Entretien avec Jean-Louis Caccomo sur l'innovation et la
théorie autrichienne* |
propos recueillis par Grégoire Canlorbe |
Jean-Louis Caccomo est docteur en sciences économiques,
actuellement maître de conférences à l’Université de Perpignan – Via
Domitia. Auteur de trois ouvrages aux Éditions L’Harmattan consacrés à
l’innovation, il a réalisé plusieurs articles scientifiques dans les
revues internationales (Journal of Evolutionary Economics,
Economics of Innovation and New Technology) et les revues nationales
(Revue d’Economie Industrielle, Revue Innovations), ainsi
que de nombreuses contributions dans la presse nationale (Les Echos,
Le Monde, Le Figaro, Le Midi-Libre) et
internationale (Le Providence à Boston, L’Express de
Toronto, L’Echo de Bruxelles).
Il a été chroniqueur économique à l’AGEFI, le quotidien suisse
de l’économie et des finances. Il participe à de nombreux programmes de
coopération académique (dans la formation et la recherche) qui l’ont
conduit en Suède (Stockholm), en Ukraine (Kiev, Simféropol, Yalta), en
Thaïlande (Phuket), aux Comores (Moroni), au Maroc (Marrakech,
Casablanca, Safi) en Algérie (Alger, Oran, Annaba) et en Syrie (Damas).
Grégoire Canlorbe: L’innovation est un phénomène qui se prête à
de multiples descriptions et interprétations. Expert internationalement
reconnu dans ce domaine de recherche,
vous avez proposé
de définir comme suit le phénomène de l’innovation: « Le pari de
l’innovation s’inscrit dans la nature même de toutes activités
économiques. Une activité économique est une activité de création de
richesses, donc une activité de création. L’innovation, parce qu’elle
crée des nouvelles connaissances qui s’additionnent aux connaissances
existantes, est par essence une activité économique comme l’activité de
création de richesses est par essence une activité d’innovation. »
Pourriez-vous revenir en quelques mots sur cette définition tout à la
fois élégante, dense et précise de l’innovation?
Jean-Louis Caccomo: J’ai écrit un de mes tout premiers livres
L’épopée de l’innovation: innovation technologique et évolution
économique aux Éditions L’Harmattan (Paris) parce que le thème de
l’innovation m’a toujours passionné depuis le début de mes recherches
pour ma thèse de doctorat. J’irais même plus loin: l’innovation
s’inscrit au cœur du principe de la survie. Pour durer, il faut
s’adapter, donc innover. C’est une loi de la nature. Les espèces
animales ou végétales, le monde vivant d’une manière générale, fait
preuve d’une ingéniosité fantastique pour traverser les siècles. Il en
est de même de l’homme.
De la maîtrise du feu, en passant par la conquête du langage articulé,
l’écriture, l’invention de la roue jusqu’aux ordinateurs, l’homme n’a
cessé d’innover. Ce n’est pas propre à notre époque. De plus,
l’innovation est multiforme: elle peut être technologique, cognitive,
scientifique, organisationnelle, psychologique… Bien-sûr, l’homme a peur
du changement car la routine sécurise et stabilise l’ordre social; mais
sans changement, l’homme se meurt et l’économie se ralentit.
G. C.: Sous quelles circonstances et pour quelles
raisons vous êtes-vous intéressé aux théories de l’innovation? Comment
expliqueriez-vous, rétrospectivement, l’attrait que cet axe de recherche
a exercé sur vous?
J.-L. C.: J’ai réalisé mon mémoire de licence sur le
concept de gains de productivité comme moteur de la croissance
économique et j’ai rapidement pris conscience que l’on ne pouvait
accroitre indéfiniment la productivité sans innovation. Ce qui m’a
conduit à approfondir les relations entre innovation, productivité et
croissance économique, tout comme l’avait déjà compris et entrepris Adam
Smith en son temps.
Ma sensibilité d’artiste aussi (musicien, auteur-compositeur) et de
chercheur n’est sans doute pas non plus étrangère à cet attrait pour le
processus mystérieux de l’innovation qui implique le goût du risque,
l’inspiration et l’éclair furtif de génie.
