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Entretien avec Olivier Méresse sur
le libéralisme et l'entreprise privée* | Version imprimée |
par
Grégoire Canlorbe** |
Le Québécois Libre, 15 septembre
2015, no 334
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/15/150915-2.html
Olivier
Méresse est Conseil en séduction commerciale. À ce titre, il intervient
sur la stratégie, les innovations, le design ou la publicité de ses
clients, exclusivement des entreprises privées qui offrent des produits
ou des services concurrentiels sur des marchés libres (ou ayant au moins
cette ambition).
Grégoire
Canlorbe: De nos jours, la plupart des gens ont généralement
une vision négative du profit, de l’entrepreneuriat et plus largement de
la liberté d’entreprendre et de l’économie de marché. L’entrepreneur est
massivement perçu comme un être cupide, qui rend certes service aux
consommateurs, mais sous réserve qu’il en tire un profit monétaire.
Rendre service aux gens en vue de faire du profit n’est pas une activité
décente, affirme-t-on: les seuls actes d’altruisme véritables sont
désintéressés (et non point motivés par l’appât du gain).
Non seulement ces valeurs mercantiles, dit-on, sont au cœur de
l’économie de marché, mais celle-ci tend naturellement à accroître les
inégalités de revenu: les riches deviennent plus riches et les pauvres
deviennent plus pauvres. Les entrepreneurs, spontanément, tendent à
payer les travailleurs à un simple salaire de subsistance et à organiser
délibérément un sous-emploi massif en sorte d’avoir tout pouvoir sur la
main-d’œuvre. À moins que l’État n’intervienne pour corriger les
rapports de forces entre patrons et employés, l’économie de marché vire
donc à un enfer sur terre pour les travailleurs.
Comment expliquer, selon vous, que cette vision négative soit si en
vogue? Que rétorqueriez-vous, d’une manière générale, à ceux qui
avancent une telle description de l’économie de marché?
Olivier
Méresse: Cette vision négative est en vogue en France, mais il
est rassurant de constater que dans tous les pays dans lesquels ont été
appliqué quelques préceptes politiques libéraux, un consensus s’est
établi entre la gauche et la droite pour continuer sur cette même voie
bénéfique, avec des divergences marginales entre les deux camps. En
Grande-Bretagne, la gauche et la droite sont libérales depuis Margaret
Thatcher, tandis qu’en France, au moins depuis la mort de Georges
Pompidou, gauche et droite communient dans un même collectivisme.
L’existence d’une gauche et d’une droite n’est qu’une des conséquences
du jeu du pouvoir, particulièrement en démocratie; sur ce sujet, je
renvoie à James Buchanan et à ses théories du Public Choice. Au-delà de
cette partition entre gauche et droite, c’est donc la culture économique
qui fait la différence.
En Angleterre, presque tout le monde sait maintenant que la richesse
vient de l’entreprise privée, même si gauche et droite discutent des
modalités de répartition de cette richesse. En France, cette prise de
conscience n’est encore que balbutiante, nos concitoyens attendant la
prospérité des grandes orientations du gouvernement et de la dépense
publique. Cette inculture économique s’explique par une multitude de
facteurs, mais beaucoup trouvent leur source dans la centralisation du
pays qui a suivi La Fronde au XVIIe siècle – centralisation qu’on peut
même faire remonter à Philippe le Bel ou Saint-Louis – et qui, au gré
des nombreux régimes politiques que nous avons connus depuis, s’est
renforcée à peu près continûment dans tous les domaines.
Nos programmes scolaires nationaux, décrétés par quelques idéologues rue
de Grenelle à Paris, sont ainsi fondamentalement incapables de faire la
promotion de l’initiative privée quelles que soient les circulaires
cosmétiques qui prétendront les amender. Inscrire la revalorisation de
l’entreprise privée dans les programmes de techno au collège n’est
qu’une humiliation supplémentaire.
