Entretien avec François-René Rideau sur l'État-providence, Hans Hermann Hoppe,
et les dictatures – Seconde
partie |
François-René
Rideau est un informaticien français. Parmi les sites qu'il anime,
Bastiat.org est
consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat,
Le Libéralisme, le vrai
contient ses essais, et
Cybernéthique est son blog apériodique.
5.
On reproche souvent aux libertariens de prôner une forme subreptice
d'eugénisme. Le démantèlement de l'État-providence aurait pour effet,
avance-t-on, de condamner les plus fragiles et les plus démunis à
dépendre de la charité d'autrui, très hypothétique. Les paralysés, les
handicapés mentaux, les vieillards victimes d'Alzheimer, les enfants
abandonnés à la naissance, ne pouvant plus compter sur le filet de
sauvetage garanti par l'État-providence, leur sort dépend in fine de la
bonne volonté des membres de la société. Ceux qui n'ont pas la chance de
bénéficier de la générosité d'autrui sont tout simplement laissés pour
compte.
La société rêvée par les libertariens, c'est un monde où seuls les plus
forts et les plus chanceux survivent. C'est l'expression la plus pure du
darwinisme social. Que rétorqueriez-vous à ce discours assez répandu?
Ces reproches faits au libéralisme encore une fois reflètent la délétère
mentalité d'esclaves propagée par les étatistes, et inversent la
réalité. C'est bien le libéralisme, responsabilisateur, qui favorise la
prospérité et la générosité et secourt les pauvres, cependant que
l'état, déresponsabilisateur, apporte la ruine et le repli sur soi et
fabrique les pauvres. Quant à l'eugénisme, il a mauvaise presse suite à
la défaite des nazis et de leur eugénisme d'état (mais si celui-là fut
notoire, il n'était malheureusement pas le seul); cependant, le
problème avec l'eugénisme d'état, ce n'est pas l'eugénisme, qui est un
bien, mais l'état et sa violence criminelle; d'ailleurs l'eugénisme
d'état n'a d'eugénisme que le nom, car l'état est profondément
dysgénique.
Les étatistes attendent leur salut d'êtres soi-disant supérieurs, les
politiciens, source de tout bien, dont ils arroseraient la société de
haut en bas; concurremment, les mêmes étatistes projettent sur leurs
concitoyens le même modèle d'individu méprisable, dépendant, tricheur,
qu'ils ont développé pour eux-mêmes. Les libéraux, au contraire,
comprennent que toute générosité apparente de la part des dirigeants
n'est que la corruption de la générosité des citoyens, qui s'exprimerait
bien mieux sans cet intermédiaire monopoliste. Si une majorité de
citoyens était contre cette aide, comment un état démocratique
l'accorderait-elle? Et puisqu'il est établi qu'une majorité de citoyens
est favorable à une aide pour ces faibles, que leurs fonds ne
seraient-ils pas mieux employés s'ils n'étaient pas prélevés par
l'impôt, si une large part des fonds n'était pas captée par des
parasites ou détruite par des décisions incompétentes voire employée à
tuer des innocents, avec petite fraction finalement dépensée dans le but
charitable par une bureaucratie irresponsable, ou bien selon des règles inhumaines, ou bien avec une discrétion bien trop
humaine.
Les hommes de l'état sont-ils des anges supérieurs humbles et
désintéressés, comme le veut la mythologie étatique? Ou sont-ils des
sociopathes capables de mentir impudemment et d'user envers autrui de
violence parfois meurtrière, sans sourciller voire avec plaisir, comme
le démontre chaque jour la réalité? Laquelle de ces deux attitudes mène
naturellement à former des cliques qui grimpent les échelons du pouvoir,
accumulent de l'influence et de la richesse, ou accaparent des
subventions, via le monopole légal de la violence? Car c'est là le
dysgénisme consubstantiel à tout état: il favorise ces individus et ces
groupes qui partagent certains traits psychologiques très
caractéristiques, et favorise un segment bien identifié de la
population, les prédateurs politiques; et ceci se fait au détriment
d'un autre segment bien identifié, les producteurs économiques. Les
politiciens égalitaristes parmi eux ont un effet encore pire, car en
subventionnant « également » toutes les naissances et toutes les vies, ils
favorisent les familles qui de génération en génération se conduisent en
parasites en faisant des enfants qu'ils ne peuvent pas nourrir, au
détriment des familles prudentes qui se retiennent de faire des enfants
avant de s'être assuré de pouvoir produire les ressources pour les
élever.
Non seulement l'état est dysgénique, mais il est menteur. Pour citer
Nietzsche: « Mais l'état ment dans toutes ses langues du bien et du
mal; et, dans tout ce qu'il dit, il ment – et tout ce qu'il a, il l'a
volé. Tout en lui est faux; il mord avec des dents volées, le hargneux.
Même ses entrailles sont falsifiées.
Une confusion des langues du bien et du mal – je vous donne ce signe,
comme le signe de l'état. En vérité, c'est la volonté de la mort
qu'indique ce signe, il appelle les prédicateurs de la mort! Beaucoup
trop d'hommes viennent au monde: l'état a été inventé pour ceux qui
sont superflus! »
Quand l'état se prétend eugéniste, il ment; il utilise ce prétexte pour
commettre des crimes à grande échelle, mais ni les moyens employés ni
les résultats n'ont rien d'eugénistes; à peine le discours a-t-il de
vagues slogans superficiellement eugénistes. De même, quand, au lieu du
pool génétique, il prétend bénéficier aux pauvres (qu'il protègerait des
riches), aux riches (qu'il protègerait des pauvres), aux
nationaux (qu'il protègerait des étrangers), aux étrangers (auxquels il apporterait la
civilisation), aux travailleurs (qu'il protègerait du chômage), aux
chômeurs (qu'il protègerait de la nécessité de travailler), aux malades
(qu'il soignerait), aux bien-portants (dont il diminuerait les frais
d'assurance), ou à quiconque d'autre que ses agents criminels. L'état
est intrinsèquement une organisation criminelle (s'il a jamais cessé de
l'être, j'aimerais qu'on me dise à quel moment béni, depuis les meurtres
de masse qui ont fondé chacune de ses incarnations, il a changé de
nature, alors même que ses politiques restent continument similaires;
ce sera un moment à célébrer chaque année); et le crime, opération à
somme négative, ne bénéficie au mieux qu'au criminel, et encore
seulement s'il ne se fait pas prendre (ce à quoi l'état certes aide
fortement) et seulement s'il a la chance d'être vainqueur (et la course
au pouvoir a plus de perdants que de gagnants).