Enfin, nous ne bénéficierions jamais du niveau et de la qualité de vie
que nous avons atteint aujourd’hui sans le travail acharné des grands
innovateurs, lesquels rendent sans doute plus de service à l’humanité
que les bienfaiteurs autoproclamés ou les politiques bardés de
promesses intenables.
G. C.: Dans la lignée de Schumpeter,
vous suggérez
que l’innovation est la caractéristique distinctive de l’entrepreneur,
qui ne se confond pas avec le simple chef d’entreprise. Je vous cite:
« L’entrepreneur n’est donc pas seulement celui qui combine les facteurs,
la combinaison en elle-même n’étant que l’aspect technique de
l’entreprise. L’entrepreneur est caractérisé par la croyance profonde,
et quasi-obsessionnelle, dans une vision. Cette vision suppose un pari:
la création d’une nouvelle entreprise. »
Pourriez-vous revenir sur cette idée d’une « croyance profonde, et
quasi-obsessionnelle, dans une vision »? Quelles sont les raisons qui
justifient, selon vous, d’ériger ce trait psychologique, la foi ardente
dans le succès prochain d’une vision innovante, en caractéristique
distinctive de l’entrepreneur?
J.-L. C.: On nous enseigne généralement dans la théorie
économique que les agents (ménages et producteurs) agissent sous
l’emprise raisonnée et raisonnable d’un calcul: c’est le propre de la
rationalité.
Pourtant, quand on s’intéresse à l’histoire des grands inventeurs et
innovateurs, on réalise qu’il faut être « fou » pour se lancer dans
l’aventure de l’innovation tellement la prise de risque est considérable
et les chances de succès infimes. De plus, généralement, et dans le
meilleur des cas, la plupart des gens ne croient pas en vous quand ils
ne souhaitent pas tout simplement votre échec.
C’est pourquoi Schumpeter comparait l’entrepreneur à un « héros des temps
modernes ».
Et il faut avoir en effet un esprit visionnaire pour avoir la force de
croire en son projet envers et contre tous. Cela dépasse la simple
rationalité: il faut être « habité » pour son projet ou sa création. Mais
beaucoup d’innovateurs malheureux sont tombés dans l’oubli parce que
leur projet avait tout simplement avorté. C’est le prix à payer et rares
sont les candidats.
G. C.: À la suite de Schumpeter, il est généralement
avancé que les progrès techniques (qu’on suppose arriver par « grappes »)
sous-tendent les phases ascendantes de l’économie de marché: la demande
étant forte pour les produits nouveaux mis sur le marché, on observe une
augmentation soutenue de la production. Les phases de récession voient
se mettre en œuvre le procès de « destruction créatrice » qui élimine les
entreprises précédemment en plein essor, préparant le terrain pour une
nouvelle vague de progrès techniques.
De manière générale, quel regard portez-vous sur cette théorie des
cycles économiques? Quelles seraient, selon vous, les forces et les
lacunes de cette théorie? Voyez-vous certains progrès, amendements ou
démentis significatifs apportés, ces dernières années, à l’explication
schumpétérienne des cycles?
J.-L. C.: Plus précisément, le processus de
« destruction créatrice » balaie les entreprises qui n’ont pas vu arriver
la grappe – ou vague – technologique et, donc, ne se sont pas adaptées à
la nouvelle donne technologique.
J’ai longtemps été séduit par la théorie schumpétérienne des cycles
économiques, elle-même inspirée par les travaux de l’éminent économiste
russe Kondratiev, et qui s’inscrit dans une perspective évolutionniste
de l’économie qui correspond plus, à mon sens, à la réalité, que la
perspective en termes d’équilibre.
Sa force est de montrer qu’une innovation n’arrive jamais seule et que,
plus précisément, les innovations majeures vont déclencher un flux
d’innovations mineures qui va alimenter la croissance et le
développement économiques sur une longue période. Et ce phénomène est,
en effet, cyclique et n’a aucune raison de s’arrêter.
