes), guatémaltèque, sanscrit (Bengladesh), chinois, coréen.
La loi s'est vendue jusqu'ici à plus d'un million d'exemplaires
aux États-Unis et continue de s'y vendre au rythme de quelque 15 000
exemplaires par an!
J'enrageais
de penser que le seul Landais de dimension véritablement universelle en
dehors de Saint-Vincent de Paul était inconnu de ses compatriotes. Aussi
je fondai le Cercle Frédéric Bastiat en 1990 et j'entrepris, avec
quelques personnes, une réédition thématique de son oeuvre, enrichie de
quelques textes découverts par M. Paul-Dejean, qui ne figuraient pas
dans l'oeuvre originale.
2. Vous
savez sans doute que Schumpeter, dans son Histoire de l’analyse
économique, avait carrément mis en cause le caractère scientifique
des travaux de Bastiat, en arguant que celui-ci fut seulement un
journaliste de génie.
Écoutons Schumpeter à ce sujet: « Le cas de Frédéric Bastiat a été monté
en épingle, de façon excessive, par des critiques impitoyables. Or son
histoire est tout simplement celle du baigneur qui s’amuse en eau
profonde, et puis s’éloigne et se noie. Je ne soutiens pas que Bastiat
était un mauvais théoricien, je soutiens que ce n’était pas un
théoricien. »
Vous êtes, j’imagine, d’une autre opinion que celle de Schumpeter.
Pourriez-vous en toucher quelques mots?
Il ne faut
pas exagérer cette citation de Schumpeter, d'autant qu'il a dit aussi
que Bastiat était en fait « le plus brillant journaliste économique qui
ait jamais vécu ». Il voulait dire que Bastiat n'avait pas écrit de
traité de théorie économique comme le font les universitaires, mais
qu'il réagissait surtout aux événements par des articles géniaux par
exemple dans Le Journal des Economistes ou le journal Le Libre
Echange.
Voici
quelques citations sur Bastiat d'autres économistes de grande
réputation:
Friedrich
Hayek,
dans sa préface à l'un des trois livres de Bastiat publiés par la
Foundation of Economic Education, Selected Essays on Political
Economy: He was a publicist of genius… …Nothing
illustrates this better than the celebrated title of the first essay in
the present volume: what is seen and what is not seen… No one has ever
stated in a single phrase the central difficulty of a rational economic
policy and, I would like to add, the decisive argument for economic
freedom.
Ludwig von
Mises,
dans son livre Le Libéralisme: Il convient de lire les
OEuvres Complètes de Frédéric Bastiat. Bastiat était un brillant
styliste, de sorte que la lecture de ses écrits constitue un véritable
plaisir… Sa critique de toutes les tendances protectionnistes et
assimilables reste encore aujourd'hui pleinement valide. Les
protectionnistes et les interventionnistes n'ont pas été en mesure
d'avancer un seul argument pertinent et n'ont pu donner aucune réponse
objective. Ils ont simplement continué à bégayer « Bastiat est
superficiel. »
Murray
Rothbard:
Claude Frédéric Bastiat... est le plus illustre des économistes
français libéraux. En vérité, Bastiat était un écrivain lucide et
superbe, dont les fables et les essais, démolitions dévastatrices du
protectionnisme et de l'intervention de l'État dans l'économie, sont
toujours aussi actuels. Il était vraiment un avocat étincelant du
marché... Bastiat était également un fin analyste politique. Attaquant
le parasitisme croissant de l'État, il le dénonce comme « cette grande
fiction à travers laquelle tout le monde cherche à vivre aux dépens de
tout le monde ». Et dans La Loi, il explique que l'État devrait se
borner à défendre les personnes, les libertés, et les propriétés, contre
la violence. Aller au-delà ne peut qu'attenter aux libertés et à la
prospérité... Bien que souvent loué comme vulgarisateur de talent,
Bastiat a été systématiquement sous-estimé comme théoricien.