En matière de soi-disant aide comme en toute autre matière, l'état
détruit l'initiative privée, établit à sa place un monopole inefficace
et onéreux qui rendra toute réforme impossible, et empêche toute
comparaison entre propositions alternatives et donc toute amélioration.
Or les dons caritatifs privés dans les pays relativement libres (Suisse,
États-Unis) dépassent en proportion la somme des dons privés et « publics » dans
les pays où l'état prétend s'occuper de tout (France), effet multiplié
par la prospérité aussi supérieure dans ces pays, donc plus d'argent
pour moins de gens dans le besoin – et cela n'a rien « d'hypothétique ».
Ce n'est pas qu'une question de moyens:
une avalanche de moyens employés à mauvais escient n'arrivera pas au but,
mais au contraire pourra empirer les choses plutôt que de les améliorer,
en sus d'être un gâchis de ressources qui ne pourront pas être employées
ailleurs; et la nature même du monopole est que les moyens seront
détournés des buts multiples et variés des citoyens et de leur dynamique
d'amélioration par la concurrence pour ne satisfaire que les seuls buts
des monopolistes et leur établissement d'une « crise » permanente qui ne
fait qu'empirer au fur et à mesure qu'on y déverse davantage de
ressources comme « solution » aux problèmes dont il est en fait la cause.
Pour rappeler le mot de Robert LeFevre, « l'état est une maladie qui se
déguise en son propre remède ».
La faillite pédagogique, financière et morale de l'éducation « publique »
en est un exemple dans la plupart des pays où elle existe: machine à
faire des illettrés, à enrichir une caste de syndicalistes dont l'unique
but est de défendre leurs privilèges, incapable d'évoluer, mais capable
d'absorber et de détruire toute ressource qui est versée dans ce tonneau
des danaïdes; bien loin d'aider « les plus défavorisés » à s'en sortir,
elle établit fermement un système de castes qui s'auto-reproduit,
cependant que son principal rôle « pédagogique » est d'enseigner
l'obéissance aveugle, le conformisme, la croyance en ce que la Vérité
s'obtient en répétant l'Autorité, et la propagande antilibérale du
tout-à-l'état.
En fin de compte, cette dénonciation constante du « darwinisme social »
n'est qu'un procédé d'intimidation pour faire taire tout argument
appliquant les principes de l'évolution à la société humaine. Les
socialistes aiment se moquer des fondamentalistes juifs et chrétiens
parmi leurs opposants (mais perversement, rarement des musulmans) qui
nient que l'évolution ait eu lieu dans le passé, et de les traiter
d'antiscientifiques; mais plus antiscientifiques encore, ils nient
que ces principes s'appliquent au présent ou au futur, alors que cette
application présente et future est bien plus directement importante pour
toute décision politique que toute application passée hypothétique ou
réelle. Parce que l'application correcte de ces principes montre
aisément l'absurdité de leurs projets criminels, les socialistes font
tout pour dénigrer comme « darwinistes sociaux » ceux qui oseraient faire
cette application. La vague dénomination de « darwiniste social », donnée
après-coup à une collection disparate d'auteurs qui n'ont jamais formé
un groupe concerté ni d'ailleurs partagé d'opinion commune, n'est en fin
de compte qu'une tentative de discréditer des auteurs sérieux par le
fantasme d'une « culpabilité par association », en les mettant dans le
même sac que les national-socialistes allemands honnis, alors même
qu'aucun de ces auteurs ne s'est jamais réclamé d'idées ni nationalistes ni
socialistes, et que les national-socialistes allemands ont combattus
leurs idées. Des auteurs qualifiés de « darwinistes sociaux », comme
Herbert Spencer, William Graham Sumner ou Friedrich Nietzsche, étaient à
la fois anti-étatistes et anti-socialistes, ce qui les met à l'opposé
radical du national-socialisme; et des auteurs contemporains traités de
« darwinistes sociaux » ou menacés d'être taxés de tels n'ont rien en
commun non plus avec les nazis. Quand bien même les nazis auraient
effectivement tenté de récupérer pour eux l'aura de Nietzsche longtemps
après sa mort, avec la complicité de sa sœur, il est impossible de
trouver quoi que ce soit dans l'œuvre Nietzsche pour justifier leurs
idées ou leurs exactions. C'est bien plutôt chez des socialistes
célèbres, de Platon à Rousseau à Robespierre, de Marx et Engels à George
Bernard Shaw, de Salvador Allende à Pol Pot ou Kim Il Sung, qu'on trouve
de la sympathie pour les idées d'Hitler (lui-même un socialiste) et le
meurtre en masse des individus « impropres » à l'utopie socialiste au nom
de l'eugénisme d'état.
L'obscurantisme fanatique conduisant au meurtre de masse est
consubstantiel au phénomène socialiste (cf. l'excellent livre éponyme
d'Igor Chafarévitch, librement disponible
en anglais
et en russe), qui justifie tous les moyens, y compris le vol ou le
meurtre de masse, aux fins décrétées par les dirigeants socialistes « au
nom du peuple ». Le libéralisme, au contraire, condamne tout moyen
criminel, qui plus est commis massivement, quelles que soient les fins
de quiconque.