Cette vision négative de l’économie de marché est idéologique,
c’est-à-dire qu’elle résiste aux faits. Le monde que vous décrivez dans
votre question est l’URSS de Brejnev: une main-d’œuvre surabondante
maintenue au seuil de subsistance et astreinte par une nomenklatura qui
dispose de tous les privilèges. C’est une description qui correspond,
hélas, chaque année davantage à la France.
L’effet concret et constaté de la liberté est au contraire d’accroître
la perméabilité entre les différentes strates de revenus et de
restreindre leurs écarts en enrichissant le plus grand nombre à
commencer par les plus pauvres. Récemment, les Suisses ont rejeté
massivement l’instauration d’un salaire minimum, ce qui a été l’occasion
de nous rappeler que seuls 9 % des salariés helvétiques perçoivent
mensuellement moins de 4 000 francs suisses. Et si la Suisse est
nettement plus libérale que la France, n’oublions pas qu’elle aussi est
un pays socialiste puisque plus de la moitié de la richesse engendrée et
comptabilisée y est déjà confisquée par le pouvoir.
Grégoire
Canlorbe: Je cite votre notice biographique
sur le site
Contrepoints: vous défendez « l’idée que les théories libérales sont un
outil puissant pour éclairer la plupart des arbitrages auxquels les
entreprises sont confrontées » et vous vous voulez « expert dans leur
application à la pratique quotidienne des affaires ».
Sous quelles circonstances et pour quelles raisons vous êtes-vous
intéressé à cette dimension pratique du libéralisme? Comment
expliqueriez-vous, rétrospectivement, l’attrait que cet axe de recherche
a exercé sur vous?
Olivier
Méresse: Mon point de départ est une vraie passion pour le
commerce et l’industrie. C’est une attirance viscérale pour les usines,
les chaînes de montage, le design, la publicité ou la distribution, et
un rejet tout aussi viscéral de la misère associative, para-étatique,
bureaucratique ou fonctionnarisée. Le papier crépon me fait horreur
depuis la maternelle et peut encore me détourner de la fréquentation des
églises. J’ai peu à peu rationalisé cette pulsion et je me suis donc
assez naturellement tourné vers les auteurs libéraux. En les lisant,
j’ai pu découvrir la source juridique de la prospérité; la
reconnaissance des droits de propriété légitimes étant la condition
déterminante de l’initiative privée.
Au-delà de ce cadre théorique, j’ai trouvé dans ces lectures une
quantité de réflexions utilisables dans les entreprises ou dont la
transposition me paraît très féconde. J’ai surtout été frappé, à
l’intérieur des entreprises, par le nombre de croyances obscurantistes
qui gouvernent les agissements quotidiens et qui pourraient être évitées
par une meilleure connaissance de l’école autrichienne d’économie, de
l’épistémologie appliquée aux sciences humaines ou du libéralisme en
général.
Les paradigmes socialistes ne polluent pas que le monde politique, ils
sont disséminés partout et donc également dans l’entreprise.
Le soviétologue Alain Besançon dit fort justement qu’on ne parviendra
jamais à faire l’inventaire des myriades de corruptions intellectuelles
que la pensée révolutionnaire léniniste a instillées dans notre monde
actuel.
Un chef d’entreprise doit dealer avec le réel, composer avec la réalité.
Toute théorie qui rend mieux compte du réel qu’une autre est donc un
avantage comparatif pour celui qui parvient à l’intégrer à sa pratique.
Bien sûr, être communiste n’interdit pas de gagner de l’argent, ce que
nous ont prouvé très tôt les « milliardaires rouges » (Armand Hammer aux
États-Unis ou Jean-Baptiste Doumeng en France). En France, notre
capitalisme de copinage, qui n’est qu’un autre nom du socialisme, nous
offre de multiples exemples de ces enrichissements réalisés au travers
de partenariats public-privé ou de l’exploitation commerciale d’une
nouvelle obligation légale aussi superflue que les précédentes.