Par contre, l’économie n’étant pas une science exacte, il s’avère
impossible de prévoir l’occurrence ou la durée des cycles malgré les
multiples tentatives et les fabuleux progrès de l’économétrie depuis
Schumpeter.
G. C.: En plus de l’innovation, vous êtes également
expert en économie du tourisme. Pourriez-vous dire quelques mots sur les
modalités spécifiques de l’innovation technologique dans le monde du
tourisme? Quels sont les traits distinctifs de l’innovation dans
l’industrie touristique?
J.-L. C.: C’est une question que j’aborde dans mon
ouvrage intitulé Fondements d’économie du tourisme, édité chez De
Boeck (Bruxelles). Le secteur du tourisme est un champ d’étude
passionnant. Il n’aurait jamais pu connaître le développement qu’il a
connu sans les progrès technologiques réalisés dans l’aéronautique (les
transports en général) ou l’informatique et les réseaux d’informations
(réservation en ligne). C’est la dimension technologique de l’innovation
qui impacte le tourisme.
Par contre, on ne peut breveter une destination touristique alors les
professionnels du tourisme doivent faire preuve d’une constante
ingéniosité pour attirer les touristes, renouveler leur offre d’autant
plus que le marché est de plus en plus ouvert, donc concurrentiel.
Enfin, les touristes sont plus exigeants tout en regardant plus les
prix. On ne voyage plus aujourd’hui comme on le faisant dans les années
1970.
Il faut donc savoir innover dans ce secteur surtout pour un pays comme
la France qui veut rester la première destination touristique mondiale
face à la montée fulgurante des nouvelles destinations.
G. C.: Parmi vos publications récentes, vous avez
contribué à un ouvrage collectif sur la rationalité, avec un article
intitulé « L’approche évolutionniste dans l’analyse économique: le
concept de rationalité revisité ». Cet axe de recherche me semble tout à
fait intéressant. Pourriez-vous revenir sur les grandes lignes de votre
article?
J.-L. C.: Ce travail s’inscrit, en effet, dans le
prolongement de mes recherches sur les conceptions schumpétérienne de
l’innovation. En fait, souvent, l’innovateur poursuit un certain but
mais il en atteint un autre. Parfois aussi, il transforme un échec en un
succès, et ce, involontairement. Il en est souvent de même dans la vie
de tous les jours.
Nous évoluons de nos échecs, de nos buts manqués. C’est aussi cela être
rationnel: c’est apprendre de nos erreurs (et non les répéter). C’est
loin d’être un calcul mathématique parfaitement maîtrisé comme
l’enseigne la théorie microéconomique. Cela n’existe pas dans la vraie
vie des hommes.
G. C.: On reproche aisément aux auteurs autrichiens
un soi-disant aveuglement idéologique « ultra-libéral », ainsi qu’un
certain amateurisme dans leur démarche, dans la mesure où ils rejettent
la formalisation mathématique de l’économie de marché et privilégient la
démarche dite littéraire.
Je vous vois mal reprocher aux auteurs autrichiens,
que vous avez
découverts dans le cadre de votre thèse de doctorat,
leur libéralisme « exacerbé ». Cependant, qu’en est-il pour leur
condamnation du recours aux mathématiques en science économique?
Partagez-vous leur hostilité sans appel à la formalisation mathématique
de l’économie de marché?
J.-L. C.: Je crois qu’il faut être mesuré en la
matière. Les mathématiques sont comme un marteau: il faut savoir bien
l’utiliser comme un outil et on n’utilise pas un marteau pour visser une
vis. Il ne faut donc pas rejeter en bloc les mathématiques, mais il ne
faut pas non plus tomber dans le scientisme car on peut faire dire ce
que l’on veut aux équations.
À l’époque de l’Union Soviétique, on avait recours aux matrices Leontief
pour planifier l’ensemble du système productif, en croyant pouvoir ainsi
se passer du marché et des prix de marché. C’était mathématiquement
exact mais humainement infaisable, même avec les plus puissants
ordinateurs.