En fin de compte, quand ils ne sont plus forcés de financer les crimes,
guerres, vols, viols de conscience et de corps des « dirigeants » de
l'état, leur corruption, leurs parlotes et fêtes, leurs immenses gâchis,
etc., les citoyens se retrouvent immensément plus riches et plus libres,
et capables d'aider quiconque ils veulent; si dans une telle société
libre, un pauvre et démuni ne trouve personne, personne, absolument pas
une seule âme, pour prendre pitié de lui, pas même le geignard
socialiste qui aujourd'hui prétend dénoncer le manque de générosité
d'autrui, alors demandez-vous quels actes odieux cette personne a bien
pu commettre pour mériter d'être au rebut de la société toute entière –
y compris des geignards socialistes qui veulent se faire passer pour des
bisounours. Avec tout l'argent qui ne sera pas déversé dans les guerres
criminelles, les escroqueries de cavalerie financière « publiques », les
bureaucraties ubuesques, et les palais des puissants, il y aura de quoi
aider tous les pauvres et bien davantage – et, de l'admission même des
pseudo-bisounours, une volonté majoritaire dans la population. Sans
parler bien sûr qu'en l'absence de cette destruction massive de
richesse, il y aurait bien moins de pauvres. Il y aura aussi et surtout
la responsabilité pour chacun de « mettre son argent là où se trouve sa
bouche » comme le veut la sagesse anglo-saxonne (put your money where
your mouth is); à chacun d'aider ceux qu'il prétend urgent d'aider,
plutôt que d'en rejeter la responsabilité sur autrui. Au lieu que les
citoyens se battent les uns contre les autres dans une guerre de tous
contre tous pour déterminer où iront les ressources capturées par
l'état, dans une double destruction qui en fin de compte nuit à tous,
ils pourront employer les mêmes doubles ressources pour construire, les
uns avec les autres, un monde meilleur, où il a été reconnu que le
paradigme du véritable progrès n'est pas la « lutte », mais la
coopération.
6. Dans son ouvrage Democracy: The God that Failed, Hans Hermann Hoppe promeut notamment l'idée que l'ordre libertarien ne saurait se réduire à une association volontaire de
propriétaires autonomes. Ce qui caractérise le mieux l'ordre libertarien
c'est « une convention conclue entre un possesseur et des résidents
communautaires avec pour but la protection de leur propriété privée » où
« il n'existe rien de tel que la liberté (illimitée) de parole, pas
même le droit illimité de parole sur sa propre propriété de résident.
On peut dire des choses innombrables et promouvoir presque toute idée
sous le soleil, mais naturellement personne n'est autorisé à soutenir
des idées contraires à l'objet même de la convention – qui vise à
préserver et à protéger la propriété privée, telles que la démocratie et
le communisme ». Devront également être excommuniés « les avocats des
styles de vie alternatifs, non familiaux, tels que par exemple,
l'hédonisme individuel, le parasitisme, l'adoration de la
nature-environnement, l'homosexualité. » Quels seraient selon vous les
vices et mérites de cette thèse?
Tout d'abord, il est trop facile d'extraire les propos de Hoppe de leur
contexte pour leur faire dire le contraire de ce qu'ils disent, ou de
dénoncer les propos qu'il tiendrait effectivement selon des critères
dont on excuserait ses contradicteurs, par une « un deux poids deux
mesures » de plus (avec pétition de principe en sus pour ceux qui lui
opposeraient l'état comme solution). Mais ce seraient encore des
raisonnements fallacieux de plus. J'en réfèrerai donc à la bonne
clarification (en anglais) que Stephan Kinsella a fait de
ce que Hoppe dit ou ne dit pas,
avec confirmation subséquente par Hoppe que tel était son propos.
Loin que Hoppe discute de l'« ordre libertarien » comme une
convention, il discute au contraire ce que pourront être les
nombreuses conventions, toutes différentes, qui prendront place dans
un tel ordre libertarien. Le principe d'une convention unique, d'un
monopole sur le « contrat social », qui pourrait imposer à tous
uniformément ses « choix de société », ses standards de moralité, sa
censure d'opinions contraires, ses réglements « légiférés », etc., – c'est
l'étatisme, le contraire radical de ce que propose Hoppe, et ce que
proposent ses contradicteurs.
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« Quand ils ne sont plus
forcés de financer les crimes, guerres, vols, viols de
conscience et de corps des “dirigeants” de l'état, leur
corruption, leurs parlotes et fêtes, leurs immenses gâchis,
etc., les citoyens se retrouvent immensément plus riches et
plus libres, et capables d'aider quiconque ils veulent. » |
Hoppe affirme, et avec lui tout anarcho-capitaliste, que dans une
société libre, chaque propriété foncière, chaque communauté de telles
propriétés, chaque quartier, chaque agglomération, etc., pourra avoir
des règles qui lui sont propres, qui seront le fait d'une convention
entre propriétaires et résidents. La différence par rapport à ce qui
existe d'ores et déjà dans nos sociétés étatisées n'est évidemment pas
cette subdivision, mais bien plutôt dans l'absence de cette force
extérieure qui se prétend supérieure, l'état, pour influencer ces
arrangements, et les uniformiser de force. Ainsi, si d'aucuns
propriétaires de bars veulent exclure les fumeurs, cependant que les
autres veulent les accueillir, et que d'autres encore ont des heures
fumeurs et des heures non-fumeurs, ou des salles séparées, c'est leur
affaire. Si les propriétaires et résidents d'un quartier qui se veut
familial veulent y financer des écoles et en exclure le commerce ouvert
de diverses substances psychédéliques, de pornographie et de
prostitution, cependant que ces mêmes activités seront les bienvenues
voire encouragées dans un « quartier rouge » – là encore, c'est l'affaire
des personnes concernées. Chacun choisira de vivre là où il sera libre
d'exprimer sa personnalité: ubi libertas, ibi patria.