Dès lors, l’entreprise privée ne pouvant être réduite à sa dimension de
« machine à fric », nous sommes amenés à nous poser la question de ce
qui constitue son essence. On peut apporter comme réponse qu’une
entreprise n’est réellement privée que lorsqu’elle privatise un problème
et sa solution. Lorsqu’elle s’empare d’un problème public, c’est-à-dire
dont tout le monde est libre de s’emparer, pour lui apporter une
solution originale et respectueuse des droits de propriété légitimes de
chacun.
Nintendo, si nous lui appliquons ce modèle, privatise un problème
public, le fait que les jouets prennent la poussière en haut des
armoires sitôt la période de Noël passée, en lui apportant une solution,
sa propre solution privée, qui est d’offrir des jouets que les enfants
utilisent compulsivement toute l’année du matin au soir et jusque
pendant la nuit.
Grégoire
Canlorbe: Le jusnaturalisme promu par des auteurs tels que
Locke, Bastiat et Rothbard, propose de justifier la liberté sur la base
déontologique de droits tenus pour naturels, à savoir l’intégrité
physique et la propriété privée légitime, i.e. acquise sans violence.
Quel intérêt portez-vous pour cette position philosophique? Dans quelle
mesure verriez-vous en celle-ci un « outil puissant pour éclairer la
plupart des arbitrages auxquels les entreprises sont confrontées »?
Olivier
Méresse: Le jusnaturalisme est un outil très puissant pour
éclairer les réflexions et les arbitrages stratégiques des entreprises
privées.
Toute entreprise est une entité politique qui milite pour une certaine
vision du monde qu’elle met en concurrence avec d’autres visions du
monde. Une marque de crèches enfantines et un fabricant de jeux vidéo
peuvent être porteurs d’interprétations différentes et éventuellement
concurrentes du bien et du mal, en relation avec leurs missions
respectives et l’angle suivant lequel ils abordent chacun leur marché.
Ainsi, ce qui peut être considéré comme un abus de bien social par les
actionnaires d’une entreprise peut coïncider parfaitement avec la
mission d’une autre. Les législations varient énormément dans le temps
et dans l’espace, selon les régions, les pays ou les époques. Si une
entreprise se détermine à partir de la législation actuelle, elle se
réfère à quelque chose de très instable, qui de plus lui est extérieur
et évolue en fonction de principes de variation propres: la
bureaucratie, les parlements, les sondages, les luttes entre la majorité
et l’opposition, etc. Comme si votre décision de devenir ou non
économiste dépendait des caprices d’une grenouille à l’autre bout du
monde. C’est exactement ce que fait une entreprise qui se détermine à
partir de la législation.
Même ou surtout si c’est la législation de son pays d’origine, car
l’entreprise est par nature « a-nationale ». L’entreprise Sony est
peut-être japonaise par sa naissance, mais elle est maintenant
internationale, multinationale, mondiale, apatride. Les entrepreneurs
doivent penser leur stratégie sur une base stable et qui leur
appartienne. Le jusnaturalisme leur offre ce point d’appui.
Prenons le cas particulier d’une entreprise de défiscalisation. Elle est
bien sûr très dépendante de l’évolution des lois, aussi bien dans les
enfers que dans les paradis fiscaux, mais elle pourra néanmoins être
fondée sur un parti pris, qui lui peut être parfaitement stable, par
exemple que la propriété appartient à son propriétaire légitime et que
tous les moyens légaux sont bons pour lui épargner une partie ou la
totalité de la spoliation pratiquée par les gouvernements. Comme vous le
voyez, le jusnaturalisme offre un socle indémodable aux réflexions
menées pour le compte d’entreprises privées.