Dean
Russell:
Frédéric Bastiat, 1801-1850, est généralement considéré comme un
économiste. Mais comme je l'ai montré dans mon livre sur sa vie son
oeuvre et son influence, sa véritable renommée est due à son analyse du
gouvernement – aussi bien dans son organisation que dans sa philosophie.
Malgré cela, sa contribution à l'économie fut considérable,
particulièrement dans le domaine du libre-échange.
Dr Detmar
Doering,
directeur
de l'Institut Friedrich Naumann Stiftung (Postdam): On peut se fier
au verdict de ses contemporains, qui le considéraient manifestement
comme l'un des plus importants penseurs de la théorie économique. [...]
On peut trouver dans son oeuvre nombre de corrections sensées aux
doctrines des classiques anglais de l'époque. Bastiat, qui admirait
pourtant la politique anglaise et le mouvement anglais en faveur du
libre-échange, faisait davantage confiance, pour la théorie, aux
économistes classiques français, des physiocrates à Jean-Baptiste Say.
3. Vous
avez étudié et suivi de près l’association ATTAC, qui jouit d’une
importante audience médiatique et qui popularise l’idée selon laquelle
la mondialisation capitaliste serait responsable de tous les maux, ou
presque, du monde actuel.
Parmi les
militants d’ATTAC, il est notamment très en vogue d’affirmer que les
intérêts des entrepreneurs et des salariés tendent naturellement à être
antagoniques, à moins d’une intervention de l’État dans l’économie pour
« équilibrer » les relations entre ces deux groupes sociaux. L’argument
généralement avancé est que les entrepreneurs tendent spontanément à
payer les travailleurs à un simple salaire de subsistance, condition à
laquelle ils peuvent maximiser leur profit. Qui plus est, il existerait
un complot permanent des entrepreneurs pour organiser de concert un sous
emploi de masse, en sorte d’avoir tout pouvoir sur la main-d’oeuvre.
À l’heure
de la mondialisation capitaliste, ceci expliquerait pourquoi les grandes
firmes sont friandes des délocalisations dans les pays émergents, où les
travailleurs bénéficient de moins de protections juridiques que ceux des
pays développés. En l’absence du salaire minimum et des diverses
réglementations pesant sur le marché du travail dans les pays
développés, les grandes firmes pourraient « exploiter » à coeur joie les
travailleurs des pays émergents.
Que
rétorqueriez-vous à ces propos qui ont le vent en poupe?
Je pense
qu'il s'agit simplement de propos de gens qui répètent comme des
perroquets des slogans idéologiques qu'ils n'ont jamais pris la peine de
vérifier. Je l'ai montré avec précision dans mon livre ATTAC, ou
l'intoxication des personnes de bonne volonté. Je vous y renvoie car
le faire au cours de cette interview exigerait de longs développements.
Je me contenterai ici de résumer en quelques phrases les principales
démonstrations:
- Tout argent dépensé par l'État pour créer des emplois détruit d'autres
emplois quelque part ailleurs dans l'économie en nombre encore plus
grand.
- En régime de liberté économique, il n'y a pas de chômage. Les
entreprises sont en concurrence les unes avec les autres pour satisfaire
leurs besoins de main-d'oeuvre, et les salaires croissent régulièrement.
Ceci est confirmé par l'expérience, comme le montre l'étude annuelle de
Heritage Foundation: Index of Economic Freedom, disponible sur le
Web. Les déclarations débiles des hommes politiques sur ce sujet
montrent leur illettrisme économique.
- Investir dans un pays pauvre, c'est apporter un savoir-faire
indispensable au développement des ressources locales, fabriquer des
biens ou des services qui n'existent pas localement, créer des emplois,
contribuer à élever les niveaux de vie.
Les multinationales sont toujours bienvenues lorsqu'elles investissent
quelque part: elles sont non seulement sollicitées par les hommes
politiques au pouvoir, mais recherchées par leurs employés, et aimées
par leurs clients. Ces vérités simples et indiscutables réduisent à
néant le mythe de sociétés qui exploitent les peuples.