Il ne fait aucun doute que là où les fervents croyants en une religion
se rassembleront, ils voudront exclure parmi eux la pratique des péchés
qu'ils réprouvent et des religions qu'ils croient fausses, quitte à
expulser ceux qui seraient pris à les pratiquer. Au contraire, ceux qui
vivraient ouvertement une vie de débauche décourageront par là-même,
explicitement ou implicitement, ceux pour qui une telle atmosphère est
insupportable. D'autres quartiers seront habités par des habitants plus
soucieux de prix abordables que de ce que font leurs voisins, et ne
paieront donc pas une prime pour vivre entre semblables; quitte à
devoir vivre entre étrangers ayant peu en commun. Selon les quartiers
varieront donc les limites sur le niveau acceptable de bruit ambiant,
sur les odeurs qui circulent, sur la propreté attendue dans les rues,
etc. Une société libre sera donc le lieu d'une auto-ségrégation plus
poussée que n'est actuellement le cas dans nos sociétés étatisées
d'intégration forcée.
Hoppe ajoute que ces divers styles de vie ne sont ni arbitraires ni
équivalents, et que dans une société libre, il faut donc s'attendre à ce
que certaines conventions dominent tandis que d'autres restent
marginales; mais aussi que certaines conventions moins adaptées tendent
à laisser place à d'autres conventions mieux adaptées, que ce soit par
l'évolution des mœurs à un endroit donné ou par la migration des
habitants d'un endroit à l'autre. N'en déplaise aux immoralistes, quand
nul ne pourra être forcé à subventionner la débauche d'autrui, les vices
seront plus onéreux, et l'aide à ceux qui tomberont trop bas ne sera pas
un « droit à » exigible sans contrepartie, mais un acte charitable soumis
aux conditions paternalistes de ceux qui donneront volontairement (car
la charité aveugle est immorale). N'en déplaise aux puritains,
quand nul ne pourra imposer à autrui ses propres névroses, ce qui compte
pour « vice » ne sera pas soumis à leurs diktats, mais chacun pourra
trouver par soi-même et pour soi-même les règles de vie qui lui
conviendront personnellement, quitte à faire ses propres erreurs – et
ses propres découvertes. Bien sûr, une proportion non négligeable
d'années humaines étant vécues par des enfants, par des parents élevant
des enfants, ou par des personnes en contact régulier voire étroit avec
des enfants, il faut s'attendre à ce qu'une grande partie de la planète
sera régie par des règles protégeant ces enfants, au détriment des
viveurs « hédonistes » (pour reprendre le qualificatif de Hoppe). Dans
tous les cas, il faut s'attendre au progrès général d'une « morale
bourgeoise » de responsabilité personnelle plongée dans une tradition
reliant le passé de nos ancêtres au futur de nos progénitures, au
détriment à la fois des morales religieuses, onéreuses parce
qu'intolérantes et incapables de s'adapter au changement, et des
anti-morales qui se veulent ignorantes de cette continuité temporelle,
par un millénarisme niant le futur, ou une table rase du passé, ou un
« hédonisme » niant l'importance du lien inter-générationnel, et sont donc
inadaptées à résister aux forces d'évolution sociale – alors qu'a
contrario l'étatisme en dissolvant la responsabilité individuelle
favorise toutes ces morales et anti-morales détestables.
Il faut aussi s'attendre à ce que l'équilibre d'une société libre ne
soit pas des conventions uniformes quasi identiques pour tous, mais
précisément un marché de conventions de toute sorte. Les conventions
formeront un patchwork, où les règles en ville différeront des
règles à la campagne, et varieront du nord au sud et d'est en ouest, de
quartier en quartier. Là encore, des phénomènes semblables existent déjà
dans notre monde étatisé – et la différence encore et toujours est celle
entre monopole et concurrence. Les états forment un oligopole qui
homogénéise de force les règles de comportement sur des monopoles
territoriaux dont les règles internes et les frontières externes ne
changent que par des grands cataclysmes; même le changement individuel,
par la migration, est fortement limité par diverses réglementations
pénalisant et immigrés et émigrés, et ne permettant en fin de compte le
déplacement que d'un capital humain fortement déprécié quand on change
de pays; et pourtant, ces migrations existent et restent malgré tous
ces obstacles la plus grande force pour tenir ces états comptables de
leurs mauvaises décisions. En matière de découverte des bonnes règles de
vie, comme dans toute autre, le monopole non seulement freine le
changement, non seulement empêche la comparaison, mais aussi et surtout
bénéficie à une caste criminelle, celle de ceux qui n'ont aucun scrupule
à utiliser le monopole pour imposer leurs règles aux autres. Dans une
société libre, chacun peut à tout moment changer les règles qu'il voudra
bien adopter personnellement pour lui-même et sa propriété, sans avoir à
convaincre des millions d'autres de faire pareil en même temps; et s'il
y a des coûts incompressibles à vouloir agir différemment de tous ses
voisins, du moins ces coûts ne sont-ils pas augmentés par le coût
vastement supérieur de devoir tous les convaincre à l'échelle d'une
nation; s'il faudra parfois s'exiler, ce ne sera pas d'un pays à
l'autre ou d'un continent à l'autre, où une langue complètement
différente est parlée, avec des us et coutumes et des lois différentes,
mais simplement d'une rue à l'autre, d'un quartier à l'autre, d'une
ville à l'autre, d'où l'on pourra souvent continuer de travailler dans
le même emploi, dans le même centre-ville, ou le même pôle industriel ou
commercial. Seul celui dont le style de vie est réprouvé
quasi universellement devra s'exiler plus loin pour trouver une
communauté où il pourra s'épanouir, sous le regard critique constant
mais distant de tous ceux d'ailleurs qui continueront à réprouver cette
communauté et à vouloir offrir une échappatoire à ses victimes réelles
ou supposées; quant au criminel, qui ne se ferait que des ennemis, il
ne trouverait nulle part où aller, sauf à se réformer: car partout il
imposerait à ceux qui veulent malgré tout rester ses amis une charge
supplémentaire pour garder à distance les victimes en quête de
vengeance, pour payer ces victimes pour les apaiser quand elles
demandent réparation, ou devenir soi-même l'objet d'ost-racisme quand on
leur dénie justice.