Grégoire
Canlorbe: Il est souvent avancé que les cadres dirigeants,
dans l’intérêt de l’entreprise, devraient entretenir des relations
froides et distantes avec les employés. Alfred P. Sloan, le fondateur de
la gestion d’entreprise moderne, écrivait dans les années 1930:
Il est du devoir du chef d’entreprise d’être objectif et
impartial. Il doit absolument être tolérant et ne pas prêter
attention à la manière dont un homme fait son travail une fois qu’il
se retrouve seul, qu’il apprécie l’homme ou qu’il ne l’apprécie pas.
Il doit se préoccuper seulement des performances et du caractère.
Cela est incompatible avec l’amitié et les relations sociales. La
solitude, la distance et la formalité sont les devoirs du chef
d’entreprise.
Ce point de vue continue d’être en vogue, de nos jours.
Cette façon de faire vous paraît-elle aller dans le sens des
principes libéraux en management?
Olivier
Méresse: Cette prescription de Sloan nous rappelle que
l’entreprise, parce qu’elle est une propriété privée, est un
extraordinaire terrain d’expérimentation social soumis à la fantaisie
des actionnaires ou, par délégation des actionnaires, à la fantaisie du
patron. Les législations limitent malheureusement l’expression de cette
fantaisie qui, associée à la discipline imposée par les marchés et la
concurrence, est pourtant un processus de découverte primordial. Je ne
crois pas qu’il y ait des principes libéraux en management: si nous
faisons abstraction de la législation, il y a seulement la liberté du
manager qui compose avec la liberté de ses collaborateurs. Mais les
libéraux savent que la liberté est le principal ferment de la prospérité
des nations et c’est cette même « liberté de bien faire » qui apparaît
aujourd’hui être le moteur des entreprises les plus rentables.
La compréhension des ressorts du management progresse continûment depuis
Henri Fayol et les découvertes successives se complètent les unes les
autres bien plus qu’elles ne se contredisent. Le toyotisme est souvent
opposé à tort au fordisme, alors que Taiichi Ohno, son inventeur –
lui-même grand admirateur du fordisme – l’a toujours présenté comme un
ensemble de méthodes venant compléter ou préciser le fordisme pour
l’adapter entre autres à la complexité croissante des produits et des
chaînes de montage.
Pour apprécier la pertinence du propos de Sloan que vous rapportez, il
faut le remettre dans le contexte de son époque et le relier à la
spécificité de General Motors. Sous l’impulsion de Sloan, General Motors
est devenue une entreprise à la rentabilité exemplaire, fédérant
plusieurs dizaines de marques automobiles et employant jusqu’à 850 000
salariés en même temps. À cette échelle, le paternalisme ne peut plus
fonctionner et la délégation de responsabilités est une nécessité. La
passion elle-même doit être déléguée puisque chaque marque (Chevrolet,
Buick, Cadillac, etc.) dispose de son propre positionnement, de son
style, de sa clientèle, de sa publicité… Sloan et son équipe ont été les
précurseurs du reporting, de la direction par tableau de bord, des
centres de profit et de ce que Peter Drucker formalisera comme le
management par objectifs.
Quant à l’anonymat, il est une des grandes conquêtes de cette époque qui
voit aussi l’essor des supermarchés. En creux, ce que nous dit Sloan,
c’est qu’il se fiche que ses employés soient noirs, juifs ou
homosexuels, comme Prisunic et Monoprix, nés respectivement en 1931 et
1932, se fichent de savoir si leurs clientes sont pauvres ou riches, ce
que plébisciteront les premières comme les secondes.
Depuis l’expérience Hawthorne, menée à cette même époque, l’école des
relations humaines a imprégné peu à peu toute la recherche en
management. Après l’organisation militaire, le paternalisme puis cet
anonymat libérateur, ce sont aujourd’hui les entreprises qui tiennent le
mieux compte des besoins et des aspirations de leurs collaborateurs qui
mènent le bal. Le groupe Accor a ainsi toujours placé le bien-être de
ses employés au premier rang, devant même la satisfaction des clients
car celle-ci dépend précisément de celui-là. C’est aussi la position de
Vineet Nayar, le patron du groupe informatique HCL, qui a écrit
Employees First, Customers Second, dont Eric Albert s’est fait l’écho en
France.