4. Vous
décrivez les militants de l’association ATTAC comme des personnes « de
bonne volonté » mais victimes d’une « intoxication » idéologique. Comment
expliquer, selon vous, leur crédulité excessive? D’une manière générale,
quelles leçons sociologiques, humaines et politiques tirez-vous de votre
étude du mouvement ATTAC?
Les
dirigeants d'ATTAC – mais pas forcément les militants de base –
sont de purs idéologues, d'indécrottables marxistes, soit communistes,
soit trotskystes, et qui n'ont qu'un objectif, démolir la démocratie
libérale et le système capitaliste. Mais ils ont compris qu'ils ne
pouvaient plus séduire les gogos avec la vulgate marxiste. Le
communisme, qui fut l'immense espoir de toute une génération, a donné
naissance aux régimes les plus abjects de toute l'histoire de
l'humanité, en URSS, en Chine, au Vietnam, au Cambodge, en Corée du
Nord, à Cuba, et autres lieux. Lorsque la vérité sur ces régimes a
explosé, les communistes de base, qui avaient tant donné
d'eux-mêmes pour promouvoir leurs croyances, ont souffert en silence et
avec dignité. Le génie des dirigeants d'ATTAC a consisté à les récupérer
en exploitant leur crédulité et en lui donnant un point d'application
nouveau, au mépris, classique chez les dirigeants communistes, de la
vérité. ATTAC est donc d'abord une voiture balai qui tente de récupérer
les communistes et les gauchistes perdus, avides de retrouver leur
idéologie.
Ils ne se
bornent cependant pas à ceux-là. Pour attirer à eux les idiots utiles de
bonne volonté – pour employer une expression de Lénine –, ils font
vibrer la fibre sensible de l'aide aux pays pauvres. Mais ils se moquent
éperdument des modalités pratiques qu'il faudrait mettre en oeuvre pour
sortir les pays pauvres de leur misère. La seule chose qui les intéresse
vraiment est la reprise, sous des habits neufs, du vieux combat contre
le capitalisme.
Ils
réécrivent en permanence l'histoire contemporaine dans leurs
publications, dont la plus distinguée est Le Monde
diplomatique, très prisé chez les étudiants. On y interprète à
longueur de numéro tous les malheurs de la pauvre humanité souffrante
comme le résultat du capitalisme, de préférence américain. Une revue sur
papier glacé, agréablement illustrée, Alternatives Economique,
adopte un ton plus modéré propre à plaire aux professeurs. De nombreuses
statistiques font sérieux. Mais les statistiques sont souvent partielles
et biaisées, et il faut être très fort et très tenace pour le déceler.
Derrière cette apparente objectivité se cache en réalité une idéologie
marxisante, antilibérale et pour faire bon poids, antiaméricaine.
Pourquoi me
suis-je intéressé à ATTAC? J'ai participé un temps aux réunions
d'Amnesty international à Mont-de-Marsan. Il y avait là surtout des gens
de gauche, mais je n'y prêtais pas attention car nous étions tout à fait
en harmonie sur nos objectifs: écrire aux dirigeants d'État pour leur
demander de libérer des prisonniers politiques. Beaucoup sont devenus
des amis.
En 2001, le
Cercle Frédéric Bastiat avait organisé un congrès pour le bicentenaire
de la naissance de Bastiat. Ce congrès, auquel assistaient 200 personnes
en provenance de 30 pays, avait été ouvert sur la place de Mugron par
Henri Emmanuelli, président du Conseil général des Landes. Un groupe de
militants d'ATTAC ont perturbé cette inauguration de diverses manières
qui ne brillaient pas par leur courtoisie vis-à-vis de visiteurs
étrangers, par exemple en chantant la chanson débile de José Bové et en
mettant un sac poubelle orné de billets de Monopoly sur le buste de
Bastiat. Mais parmi les manifestants, il y avait, Oh surprise!,
quelques-uns de mes amis d'Amnesty, très gênés lorsque je suis venu leur
serrer la main. J'ai donc essayé de comprendre leur motivation, ce qui
m'a amené à approfondir le phénomène ATTAC, et de fil en aiguille à
écrire mon livre.