Aujourd’hui, notamment en France (voir Piketty), on utilise des modèles
mathématiques ultrasophistiqués pour justifier l’intervention de l’État
dans l’ensemble de la vie économique. Est-ce que cela marche pour
autant?
|
«
Ma sensibilité d’artiste (musicien, auteur-compositeur) et de
chercheur n’est sans doute pas étrangère à cet attrait pour le
processus mystérieux de l’innovation qui implique le goût du risque,
l’inspiration et l’éclair furtif de génie. » |
G. C.: Dans le modèle standard des auteurs
néoclassiques, dit « équilibre walrasien », « équilibre de concurrence pure
et parfaite » ou tout simplement « équilibre général », les prix pratiqués
sont d’une part des prix d’équilibre offre/demande et d’autre part ces
prix sont statiques: l’économie poursuit une activité sans fin et sans
changement. Dans le cadre de pensée autrichien, l’équilibre général
consiste simplement en un outil fictif requis pour comprendre, par
contraste, la raison d’être des pertes et profits dans l’économie,
celle-ci, selon les auteurs autrichiens, tendant à tout instant vers
l’équilibre général, sans jamais l’atteindre, car les données de base de
l’économie – goûts, préférences, technologies, démographie – varient
sans cesse.
Ce caractère dynamique de l’économie autrichienne séduit souvent les
personnalités qui découvrent l’oeuvre de Mises, Rothbard ou Hayek. Elles
se rallient aisément à l’École autrichienne d'économie pour cette
raison. Vous aussi, avez-vous été enthousiasmé par la position
autrichienne vis-à-vis de l’équilibre général, quand vous avez découvert
le paradigme autrichien?
J.-L. C.: Il est certain que les prix de marché
existent, mais on ne peut parler d’équilibre que dans un univers
statique comme vous le faites si bien remarquer. Et même la notion de
déséquilibre prend pour référence l’équilibre. Les prix de marché
permettent de réaliser les transactions entre l’offre et la demande,
mais ils sont en perpétuel mouvement car une quantité innombrable de
chocs sont susceptibles de modifier l’offre et la demande. Les quantités
doivent donc pouvoir s’ajuster et, en réponse, les prix doivent pouvoir
être flexibles. Ce sont toujours des prix évolutifs.
Pour ma part, si je peux me le permettre, je crois fondamentalement aux
prix de marché. Tout producteur et tout consommateur y est constamment
confronté. Par contre, je ne crois absolument pas à l’idée d’un
équilibre qui se déplace constamment, contrairement aux enseignements de
la théorie autrichienne. En fait, ma conviction est qu’il n’y a pas
d’équilibre du tout. Il faut changer complètement de paradigme: il y a
évolution permanente, ce qui n’est pas concevable dans la perspective
d’un équilibre, même mouvant.
Il faut abandonner toute référence à la notion d’équilibre général, qui
ne correspond à aucune réalité. Or, un scientifique se doit
d’appréhender ce qui est réel.
G. C.: Murray Rothbard,
dans un article de
1987, s’est intéressé de près aux
divergences entre le cadre de pensée autrichien et le paradigme de
Schumpeter. Comme il le montre, il y a entre Schumpeter et les
Autrichiens une opposition franche et nette à propos du rôle de la
fonction entrepreneuriale vis-à-vis de l’équilibre général. Je laisse la
parole à Rothbard: « L’entrepreneur est toujours, pour Schumpeter, un
perturbateur, une force éloignant de l’équilibre, alors que, dans la
tradition autrichienne de Mises et de Kirzner, l’entrepreneur ajuste
harmonieusement l’économie en direction de l’équilibre. Dans la vision
autrichienne, l’entrepreneur est celui qui supporte le mieux
l’incertitude du monde réel, les entrepreneurs qui ont réussi récoltent
des profits en dirigeant les ressources, les coûts et les prix vers
l’équilibre. Schumpeter, lui, commence non pas dans le monde réel mais
dans le pays imaginaire de l’équilibre général, qui est pour lui la
réalité fondamentale. Dans un monde de certitude il n’y a pas de place
pour l’entrepreneur: le seul rôle qui lui soit attribué est donc d’être
un perturbateur et un innovateur. »
Compte tenu de votre affiliation certaine à Schumpeter, pour ce qui est
de votre conception de la fonction entrepreneuriale, je vous vois mal
souscrire aux vues des Autrichiens sur les relations entre équilibre
général et fonction entrepreneuriale. Mais peut-être me trompé-je? De
quel côté de la balance penchez-vous? Êtes-vous partisan de
l’entrepreneur perturbateur ou bien de l’entrepreneur ajusteur?