Plutôt que de mettre la pression à ses collaborateurs, jouer sur leurs
peurs et finalement les stériliser, il vaut mieux leur donner du pouvoir
et libérer leur intelligence. L’excellent livre d’Isaac Getz et Brian
Carney, Liberté & Cie, rend bien compte de cette révolution managériale. La
prescription de Sloan trouve là sa prolongation autant que sa limite:
s’il faut laisser faire ses collaborateurs cela ne dispense pas de
s’intéresser à eux. De plus, n’oublions pas que l’anonymat est également
un produit de la bureaucratie et qu’en tant que tel il ne demande qu’à y
retourner.
Grégoire
Canlorbe: Daniel Goleman est le psychologue qui a inventé le
terme « quotient émotionnel ». Dans son ouvrage de 2002, Primal
Leadership: Realizing the Power of Emotional Intelligence, il
affirme que « l’empathie est la compétence fondamentale de
l’intelligence émotionnelle ». Il surenchérit: « L’empathie est
l’instrument ultime dans les affaires. »
Par empathie, il faut entendre la capacité à éprouver soi-même les
émotions d’autrui, comme on si était à sa place: la faculté de
ressentir et de vivre au plus profond de soi les sentiments et les
envies d’autrui, tout en cultivant une forte compassion pour autrui et
en ayant à cœur de satisfaire ses désirs.
L’empathie, suggère Goleman, est la faculté essentielle pour réussir
dans les affaires, parce qu’elle nous permet de sonder les cœurs et les
cerveaux du public: en un mot, elle nous met dans la peau des
consommateurs.
Verriez-vous en cette valorisation de l’empathie un trait
caractéristique du libéralisme appliqué au marketing?
Olivier Méresse: Je
ne connais pas ces travaux dont vous parlez, mais ce que vous m’en dites
ne me convainc pas.
L’empathie est sans doute une grande qualité pour le personnel de
service, mais la grande cuisine, par exemple, ne pourrait s’en
satisfaire: sa clientèle exigeante veut en effet être surprise par des
assiettes mariant avec audace des saveurs que personne n’avait encore
osé marier. Je ne critique surtout pas l’empathie et elle constitue
assurément une part importante des offres qui rencontrent le succès, mais
je crois qu’on aurait tort de limiter le marché à la satisfaction de nos
attentes.
Le marché fait beaucoup plus que combler ou devancer nos désirs
puisqu’il nous présente une grande diversité d’offres dont nous
n’aurions jamais eu l’idée seuls. La vision des entrepreneurs les plus
novateurs précède largement l’adhésion du public. En 1977, lorsque Steve
Jobs – plus souvent présenté comme égoïste que comme empathique –
propose l’Apple II, il a probablement en tête une liste de raisons qui
le conduisent à penser que ce micro-ordinateur trouvera sa clientèle,
mais il est aussi le premier à constater que personne ne s’est jamais
plaint du fait que ce produit n’existait pas. L’empathie permet
d’extrapoler le connu, mais pas de défricher l’inconnu.
On peut toujours présenter les visions novatrices comme une forme
suprême d’empathie, mais pour les générer l’empathie ne suffit pas. Il
faut être guidé par autre chose: la connaissance intime d’un secteur,
un talent particulier, la compréhension d’un dysfonctionnement, une
association d’idées incongrue mais prometteuse…
Je crois que l’empathie fonctionne bien sur les marchés matures,
spécialement les produits basiques réunissant un nombre limité de
critères de satisfaction. Une entreprise comme Procter & Gamble a fait
de ce type de produits sa spécialité et recherche opiniâtrement, au
moyen de batteries d’interviews, de nouveaux insights, aussi universels
que possible, pour améliorer son offre ou la promouvoir. Ces insights ou
« perceptions de consommateurs » sont une bonne traduction marketing de
l’empathie.