ATTAC est
remplie de personnes de bonne volonté, dont on a exploité les
sentiments. Mon livre est une tentative pour leur ouvrir les yeux, et
pour éviter qu'ils ne manquent toute leur vie le train de la
connaissance, comme l'ont manqué leurs camarades de la génération
précédente imprégnés de la même idéologie. Mon respect pour les gens
d'ATTAC a surpris tous ceux qui ont lu mon livre et qui connaissaient
les tours pendables qu'ils m'ont joués. Mais il m'a fourni une occasion
agréable de parler de choses que je connais bien, et que manifestement
les militants d'ATTAC ne connaissent pas, tant on joue sur leurs
sentiments affectifs plutôt que sur une analyse sereine des faits.
5. Il
semble être communément admis, de nos jours, que nous avons moralement
droit à l’assistance de l’État. Exiger le démantèlement de
l’État-providence, voire simplement son amaigrissement, passe pour
foncièrement immoral et suscite la consternation. Qu’est-ce qui
justifie, selon vous, de prendre parti pour l’État-minimal (et de
plaider à l’encontre de l’État-providence)?
Je
commencerai par une citation de Bastiat:
Les mêmes
hommes qui, même pressés par la détresse, rougiraient de tendre la main
vers leurs semblables, perdent tout scrupule pourvu que l'État
intervienne et voile aux yeux de la conscience la bassesse d'un tel
acte. … Agriculteurs, manufacturiers, négociants, armateurs, artistes,
chanteurs, danseurs, hommes de lettres, fonctionnaires de tous ordres,
entrepreneurs, fournisseurs, banquiers, tout le monde DEMANDE, en
France… Afin de donner à ces dispositions, quelque peu abjectes,
l'autorité et le vernis d'un Système, on les a rattachées à ce qu'on
nomme le principe de la Solidarité, mot, qui ainsi entendu, ne signifie
autre chose que l'effort de tous les citoyens pour se dépouiller les uns
les autres, par l'intervention coûteuse de l'État.
(Paix et
liberté ou le budget républicain)
Notre
dignité d'être humain exige que chacun de nous, passé le stade de
l'enfance, crée au moins autant de ressources qu'il en consomme pour ses
besoins personnels. C'est un principe que l'éducation, celle donnée par
les parents ou celle donnée par l'école, devrait inculquer aux enfants,
et c'était effectivement le cas à une époque où le sentiment de la
dignité individuelle était une valeur honorée et incontestée.
Aujourd'hui, la plainte et l'excuse ont remplacé ce sentiment, avec les
résultats que l'on voit. Pour clôturer le tout, on a abandonné
l'enseignement de la morale à l'école.
Mais un
certain nombre d'êtres humains, handicapés à la naissance ou par la vie,
ne sont, pas plus que les enfants, en mesure de s'assumer complètement
eux-mêmes. La solidarité est la vertu morale qui consiste à les aider.
Nous disons bien aider, et non simplement assurer leur subsistance par
prélèvement anonyme sur d'autres. Les jeux olympiques pour handicapés
montrent à quel point les ressources de l'être humain sont grandes, et
le handicapé qui contribue partiellement à son existence en tire une
bien plus grande fierté que celui qu'on laisse sombrer dans l'assistanat
total. Les enfants eux-mêmes sont beaucoup mieux préparés à la vie s'ils
participent aux travaux domestiques, à des travaux bénévoles pour leur
collectivité immédiate, ou gagnent leur argent de poche.
Les
libéraux et les socialistes ont une vision complètement opposée de la
solidarité.