Je suis sûr qu'à discuter avec Hoppe, je pourrais trouver de nombreux
points de désaccords sur nos préférences personnelles et nos prédictions
sur les styles de vie les plus adaptés – mais qu'importe! Car aucune de
ces préférences personnelles ou prédictions spéculatives n'a valeur de
norme qui puisse s'imposer à autrui, qui moins est par la force. Ceux
qui font à Hoppe un procès en voulant le faire passer pour un bigot qui
voudrait exclure de toute société les homosexuels, les hippies, les
parasites ou les hédonistes, qui plus est de force voire par le
massacre, n'ont rien compris à son propos, sans doute parce qu'ils ne
veulent même pas essayer de comprendre – qu'ils projettent sur Hoppe la
violence criminelle comme unique moyen qu'ils imaginent d'arriver à
aucun changement social en dit plus sur eux que sur Hoppe. Car la
société que décrit Hoppe est précisément une société où l'emploi de la
force est minimisé, réservé à la seule défense des personnes et leur
propriété, où l'agression est exclue, où le crime est pourchassé, plus
encore s'il est de masse, où l'imposition des préférences personnelles
des uns sur les autres ne peut pas se faire par la force, pas même au
nom d'abstractions comme « l'état », « la nation », pas plus d'ailleurs que
« les enfants », « la liberté » ou quoi que ce soit.
Finalement, là où Hoppe dénonce une illusoire « liberté illimitée de
parole » que d'aucun proclameraient sur leur propriété, je ne vois pas
trop qui lui en ferait le reproche. Chez soi pas plus (ni moins)
qu'ailleurs il n'est légitime de diffamer autrui, d'émettre des menaces,
de faire des fausses promesses, de tromper, escroquer, extorquer autrui,
de s'associer avec d'autres malfaiteurs en vue de commettre des crimes,
de déclencher à tort une panique, d'inciter à l'émeute, etc. Cette
limite à la liberté de parole, qui vaut pour tous et en tout lieu, ce
sont les droits d'autrui – qui pour un libéral sont tous des droits de
propriété. Et ces droits ne limitent pas que la seule parole, mais tous
les actes auxquels pourraient bien vouloir se livrer un individu, que ce
soit chez soi ou ailleurs. Les étatistes sont certes les derniers qui
seraient en position de nier qu'il existe un Droit au-dessus de la
volonté des propriétaires fonciers, eux qui prétendent qu'un monopole
militaire puisse imposer un tel droit, qui de plus puisse être
« légiféré » par des mandataires qui « du peuple » qui « de dieu ». La seule
question est la nature et l'origine de ce Droit, et non pas son
existence. Pour Hoppe, comme pour tout libéral, ces droits sont
immanents, et ni la majorité ni même l'unanimité des propriétaires (ou
non-propriétaires) d'un lieu n'est suffisante pour justifier la négation
et l'oblitération des droits individuels d'un résident (ou
non-résident), que ce lieu soit une simple maison, ou une communauté ou
« collectivité » territoriale selon quelques frontières que ce soit. Ce
sont bien les étatistes qui font une exception à cette règle, quand
cette collectivité se trouve être un « pays », proclamé tel par un gang
armé disposant d'une suprématie territoriale, c'est-à-dire un état; ce
sont eux qui affirment le pouvoir totalitaire de leurs politiciens élus
ou « élus », seuls ou en assemblée, pour « légiférer » ou « décréter » toute
règle sur tout sujet, quitte à devoir d'abord nommer des « juges »
complaisants à un tribunal « suprême », ou à voter ensembles un amendement
à la « constitution » censée les arrêter, voire à la réinterpréter à
l'envers, ou à la piétiner impudemment.
Pour un libéral, donc, si un propriétaire légitime trouve à redire
au comportement d'un résident, il peut certes l'expulser, mais non pas
le tuer (à moins bien sûr que ledit comportement soit non seulement
personnellement réprouvé par le propriétaire, mais criminel en soi), ni
même confisquer aucun de ses avoirs (sauf éventuellement les frais liés
à l'expulsion et autres liens relatifs à des obligations rompues). Voilà
qui diffère totalement des règles que les étatistes accordent à leur
état, dont les anarchistes libéraux nient non seulement la compétence
ci-dessus, mais aussi et avant tout leur caractère de propriétaires
légitimes – les hommes de l'état pour les anarcho-capitalistes ne sont
que les membres d'un gang criminel en guerre contre le public, qui ont
forfait tous leurs droits d'êtres humains, et n'ont plus de droit que
celui de mourir, à moins qu'ils n'arrêtent leurs forfaits, se rendent,
et acceptent de payer pour leurs crimes.
Et puisque nous en sommes à parler de guerre, ceux qui comploteraient,
chez eux ou ailleurs, pour dépouiller, asservir, ou autrement asservir
autrui, sont bel et bien en guerre contre leurs victimes déclarées. Ces
victimes déclarées, leurs ennemis légitimes, sont en droit de leur faire
la guerre en retour et de les anéantir. Et si cet asservissement prend
la forme d'une « démocratie », d'une « monarchie », d'une « théocratie », ou
de tout autre « régime politique », plutôt que de se montrer sans se
cacher comme brigandage, il n'en est que plus criminel par cette
escroquerie, et non pas moins; ceux qui se proposeraient d'imposer un
tel arrangement par la ruse ou par la force sont les ennemis mortels de
toutes leurs victimes désignées, qui sont bien justifiées de se défendre
par une force non moins mortelle. La prémisse d'une société libre étant
un consensus général sur les principes du Droit, y compris sur la nature
criminelle de tout prétendu « état », les zélateurs de quel régime
politique que ce soit seront par hypothèse les malvenus partout dans
cette société. Hoppe a donc bien raison de déclarer que les conventions
établissant des communautés anarcho-capitalistes prévoiront sans doute
l'expulsion de tout activiste pro-démocratique, ou autre agent subversif
de l'ordre social mutuellement reconnu – autant sont réprimés les
subversifs, traitres et ennemis dans tout ordre social, jusque dans nos
démocraties occidentales contemporaines (essayez donc d'inciter au
non-paiement d'impôts ou de para-impôts, au défi des lois, voire au coup
d'état, ou simplement protestez d'une façon que les puissants jugeront
« outrageante », voire
dénoncez trop fort une décision d'injustice).