Notez bien qu’attiré par les marges élevées des parfums, Procter &
Gamble s’est ouvert à ce secteur mais sans parvenir à y appliquer ses
méthodes. Il s’agit en effet de produits fortement identitaires,
irréductibles à une série de critères. Une acheteuse de parfum ne veut
pas seulement un liquide qui sent bon, elle veut aussi se différencier
de sa voisine ou être subjuguée par la griffe d’un créateur inspiré. Les
approches proctériennes et les études de marché en général ne sont plus
alors d’aucun secours. Ce qui est également vrai pour les produits
culturels: littérature, musique, cinéma…
Je crois que le meilleur moyen de tirer profit des idées libérales en
marketing est encore d’anticiper les déréglementations et mieux encore
d’y participer activement. Il faut libérer ses clients. Non seulement il
faut les libérer des carcans étatiques en s’en libérant soi-même, mais il
faut également les libérer de tous les carcans mis en place par vos
concurrents ou peut-être par vous-même. Ces carcans commerciaux sont
moins rigides que des carcans légaux puisqu’ils peuvent être détruits
par la concurrence, mais ils sont généralement maintenus par des
ententes tacites. D’où cette nécessité d’encourager les approches rupturistes.
Grégoire
Canlorbe: D’une manière générale, quelles seraient selon vous
les grandes lignes et les grandes forces (ainsi que les lacunes
éventuelles) de l’approche libérale en gestion et en marketing?
Olivier
Méresse: L’entreprise est au cœur d’une triple libération:
libération de l’entreprise elle-même envers le joug étatique, libération
des employés et libération des clients. L’entreprise a un grand rôle à
jouer dans ces trois libérations et je crois que cette « liberté au
cube » peut être pour elle la source d’une phénoménale prospérité.
Beaucoup d’entreprises profitent de privilèges octroyés par l’État sans
toujours prendre conscience de ce qu’elles pourraient tirer de son
amaigrissement. Syndrome de Stockholm oblige, on voit mieux les cadeaux
octroyés par le tyran que les tourments qu’il nous inflige, et les
premiers paraissent à portée de main quand la suppression des seconds
semble inaccessible. Je vous renvoie à mon article « Libéralisation: la
voie commerciale » dans lequel je m’efforce de détailler tous les
bénéfices qu’une entreprise peut tirer d’une franche opposition à
l’endroit du pouvoir en listant les divers moyens qui sont à sa portée
et les freins à surmonter. Des entreprises telles que E.Leclerc, Free ou
Virgin nous ont offert quelques exemples d’une telle résistance et de
ses effets bénéfiques.
Nous avons brièvement évoqué tout à l’heure la libération des employés.
Elle n’est certes pas facilitée par la législation, mais elle dépend pour
l’essentiel de l’entreprise. Quant à la libération des clients, elle
exige déjà de bien percevoir les divers mécanismes d’asservissement dont
ils sont l’objet, et qui sont d’autant plus vicieux qu’il s’agit
généralement d’un esclavage volontaire…
La pente naturelle des services marketing et de leurs nombreux
sous-traitants est d’essayer de rendre la clientèle captive. Là encore,
il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas et les coûts cachés
l’emportent souvent sur les bénéfices. Prenons la très habituelle carte
de fidélité et notons au préalable que Nike ou Apple parviennent à vivre
et même à bien vivre sans.
Ces cartes de fidélité ne sont au final que des cartes de captation: la
fidélité est dans la tête ou elle n’est pas. Si ma compagne m’est fidèle
parce qu’elle gagne une fourrure ou un bijou toutes les dix nuits
qu’elle passe avec moi, c’est qu’elle ne m’est pas fidèle. La vraie
fidélisation repose sur des efforts permanents.