Pour le
libéral, la solidarité, la sollicitude vis-à-vis de ses semblables, sont
des vertus individuelles qui s'exercent directement ou au moyen de
libres associations: la solidarité qui s'exerce par exemple dans les
petites communautés, famille, villages, quartiers, lieux de travail, où
les gens se connaissent et s'impliquent. Lorsque le besoin de solidarité
dépasse le cercle des parents et connaissances, il s'exerce au moyen
d'associations qui s'assignent des objectifs concrets et s'efforcent de
les réaliser, ce qui est autrement efficace que les taxes sur les
billets d'avion distribuées à des tyrans corrompus sans se soucier
vraiment de l'usage qui en sera fait.
Pour les
socialistes, la solidarité consiste à faire redistribuer par l'État de
l'argent pris à d'autres. Cela n'a évidemment aucune valeur morale mais
donne bonne conscience. Pourquoi venir en aide directement à son
prochain, lorsqu'on a déjà payé l'État pour le faire?
6. Si
l'État ne systématisait pas l'assistance aux plus démunis, et si la
solidarité était seulement privée, est-ce qu'il n'y aurait pas des
malheureux qui passeraient entre les mailles du filet?
Voici
quelques éléments de réflexion sur cette question.
1. La « solidarité » administrative laisse en fait passer beaucoup de
malheureux entre les mailles du filet. Alors même qu'au fil des années
le PIB de notre pays n'a cessé de s'accroître, on ne peut plus se
promener dans Paris ou prendre une seule fois le métro sans rencontrer
des mendiants ou des personnes sans domicile fixe.
2. A contrario, dans les villages, autrefois, on ne laissait
tomber personne, comme s'en souviennent encore tous ceux qui ont vécu
dans un village avant la dernière guerre et il existait des sociétés de
secours mutuel. Depuis la guerre, la Sécurité sociale a rendu ces
associations sans objet.
3. Au 19ème siècle, où la solidarité était laissée à l'initiative
privée, la part de leur revenu que les gens consacraient à la charité
était beaucoup plus importante que celle qu'ils lui consacrent
aujourd'hui par l'intermédiaire de l'État. Et pourtant aujourd'hui comme
hier, chaque euro dépensé par la charité privée a un rendement très
supérieur à un euro dépensé par la charité publique: on est beaucoup
plus attentif à l'usage de l'argent quand c'est le sien qui est en jeu.
Des associations comme Médecins sans frontière, ou les Restaurants du
coeur, fournissent à tous leurs donateurs des informations beaucoup plus
précises sur l'usage qu'ils font de leur argent que l'État ne le fait
des sommes qu'il nous extorque. Les philanthropes qui dépensent leur
propre fortune, comme Bill et Melinda Gates ou Warren Buffet, sont
encore plus attentifs à l'usage qui en est fait.
Nous avons en France de superbes exemples de charité privée. Les Restos
du coeur bénéficient à 700 000 personnes, servent 90 millions de repas
par an, emploient 20 000 bénévoles. Le secours populaire compte 80 000
bénévoles. Le Secours catholique accueille chaque année 1,6 million de
personnes. Mais ce genre d'activité est beaucoup plus important dans les
pays où l'État ne cherche pas le monopole de la solidarité. En 2005, les
Américains ont donné 250 milliards de dollars pour des opérations
philanthropiques, soit 2% de leur PIB. Pour être aussi généreux, en
pourcentage du PIB, les Français auraient dû donner 36 milliards
d'euros. En fait, ils ont donné dix fois moins! Les « charities »
britanniques ont un budget égal à 21 fois celui des fondations
philanthropiques françaises.
La
conclusion est qu'il ne faut pas se tromper d'objectif: la solidarité
n'a pas pour but de réduire les inégalités, mais simplement le nombre
des pauvres. Tony Blair disait: « mon but n'est pas d'appauvrir les
riches, il est d'enrichir les pauvres ».