J.-L. C.: Ce que vous affirmez à propos des divergences
entre Schumpeter et les Autrichiens rejoint ce que j’ai dit plus haut.
Comme je vous l’ai dit, je ne crois pas en effet au concept même
d’équilibre général alors que l’entrepreneur, lui, est une réalité
perceptible sans laquelle il n’y aurait ni d’innovations, ni d’évolution
économique.
Ensuite, quant à savoir si je suis partisan de l’entrepreneur
perturbateur ou bien de l’entrepreneur ajusteur… le clivage est ici plus
délicat. Il faut distinguer les innovations majeures (radicales) des
innovations mineures (incrémentales). Les premières vont bouleverser
(perturber) l’ordre existant tandis que les secondes vont permettre
d’effectuer les ajustements de manière à ce que la société absorbe
(digère) les innovations. Dans les deux cas, il y a des entrepreneurs
aux commandes.
G. C.: La plupart des économistes autrichiens, dans
le sillage de Mises, promeuvent en économie un « apriorisme
méthodologique », à savoir l’idée que le corpus tout entier de la
science économique peut se déduire d’un axiome jugé incontestable, qui
est celui que l’homme agit, c’est-à-dire mobilise certains moyens en vue
de certaines fins. Si le raisonnement déductif est rigoureux, alors ses
conclusions sont vraies a priori, c’est-à-dire qu’il n’est pas
nécessaire de les confronter à la réalité pour établir qu’elles sont
vraies.
Cette position méthodologique est loin de faire l’unanimité dans la
profession. Dans quelle mesure souscrivez-vous personnellement à la
démarche aprioriste? Celle-ci vous paraît-elle un point fort ou un point
faible du paradigme autrichien?
J.-L. C.: Là encore, je dirais qu’il ne faut pas être
radical ou extrémiste. L’histoire des sciences a montré que certaines
propositions peuvent être logiques mais ne pas correspondre cependant à
la réalité (voir le paradoxe de Xénon).
Si l’économie veut être une science ou être considérée comme telle, elle
doit accepter la confrontation avec l’histoire, les faits et la réalité.
G. C.: La loi offre/demande, dans sa version
néoclassique, pose que les prix du marché constituent nécessairement des
prix d’équilibre offre/demande.
Dans un article de
2000, « The Law of Supply and
Demand », Israël Kirzner argue qu’une interprétation réaliste de la loi
offre/demande doit prendre en compte le caractère imparfait de
l’information dont les agents disposent dans le monde réel, cette
information imparfaite faisant que le procès de découverte du prix
d’équilibre est difficile, lent et graduel (alors que les Néoclassiques,
comme le rappelle Kirzner, présupposent un univers d’information
parfaite). Kirzner semble estimer que la pensée économique est redevable
à Mises et à Hayek d’avoir suggéré le caractère irréaliste de la loi
offre/demande, dans sa version néoclassique; et surtout d’avoir prôné et
développé une version plus plausible de cette loi, où les prix auxquels
les transactions ont effectivement lieu sur le marché, constituent le
plus souvent des prix de déséquilibre, tout en se rapprochant autant que
faire se peut des niveaux d’équilibre, dans un contexte d’information
imparfaite, sous l’effet de la recherche des opportunités d’arbitrage
par les agents.
Seriez-vous d’accord pour arguer de la supériorité, sur ce point, du
paradigme autrichien (envers le paradigme néoclassique)?