On dit très justement qu’il n’y pas d’amour, qu’il y a seulement des
preuves d’amour. Or ces programmes de « fidélisation » sont coûteux et
inutiles, ils excluent les clients qui ne sont pas détenteurs de la
carte et leur vraie raison d’être est d’espionner vos achats afin de
dresser votre « profil consommateur », soi-disant pour vous faire des
offres adaptées. Par exemple vous proposer une réduction sur le
Coca-Cola si vous avez acheté du Pepsi ou une réduction sur le
Pepsi-Cola si vous avez acheté du Coca.
Dans les deux cas, le distributeur vendra le ticket promotionnel au
fabricant de cola concurrent, qui devra bien répercuter ce coût sur ses
prix de vente. Les offres sont plus adaptées au commerçant qu’au client
et le but ultime est bien de vous pigeonner. Ce délire prend aujourd’hui
des proportions titanesques avec tout ce qui est au confluent du CRM
(Customer Relationship Management) et du Big Data.
J’ai eu l’occasion de m’étendre sur cette dernière impasse dans
l’article que j’ai produit pour le livre Libres!! (opus 2). Il est difficile de se battre contre ces fumisteries
car elles sont le résultat de montages compliqués et tous les services
marketing, toutes les entreprises de conseil, les sous-traitants
informatiques, etc., n’existent que par elles.
Souvenons-nous de la complexité des offres de téléphonie mobile avant
l’arrivée de Free: des catalogues entiers étaient édités à chaque
saison par les opérateurs pour vous présenter des multitudes de forfaits
et leurs passerelles, détaillant ce à quoi ils vous ouvraient droit en
échange de durées d’engagement jusqu’au terme desquelles vous acceptiez
de rester prisonniers… Pour moins de 20 euros, Free a tout donné en
illimité à commencer par la liberté de partir.
Grégoire
Canlorbe: Dans un article de 2007, « Libéralisation: la
voie commerciale », vous écrivez notamment: « Par nature l’entreprise privée
est anarchiste, dissidente, pragmatique et responsable. » J’aimerais vous
entendre expliciter ce point de vue. Pourriez-vous revenir succinctement
sur chacun de ces quatre points?
Olivier
Méresse: Ces quatre adjectifs sont les quatre faces d’un même
tétraèdre considéré sous les angles stratégique, marketing, opérationnel
et juridique. L’entreprise est comme nous l’avons dit une entité
politique.
On entend d’ailleurs souvent parler d’entreprise « citoyenne », ce qui
veut bien dire qu’on lui reconnaît un rôle dans la cité. La question est
de savoir si ce rôle est déterminé librement par les actionnaires, qui
sont les légitimes propriétaires de l’entreprise, ou s’il consiste à
obéir aux injonctions gouvernementales, comme celles définies dans le
Pacte de responsabilité et de solidarité du président Hollande.
Il va de soi que l’entreprise appartient à ses seuls actionnaires et
qu’elle ne sert jamais mieux la fraternité humaine qu’en défrichant ses
propres horizons. L’entreprise privée est une société humaine à
géométrie variable, capable de s’adapter et de faire face à la plus
grande diversité de problèmes. Elle peut, pour ce faire, mobiliser
divers capitaux et, dans le respect de la liberté de chacun, un nombre
variable de collaborateurs cumulant les expériences les plus diverses.
Les entreprises privées sont parvenues à une maîtrise technique
prodigieuse qui va de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Elles
gèrent dans une grande variété de domaines des projets d’une complexité
qu’il est impossible de se figurer – pensons aux actuels grands films
hollywoodiens ou à ces bâtiments à énergie positive, connectés et livrés
clefs en main.
Cette maîtrise est telle que les États, autres organisations politiques
notables, ne pourraient plus se passer de la contribution des
entreprises privées pour exercer leur domination. D’ailleurs, à peu près
toutes les fonctions étatiques existent dans la sphère privée, fut-ce au
stade larvaire sur un petit territoire: entre les sociétés de
gardiennage ou de vigiles, les fabricants d’armes, les sociétés de
recouvrement ou les arbitrages privés, aucune des capacités reconnues à
l’État n’échappe complètement au marché. Il existe ainsi une
perméabilité entre l’un et l’autre.