7. La
pensée libérale anarchiste, relativement récente et très en vogue aux
USA, prône la disparition de l’État et l’avènement d’une société basée
sur le principe de non coercition (prohibant toute atteinte à la vie et
aux biens des individus) et régie exclusivement par l’entreprise privée.
La plupart du temps, le principe de non coercition est lui-même posé
comme un droit naturel, i.e. qui se déduit de la nature humaine.
Quel regard portez-vous sur l’anarchisme libéral? Vous-même, ne vous
présentez pas directement comme un anarchiste libéral, est-ce à dire que
cette philosophie vous paraît peu pertinente?
Parmi les
grands libertariens qui se sont penchés sur cette question, un seul, à
ma connaissance, Murray Rothbard, a préconisé l'absence complète d'État.
David Friedman, fils de Milton, bien que lui aussi anarchiste, est un
peu moins catégorique. Ayn Rand a réfuté leur position dans son essai
The Nature of Government, où elle décrit l'État minimum et explique
pourquoi on ne peut raisonnablement s'en passer. Bastiat, de son côté a
décrit l'État minimum comme allant de soi:
Pour moi,
je pense que lorsque le pouvoir a garanti à chacun le libre exercice et
le produit de ses facultés, réprimé l'abus qu'on en peut faire, maintenu
l'ordre, assuré l'indépendance nationale et exécuté certains travaux
d'utilité publique au-dessus des forces individuelles, il a rempli à peu
près toute sa tâche.
La
démonstration la plus rigoureuse que l'on ne peut pas se passer d'un
État minimum est sans doute celle de feu Robert Nozick, professeur de
philosophie à Harvard dans son livre Anarchy, State and Utopia.
Ce livre est d'autant plus convaincant pour nous, libéraux, que pour
toutes les autres activités humaines, il démontre la nécessité d'un
retrait complet de l'État.
Nozick
s'appuie sur le second impératif catégorique de Kant: « Traitez toujours
une personne, vous ou une autre, comme une fin et jamais comme un
moyen. » Il s'appuie aussi sur le concept de propriété de soi, cher à
John Locke.
Or, si les
individus sont des fins en eux-mêmes et sont propriétaires d'eux-mêmes,
cela implique qu'ils ont des « droits », en particulier les droits à la
vie, à la liberté et au fruit de leur travail. Ces droits sont des
limitations aux actions des autres.
Il s'ensuit
que les impôts imposés par l'État pour financer ses divers programmes
est illégitime et immoral. C'est une sorte de travail forcé. En effet,
chacun des programmes étatiques, en donnant à certains citoyens une
partie de ce que vous gagnez, fait d'eux un propriétaire partiel de vous
et fait de vous un esclave partiel.
Pour
Nozick, le seul rôle d'un État qui soit moral est celui de vous protéger
via une police, une armée, et une Justice contre la violence, le vol, le
dol et la fraude. C'est l'État minimum.
On pourrait
penser que cet État minimum lui-même n'est pas moralement justifié dans
la mesure où il a besoin d'un minimum d'impôts pour exister. Cette
imposition n'exige-elle pas, elle aussi, un travail forcé? Voici le
raisonnement de Nozick:
Supposons
une certaine aire géographique dans laquelle il n'y aurait pas d'État.
Chaque habitant devrait alors protéger lui-même ses droits à la vie, la
liberté et la propriété. Comme cela prendrait du temps et serait
difficile, des gens formeraient des associations volontaires dans
lesquelles chacun assurerait à tour de rôle la protection des autres et
la punition de ceux qui violeraient leur droit, selon des normes
établies par l'association. Tôt ou tard, certains membres décideraient
de s'investir à plein temps dans cette activité en créant une entreprise
qui offrirait ses services aux autres membres moyennant une
rémunération. D'autres personnes pourraient créer des firmes
concurrentes et un libre marché des services de protection se créerait.
Inévitablement, ce processus engendrerait une firme dominante ou une
confédération de firmes, car chacun jugerait que pour sa protection il
ne peut se confier qu'à la firme la plus puissante et la plus efficace.