J.-L. C.: À vrai dire, je suis un peu partagé sur cette
question. Il y a eu de tels progrès ces dernières années dans les
technologies de traitement et transmission de l’information que l’on se
rapproche presque des situations d’information parfaite sur les marchés
de sorte qu’il est difficile et périlleux, pour un producteur, de
s’écarter du prix du marché. Comme on dit vulgairement: « tout se sait et
très vite ».
L’exemple le plus frappant est celui des marchés financiers, mais on
pourrait généraliser à un grand nombre de situation aujourd’hui. Sur les
marchés financiers s’échangent principalement des actions et des
obligations, ainsi que toutes sortes de produits dérivés. Tous ces
titres sont aujourd’hui totalement dématérialisés et circulent à la
vitesse de la lumière entre les différentes places boursières réparties
dans le monde entier.
Grâce aux ordinateurs, on peut connaître instantanément, et en temps
réel, les prix d’achat et de vente, les quantités… de sorte que l’on se
rapproche des conditions décrites par Walras. L’information est de moins
en moins un problème: c’est ce que l’on en fait qui pose difficulté.
Et on peut dire la même chose bientôt du marché des matières premières
ou des automobiles…
G. C.: D’une manière générale, si vous deviez vous
adresser à une assemblée d’étudiants désireux de mettre en perspective
le discours néoclassique, qui ne savent rien, ou si peu, sur Menger,
Mises, Kirzner ou Rothbard, quelles seraient selon vous, succinctement,
les forces ainsi que les limites du paradigme autrichien?
J.-L. C.: La force essentielle du paradigme autrichien
est de nous inviter à sortir des ornières de l’univers mécanique de la
pensée néoclassique, en introduisant une dimension philosophique et
métaphysique dans la réflexion économique.
Les limites sont dans la difficulté d’application et son caractère peu
opérationnel pour les agents économiques, ce qui pourrait expliquer son
manque de succès auprès du grand public et son caractère confidentiel et
élitiste.
Les débats au sein du courant autrichien ne dépassent guère le
microcosme de quelques spécialistes pointus, à l’instar des débats entre
libertariens, libéraux ou anarcho-capitalistes. Hélas, ils n’intéressent
pas vraiment les entrepreneurs et les décideurs économiques, encore
moins la classe politique. Il y a sans doute une raison qui invite à
l’autocritique. La théorie autrichienne permet-elle d’aider un manager à
prendre de meilleures décisions pour son entreprise ou à un trader
de mieux composer son portefeuille d’actifs financiers au service de ses
clients? Pire, elle n’est quasiment pas enseignée dans les facultés de
sciences économiques.
À mon sens, elle pêche encore par son côté peu pragmatique et son
langage hermétique qui nous isole à la fois de la communauté des
chercheurs d’une part et du grand public d’autre part.
G. C.: Vous avez publié récemment Le modèle
français dans l’impasse, où vous appelez la France à dépasser son
compromis social-démocrate qui est désormais à bout de souffle.
Pourriez-vous revenir sur les grandes lignes de cet ouvrage? Quel fut le
contexte de sa rédaction, vos motivations pour le mettre en chantier?
J.-L. C.: Permettez-moi de citer Pascal: « Nous courons
sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose
devant nous pour nous empêcher de le voir ». Cela me rappelle le chemin
pris par la France depuis 1974 au nom de la recherche d’une prétendue
« troisième voie », devenue récemment « l’exception française ».
Cela fait plus de 15 ans que j’observe ce cheminement et qui
inspire
mes chroniques en liberté. J’ai voulu en faire un ouvrage plus
synthétique. Mais, malgré les alternances apparentes, rien n’y fait, la
France s’obstine à croire qu’elle peut échapper aux lois de l’économie à
l’instar du nuage de Tchernobyl qui s’était arrêté à nos frontières. Le
réveil n’en sera que plus dur.
G. C.: Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant
au succès des idées libérales dans le monde de demain? Que
conviendrait-il de faire, selon vous, tant au plan des réformes
politiques que de la démarche du « simple citoyen », pour influer
positivement sur l’avenir de la liberté à long terme?