Bien sûr, ceux qui voudraient fonder une communauté volontaire
sur leurs principes d'organisation sociale seront libres de vivre comme
bon leur semble sur leur propriété, et de s'imposer qui des chefs élus,
qui des dirigeants à vie, qui des prêtres leur imposant des tabous
religieux, etc.; ils seront tout aussi libres de faire de la publicité
pour recruter de nouveaux venus qui les rejoindraient volontairement;
et ils pourront utiliser pour cela tous moyens consensuels, mais ne
pourront pas imposer leur discours dans la propriété d'autrui sans
l'accord des propriétaires, que ce soit une maison, une rue, un lieu
« ouvert au public », un média quelconque, etc. De plus, et cela est très
important, ils ne seront pas libres d'appliquer les sanctions
arbitraires (et parfois mortelles) prévues par leurs codes à ceux
qui déclareraient vouloir quitter leur secte. Quand bien même leur religion
ou idéologie condamnerait à mort les « relapses », ils n'auraient aucun
droit de l'appliquer à celui ou celle qui aurait déjà quitté cette
religion, et n'est donc plus tenu par ses règles. Certes, ils pourraient
expulser ce relapse, lui appliquer l'ostracisme, lui refuser toute
aide, refuser de lui restituer ce qu'il aurait librement contribué à la
secte, inciter à son boycott, et faire publiquement connaître sa honte;
mais pour pouvoir violer les droits individuels que le relapse proclame
à nouveau, ayant rejeté l'autorité du groupe, il faudrait que, revenant
volontairement dans le giron de ce groupe, le relapse en appelle à sa
propre punition pour ce péché passé. Et s'ils exécutent un tel relapse
repenti, sa famille, ses amis, ses alliés, ceux qui partageraient sa
religion ou non-religion précédente ou suivante, seront justifiés à
exiger des assurances qu'une telle action ait bien été volontaire, et
sinon à déclarer l'état de guerre existant constaté entre cette secte et
eux.
|
« D'après ce que j'ai lu de
Hoppe et sur Hoppe, les reproches que j'ai pu voir faits à
ses thèses sont au mieux superficiels, limités à une
discussion des goûts et des couleurs qu'aurait la communauté
préférée de chacun, et sinon complètement infondés. » |
En conclusion, d'après ce que j'ai lu de Hoppe et sur Hoppe (mais
j'avoue n'avoir pas tout lu, loin de là), les reproches que j'ai pu voir
faits à ses thèses sont au mieux superficiels, limités à une discussion
des goûts et des couleurs qu'aurait la communauté préférée de chacun, et
sinon complètement infondés. Encore et toujours, il ne s'agit que de
« deux poids deux mesures et pétition de principe »,
par lesquels les étatistes refusent de voir que tout ce qu'ils
reprochent à la liberté, l'état le fait en pire, avec un monopole qui
intrinsèquement viole les droits de chacun, et dont la dynamique
délétère dissout le tissu social et empêche le progrès.
7.
Dans quelle mesure seriez-vous en faveur d'une dictature libérale,
c'est-à-dire
un régime autoritaire tenu d'une main de fer par une figure qui se
contenterait de faire respecter le droit libertarien? Cette situation
serait-elle un moindre mal à vos yeux par rapport à nos
social-démocraties ou au socialisme totalitaire?
Par définition, une dictature n'est pas libérale. Le seul régime
absolument libéral est l'anarcho-capitalisme, décrit dans ma réponse à
la question précédente, ou de façon équivalente et sous d'autres noms,
un
régime de liberté,
des
gouvernements libres,
la
panarchie,
un
ordre polycentrique concurrentiel,
la
démocratie avec un petit d,
l'autarchisme,
un
ordre naturel,
le
volontarisme,
la métarchie,
etc. Une dictature est disqualifiée. Donc, pris hors contexte, comme un
absolu, il s'agit d'un contresens.
Cela dit, le libéralisme n'est pas un « tout ou rien » utopiste, par
lequel toutes les situations ne valent également rien et sont
impossibles à distinguer tant que le nirvana rêvé n'a pas été atteint;
c'est encore moins une eschatologie qui comme le marxisme justifie tous
les moyens pour atteindre l'utopie désirée; au contraire c'est une
théorie des moyens que les individus peuvent légitimement employer,
indépendamment de leurs fins forcément diverses et variés. Le
libéralisme est une philosophie du réel et, confronté à des choix réels
entre alternatives, sait donner des réponses – mais certes il ne
prétend pas apporter des réponses à tous les choix, n'étant pas
une idéologie totalitaire prétendant tout régimenter, contrairement,
encore une fois, à l'islamisme, au marxisme, et autres religions
mortifères. Donc, si, en contexte, il est offert un choix entre un
régime non libéral donné et une alternative encore moins libérale, alors
par l'hypothèse même, la première alternative est plus libérale que la
seconde alternative « moins libérale » proposée.