Si plusieurs firmes de même dimension et qualité coexistaient, elles se
coordonneraient forcément pour traiter les conflits entre leurs clients
respectifs. Si le client d'une firme accuse le client d'une autre
d'avoir violé ses droits, cette dernière devra défendre son client et ce
genre de conflit risque d'être très couteux pour les deux firmes. Il est
inévitable qu'elles mettent au point des règles de résolution de
conflits et des procédures d'arbitrage, un peu comme le font
spontanément les compagnies d'assurance pour les accidents de voiture.
Nous voyons, nous dit Nozick, que cette firme (ou confédération de
firmes) dans une société anarchiste, devra pour faire son travail
posséder l'équivalent d'une police, d'une armée et d'une justice. C'est
un grand pas vers un État. Mais à ce stade c'est toujours une société
privée et non un gouvernement.
Comment
cette société de protection traitera-t-elle avec des indépendants: ces
individus qui ne retiendront aucune firme, assureront eux-mêmes leur
protection et défendront eux-mêmes leurs droits? La firme les
laissera-t-elle punir un de ses clients? Ce ne serait ni juste ni moral,
puisque la firme doit protéger les droits de ce client, et notamment le
droit de ne pas être arrêté, jugé et puni plus sévèrement que sa faute
ne le justifie. Bien sûr, il se peut que ce client soit effectivement
coupable, mais tant que la firme ne sait pas jusqu'à quel point il est
coupable, elle ne peut pas permettre qu'il soit puni. Il revient à elle
seule de décider quel est le degré de culpabilité de son client et de le
punir selon ses propres règles.
Ce faisant,
la firme a revêtu une autre des caractéristiques d'un État: le monopole
de l'usage de la force. Mais elle ne respecte pas les droits de
l'indépendant. Car bien qu'elle ait à bon droit empêché l'indépendant de
punir son client de peur qu'il ne mette en oeuvre une punition
excessive, elle l'a ipso facto dépourvu du droit de se défendre.
Pour éviter une injustice vis-à-vis de l'indépendant, elle doit
compenser le tort qu'il a subi. En d'autres termes, elle doit défendre
son droit à lui de la même manière qu'elle défendrait ceux de ses
clients. Elle peut donc légitimement le débiter pour cette protection,
mais seulement du montant que cela lui aurait coûté s'il s'était défendu
lui-même.
Le résultat
de ce processus est que la firme a acquis encore une autre
caractéristique de l'État: la protection de toutes les personnes situées
à l'intérieur de son domaine. De plus, en débitant tout le monde pour
cette protection, elle s'engage dans une sorte d'imposition, bien que
ses clients aient payé volontairement leur cotisation, et que les
indépendants n'aient payé que le montant qu'ils auraient dû dépenser de
toute manière pour leur protection.
Un État
minimum émergera donc fatalement d'une société anarchiste, pour des
raisons pratiques aussi bien que morales et sans violer le droit de la
propriété de soi. (La partie de cette réponse relative à Nozick emprunte
beaucoup à Wikipedia).
8. Vous ne
faîtes pas mystère de votre admiration pour le marquis de La Fayette, à
qui vous avez consacré de nombreuses conférences. Pourriez-vous en
quelques mots présenter les raisons de votre engouement pour cette
figure du libéralisme français? Quels enseignements universels
pouvons-nous tirer de la vie, du combat et de la philosophie personnelle
de La Fayette?
Je suis
allé une vingtaine de fois aux États-Unis pour un temps total d'un an et
demi et j'ai parcouru 40 États sur les 50. Je n'ai donc pas pu ne pas
m'apercevoir de la véritable vénération qu'ont les Américains pour
Lafayette (ainsi qu'ils l'écrivent).