J.-L. C.: Le passé ne m’incite pas à être optimiste. À
mon petit niveau, j’écris depuis 20 ans dans le vie alors que les plus
grands ne sont pas entendus. Et quand ils le sont, ils sont diabolisés.
La formation (éducation, enseignement) et l’information sont aux mains
des anti-libéraux de sorte que le « simple citoyen » ne perçoit qu’une
image déformée du libéralisme. Dans ce contexte, aucune réforme
politique sérieuse n’est envisageable.
À l’instar de Stiglitz ou de Allais (tous deux Prix Nobel), de grands
économistes se sentent obligés de tenir un discours politiquement
correct une fois parvenus à la célébrité. Je ne peux que le regretter.
Mais les pressions sont immenses aussi dans les grandes institutions
internationales pétries de clichés et de bons sentiments.
Le paradoxe est que chacun de nous baigne dans la réalité économique.
Nous prenons tous les jours des décisions qui ont une dimension
économique. Et nous votons pour des « décideurs » politiques sur la base
de programme et de promesses économiques. Dans le même temps, la science
économique est de plus en plus étrangère au plus grand nombre et de plus
en plus hermétique.
Ajoutons à cela tous les pourfendeurs de la mondialisation (artistes,
José Bové & Cie, moralisateurs en tout genre), qui n’ont aucune culture
économique, et qui donnent une image diabolique du fonctionnement de
l’économie alors qu’ils en vivent tous.
G. C.: Imaginons que le monde ait sombré dans le
socialisme totalitaire et que l’immense majorité de la population
approuve cet état de fait, par adhésion aveugle à la propagande. Les
autorités, via un pouvoir télépathique, sont instantanément informées
des envies de rébellion ou des simples doutes sur le bien-fondé de
l’idéologie officielle. Via l’émission d’ondes télépathiques, elles
provoquent à distance la lobotomie des âmes récalcitrantes au
socialisme.
Vous faîtes partie de la résistance et grâce à un casque fait d’un
certain métal, vous bloquez le pouvoir télépathique des autorités. Vous
découvrez un bouton qui permettrait, s’il est actionné, d’abattre
aussitôt le socialisme qui a englouti le monde. Ce bouton est le seul et
ultime espoir de l’humanité. La résistance a été définitivement vaincue.
En appuyant sur ce bouton, vous délivrez le monde du totalitarisme mais
en contrepartie, via un mécanisme diabolique, votre famille – femme,
enfants, parents, cousins – doit mourir d’une décharge électrique.
Jusqu’où seriez-vous prêt à aller au nom de la liberté? Appuieriez-vous
sur le bouton?
J.-L. C.: Me poseriez-vous cette question si vous aviez
des enfants? Aucun idéal, aussi noble soit-il, ne vaut le sacrifice de
sa propre famille. Les nazis ou les soviétiques l’avaient bien compris
quand ils s’en prenaient aux proches pour faire craquer les résistants,
ou quand ils prenaient en otage les familles pour dissuader les
dissidents de quitter leur pays.
Tout a des limites, même le courage, car tout a un prix.
G. C.: Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous
ajouter quelques mots?
J.-L. C.: J’aimerais insister sur le fait,
ainsi que je
l’écrivais dans un article de mon blog,
que la science économique, réputée hermétique et inhumaine, s’intéresse
en réalité « à ce qu’il y a de plus fondamental dans la condition
humaine: la conscience de soi (rationalité, décision, apprentissage), la
capacité à innover et créer (c’est quasiment unique dans le monde
vivant) et enfin l’appropriation: le sentiment de posséder légitimement
les fruits de son travail. »
Et en fin de compte, « toute organisation sociale ou politique qui ne
tient pas compte de ces dimensions, ou qui prend les risques de les
neutraliser, devient totalitaire, et donc littéralement inhumaine. »
J’ai été touché par votre profonde connaissance des sujets et de mes
travaux.
Entretien d'abord publié le 18 août 2014
sur le site de l'Institut Coppet.
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