Notons toutefois qu'il n'y a aucun sens à comparer des régimes qui ne
sont rivaux en aucun sens, comme la démocratie athénienne antique et le
règne de Genghis Khan, ou la démocratie allemande de 1936 et la
dictature de Napoléon III; à aucun moment il n'y a de choix réel entre
de telles paires de régimes, et ce serait comparer des choux et des
carottes que de vouloir distinguer l'un de l'autre. À se donner des
choix imaginaires, on peut toujours piper les dés pour obtenir une
réponse aussi arbitraire qu'imaginaire, en comparant un dictateur
éclairé régnant sur un pays paisible à un peuple en proie au chaos
élisant des démagogues sanguinaires menant le pays à la ruine, ou au
contraire en comparant les électeurs civilisés d'un pays paisible au
dictateur totalitaire d'un pays au fond du gouffre; cela ne nous
apprend rien ni sur la dictature ni sur la démocratie, ni sur aucun des
deux pays distincts aux époques différentes où ils sont comparés. Un
choix réel se pose à un moment donné entre des rivaux donnés, qui ont
chacun une chance de gagner sur un même territoire donné avec une même
population donnée. Ainsi, on pourra comparer dans le temps l'évolution
de tel pays avant et après une révolution, une conquête, une
décolonisation; on pourra aussi comparer avec l'évolution de pays
initialement semblables ayant vu des changements de régime (ou absences
de changements) différents. Pour juger de la situation en Somalie,
plutôt que de comparer son niveau de vie à celui de la Suisse, il faut
donc comparer la Somalie en général durant la dictature socialiste
précédente ou durant l'anarchie subséquente; il faut comparer
l'évolution relative de régions de Somalie soumises à des régimes
différents; il faut comparer l'évolution avant/après de régions de
Somalie qui auraient changé de régime; il faut comparer l'évolution de
la Somalie à celle de pays voisins qui n'ont pas transitionné d'une
dictature centralisée à une anarchie relative. Les cas les plus clairs
seront bien sûr ceux où on pourra faire une comparaison dans l'espace de
pays partitionnés en deux ou plus, comme l'Allemagne Est/Ouest, la Corée
Nord/Sud, le Vietnam Nord/Sud, l'Irlande Nord/reste, la partition entre
Danemark-Norvège-Islande, la Chine continentale vs Taiwan, Hong Kong ou
Macao, la Pologne divisée entre Prusse, Autriche et Russie, etc. Il est
possible aussi de comparer plusieurs partis rivaux qui chacun prétendent
au contrôle du même territoire (Girondins vs Jacobins vs Monarchistes,
Russes blancs vs Bolchéviques, Guelfes et Gibelins, Bleus et Verts à
Constantinople, etc.); bien sûr le conflit armé en lui-même peut rendre
flou le résultat à attendre en temps de paix, mais la violence et
l'agression relative des parties sur les territoires contrôlés peut
donner une idée de laquelle est plus tyrannique. Bref, s'il est possible
de faire des comparaisons pertinentes, il faut faire attention à n'en
pas faire qui soit dénuée de sens.
Maintenant, pour comparer des régimes et en trouver un plus libéral
qu'un autre, il n'est pas besoin d'imaginer, car les exemples abondent:
Entre la Chine maoïste du « grand bond en avant » qui massacre et affame des
dizaines de millions d'innocents et la Chine ouverte à l'économie de
marché de Deng Xiao Ping qui fait de la Chine la première puissance
économique mondiale, il n'y a pas photo sur laquelle préférer; toutes
deux sont des dictatures communistes criminelles, réprimant en camps de
concentration l'expression d'idées opposées à celles imposées par le
régime; mais la seconde est néanmoins nettement meilleure. Toutes deux
sont extrêmement antilibérales, mais un libéral n'aura néanmoins aucun
mal à préférer l'une à l'autre. Entre la République populaire et
« démocratique » de Corée (du Nord) de Kim Il Sung, avec ses camps de
concentration, ses famines, son système de castes héréditaires, sa
répression à peine croyable, et la dictature militaire criminelle de
Park Chung-hee en Corée du Sud, qui ne se prétend pas aussi
« démocratique », mais est combien plus ouverte politiquement et
économiquement, et qui fera du pays un « dragon asiatique », il n'y a pas
photo non plus sur laquelle préférer; encore moins entre la Corée du
Nord des Kim suivants, et la Corée du Sud maintenant vraiment
démocratique des successeurs de Park. Entre la république « démocratique »
d'Allemagne de l'Est et la république « fédérale » de l'Ouest, il est
aussi facile de préférer l'Ouest « capitaliste » à l'Est « socialiste »: en
cas de doute, on peut regarder comment les Allemands votaient avec leurs
pieds quand bien même ils devaient franchir un mur avec miradors et
gardes qui tirent pour tuer. Entre un régime israélien imposant la
suprématie juive mais reconnaissant aux citoyens arabes de toute
confession tous leurs droits civiques tant qu'ils restent une minorité,
et un régime palestinien démocratique où tous les partis prônent le
génocide des juifs et l'oppression des non-musulmans, aujourd'hui ou
demain selon le radicalisme du parti, il n'y a pas plus photo sur lequel
est plus propice au développement individuel. Entre la dictature
militaire criminelle du Shah d'Iran et le régime islamique encore plus
massivement criminel qui l'a suivi, il n'y a pas photo non plus lequel
est plus libéral et le plus propice à la belle vie. Entre un régime
socialiste violant la constitution et se préparant ouvertement à la
révolution violente, disant vouloir imiter Cuba, la Corée du Nord, le
Nord-Vietnam, chantant la révolution sanglante, promettant des camps de
concentration pour ses ennemis, déjà ruinant l'économie du pays et
faisant descendre des millions de citoyens affamés dans les rues, et un
coup d'état appelé de leurs vœux par la cour suprême et le parlement,
qui sauvera le pays du communisme, et en fera à terme le plus prospère
du continent, il n'y a toujours pas photo pour
préférer le Chili de Pinochet à celui d'Allende.