Il y a aux États-Unis une montagne, des centaines de
villes, de comtés, de places, d'écoles, d'églises, de rues et même un
sous-marin atomique qui portent son nom sous une forme ou sous une
autre. Les portraits de La Fayette et Washington sont suspendus des deux
côtés de l'estrade de la chambre des représentants. La Fayette a aussi
son portrait dans la National Portrait Gallery. Il a son buste dans la
pièce ronde du capitole de Richmond, en compagnie des premiers
présidents des États-Unis. Sa statue est également présente dans de
nombreux endroits, notamment au « Lafayette Square », situé immédiatement
derrière la Maison Blanche, à Washington. L'Association American
Friends of La Fayette (AFL) est toujours vivante.
Aujourd'hui, il est enterré au cimetière de Picpus, près de sa femme,
sous un drapeau français mais aussi un drapeau américain que l'ambassade
des États-Unis vient renouveler tous les ans le 4 juillet, jour de la
fête nationale de l'indépendance.
J'ai essayé
d'approfondir les raisons de cette vénération, et j'ai adhéré à l'AFL.
J'ai ainsi découvert les extraordinaires performances américaines du
personnage pendant la guerre d'indépendance. Puis j'ai découvert tout le
talent qu'il a déployé en France dans son combat inlassable pour les
libertés, pendant la Révolution, l'Empire et la Restauration. On ne sait
guère en France qu'il faisait partie de la commission qui a établi la
Déclaration des droits de l'Homme et qu'il en a écrit la première
mouture, encore plus libérale que celle qu'a finalement retenue la
commission.
Six mois
avant sa mort, il a écrit une phrase qui résume parfaitement sa vie:
« Aucun obstacle, aucun mécompte, aucun chagrin ne me détourne ou me
ralentit dans le but unique de ma vie: le bien-être de tous, et la
liberté partout. »
9. Dans son
Introduction aux Harmonies économiques, Bastiat s’adresse en ces
termes à la jeunesse: « Amour de l'étude, besoin de croyances, esprit
dégagé de préventions invétérées, coeur libre de haine, zèle de
propagande, ardentes sympathies, désintéressement, dévouement, bonne
foi, enthousiasme de tout ce qui est bon, beau, simple, grand, honnête,
religieux, tels sont les précieux attributs de la jeunesse. C'est
pourquoi je lui dédie ce livre. C'est une semence qui n'a pas en elle le
principe de vie, si elle ne germe pas sur le sol généreux auquel je la
confie. »
Dans quelle mesure pensez-vous toujours d’actualité les espoirs placés
par Bastiat en la jeunesse? La France et plus généralement le monde
ont-ils évolué d’une manière qui rendrait cette profession de foi peu
pertinente de nos jours?
Oui et non.
Je pense qu'il y a au départ chez les enfants un potentiel correspondant
à ce que dit Bastiat. Mais la suite de leur existence dépend de ce
qu'ils apprendront, de leur famille, de l'école, et de la société.
Lorsqu'ils auront atteint l'âge de lire Bastiat, une grande partie
d'entre eux – mais pas tous –, auront subi les déformations engendrées
par le nazisme, l'antisémitisme, le communisme, le socialisme,
l'envahissement de l'État-providence, la propagande antilibérale, le
développement sournois de l'Islamisme, etc. Je ne peux dire quelle est
la proportion de ceux qui auront gardé intactes les qualités que Bastiat
attribue à la jeunesse. Raison de plus pour ne pas faiblir dans la
diffusion de la philosophie libérale.
10. Cher
Monsieur, notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter
quelques mots?
J'ai
éprouvé beaucoup de plaisir à répondre à vos questions, qui couvrent
quelques-unes des interrogations qu'ont les gens au sujet du
libéralisme. Mais il ne faut pas oublier que le libéralisme est un tout,
dont toutes les facettes, la morale, la vie en société, l'économie, se
déduisent les unes des autres par une logique implacable, comme je l'ai
démontré, je crois, dans mon livre Logique du Libéralisme.
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*Entretien d'abord publié le 8 septembre 2014
sur le site de l'Institut
Coppet. **Grégoire
Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec des sympathies
libertariennes. |