Donc oui, sans cautionner le moins du monde aucun de ces régimes comme
étant libéral dans l'absolu ou dans l'intention (et notons d'ailleurs
qu'aucun des régimes cités ne se réclame du libéralisme), il est permis
de les comparer à un autre régime rival, de trouver que l'un des deux
rivaux est plus libéral que l'autre (ou moins illibéral) et de constater
qu'en effet il y fait mieux vivre. Il est aussi permis de critiquer les
aspects illibéraux de ces régimes, et d'offrir à leurs dictateurs des
conseils sur la façon d'être plus libéraux, même en respectant leur
condition irréductible qu'ils souhaitent rester au pouvoir. Quand Milton
Friedman ou un autre libéral réputé vient donner des conférences en
Chine communiste, au Chili de la dictamola, en Inde pré- ou
post-coloniale, ou même aux États-Unis, cela n'implique aucunement
qu'aucun de ces pays soit « libéral » par le seul fait qu'un libéral y ait
été autorisé à parler. Cela n'implique aucunement que leurs dirigeants
soient libéraux, que les libéraux trouvent que ces régimes sont
libéraux, etc. – cela implique seulement que les libéraux ont la parole
dans ces pays, et peuvent y critiquer le régime de n'être pas assez
libéral sans être mis en prison. Cette liberté d'expression (du moins
pour les professeurs connus) est effectivement un aspect relativement
libéral de ces régimes, dont il faut savoir gré, et qui les place
au-dessus des dictatures communistes typiques; mais c'est mettre la
barre bien basse que de faire de cela le critère ultime du libéralisme;
et avec le même critère mutatis mutandis, on pourrait tout aussi
bien affubler les mêmes pays de l'épithète communistes, monarchistes,
racialistes, fondamentalistes chrétiens ou musulmans, etc., parce que
des orateurs de ces obédiences respectives ont pu s'y exprimer sans
finir en prison.
Est-il donc possible qu'une dictature puisse positivement rivaliser avec
une démocratie? Ma foi oui – on peut imaginer une dictature où le droit
de vivre est reconnu à tous les non-opposants, et une démocratie qui
vote le « nettoyage ethnique » par le meurtre de masse d'une partie de la
population. De tels nettoyages ethniques dans un cadre plus ou moins
démocratique se sont même vus, souvent, que ce soit en Allemagne, en
Algérie, au Rwanda, au Soudan, au Zimbabwe, en Serbie, en Bosnie, au
Pakistan, aux États-Unis. On peut même
suspecter que la démocratie est une des inspirations majeures de ces
massacres. Quand le principe politique accepté est celui d'un ordre
supérieur qui s'impose à tous, quelle que soit leur culture, que cet
ordre soit l'arbitraire impérial des réactionnaires ou l'ordre naturel
des libéraux, alors de nombreuses cultures peuvent vivre en paix sous le
même empire, dans un entrelacement paisible de communautés ethniquement
et culturellement différentes; cela s'est vu à titres divers sous les
empires romain, ottoman, colonial anglais ou français, austro-hongrois,
et même russe tsariste ou communiste; cela se voit à un certain point
dans des pays où les droits individuels libéraux l'emportent encore sur
la démocratie, comme aux États-Unis ou au Canada. Mais que le principe
démocratique remplace dans les esprits ce principe supérieur, alors
soudain, la majorité aura le pouvoir totalitaire de faire ce qu'elle veut
de la minorité; ainsi, selon les rapports de force et d'influence, une
communauté se verra opprimée par une autre, imposer les
règles de cette autre et dénier le respect de ses propres règles; la
seule échappatoire est la résistance armée qui appelle une répression
non moins armée, et se termine en nettoyage ethnique ou en sécession,
mais forcément en l'établissement de territoires à domination
ethnico-culturelle bien établie. Pourquoi Turcs et Arméniens, Allemands
et juifs, Français (post)chrétiens et Algériens musulmans, hutus et
tutsis, Soudanais arabisés et Soudanais nègres chrétiens du sud ou
musulmans de l'ouest, Nigérians chrétiens du sud et musulmans du nord,
Irakiens sunnites ou chiites, arabes et kurdes, Palestiniens juifs et
musulmans, Libanais chrétiens et druzes et musulmans sunnites et
chiites, Serbes et Croates ou Albanais, Indiens hindous et musulmans,
Irlandais protestants et catholiques, etc., etc., doivent-ils
s'entretuer jusqu'au massacre total, alors qu'ils vécurent en paix
relative pendant des siècles? Parce que la démocratie rend complètement
invivable la cohabitation dans le même pays où l'un votera l'oppression
de l'autre.
Même sans en venir au nettoyage ethnique franc et massif, des dictatures
peuvent surpasser des démocraties rivales. Entre la prospère Rhodésie du
Sud d'Ian Smith et le Zimbabwe démocratique qui a porté Mobutu au
pouvoir et réduit le pays à la misère et au chaos meurtrier, le choix
est facile. Le régime démocratique mis en place par les États-Unis en
Irak n'a pas l'air évidemment meilleur que la dictature pourtant
sanguinaire de Saddam Hussein. La brève tentative égyptienne récente fut
un fiasco de corruption et de fanatisme religieux heureusement vite
renversé, et la tentative d'établir une démocratie en Lybie est passée
directement à la guerre civile avant même la moindre élection. Donc oui,
en tant que libéral ou simplement en tant qu'être humain, on peut
parfois préférer une dictature donnée à une démocratie donnée comme
rivales dans le même pays au même moment – ce qui n'est aucunement une
caution de ladite dictature comme un régime souhaité plutôt qu'un
moindre mal. Face à l'imprécation facile des bien-pensants aux certitudes
fondées sur des préjugés superficiels, le libéralisme oppose une
comparaison rationnelle entre alternatives effectivement offertes, qu'il
juge par leurs effets prévisibles et constatés.
à suivre...
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