Le jusnaturalisme dont nous parlions tout à l’heure est le système
juridique idéal pour l’épanouissement de l’entreprise, mais quand il
n’est pas déjà là, on ne peut exclure que ce soit le rôle de
l’entreprise de le mettre en place. C’est pourquoi je préfère parler
d’anarchisme méthodologique. L’entreprise doit, pour se déterminer, se
placer en situation de liberté et de responsabilité maximale.
Ne posons pas ici la question de savoir si la justice, la police ou
l’armée devraient être confiées à des entreprises privées en libre
concurrence. L’anarchisme méthodologique n’est pas l’instrument de ce
débat. Il s’agit juste, comme toute réflexion stratégique l’exige, de
poser une feuille blanche en se demandant qui nous sommes et où nous
voulons aller. Quand je dis que l’entreprise privée est anarchiste par
nature, je dis juste qu’elle ne peut faire l’économie de se placer dans
ce contexte de liberté et de responsabilité maximale. Et c’est une
autoroute à innovations car cela permet de sortir du cadre étriqué à
l’intérieur duquel le pouvoir autorise l’entreprise à se mouvoir.
La quantité de projets possibles est logiquement fonction de la liberté
et de la responsabilité. L’entreprise est anarchiste par nature car il
lui appartient seule de déterminer quelle part du monde elle veut faire
sienne et, de même qu’un individu peut s’efforcer de devenir président
de la république, une entreprise peut vouloir concurrencer la sphère
régalienne.
La dissidence est une nécessité commerciale. Une entreprise d’un peu
d’envergure ne peut pas vivre en suivant le troupeau et en obéissant au
pouvoir sinon en reniant sa nature d’entreprise privée autonome. Le
pragmatisme est quant à lui une nécessité opérationnelle: une
entreprise est bien obligée de se soumettre à quelques règles de police
ou de composer avec le pouvoir.
Quand la loi Hadopi est entrée en vigueur, Free n’a pas envoyé de
courriers, comme cette loi semblait l’y obliger, aux contrevenants qui
continuaient de télécharger illégalement des fichiers. Surpris, le
gouvernement ou l’administration ont sommé Free de s’expliquer et les
responsables de Free ont répondu que la loi ne prévoyant aucune sanction
à l’égard des opérateurs qui ne l’appliqueraient pas, ils ne jugeaient
pas pertinent d’embêter leurs abonnés…
Mais, le pouvoir étant chatouilleux, c’est bien évidemment à ce moment
que la dissidence s’est arrêtée pour laisser place au pragmatisme.
Enfin, l’entreprise est responsable juridiquement et il est important de
noter que sa responsabilité juridique n’est pas figée dans le présent.
Une époque passée est toujours jugée à l’aune de critères moraux qui lui
sont ultérieurs et les entrepreneurs sont donc tenus de se poser la
question de la moralité de leurs actes indépendamment de la législation
actuelle ou des oukases gouvernementales.
Pour remettre cette phrase dans son contexte, je fustigeais ces très
arbitraires pêches aux valeurs auxquelles se livrent tous les services
marketing. Je les encourageais à se focaliser plutôt sur les valeurs
intrinsèques à toute entreprise privée un peu ambitieuse.
Grégoire
Canlorbe: Un lieu commun de la philosophie morale, remontant
au moins à Épicure, consiste à affirmer que certains besoins humains
seraient naturels et essentiels et d’autres, artificiels et vains. Les
besoins naturels, i.e. innés à notre condition d’êtres humains,
procureraient une satisfaction authentique, un plaisir véritable. Les
besoins artificiels, c'est-à-dire contractés au cours de notre vie sociale,
seraient le fruit de notre imagination, ils n’auraient pas de
consistance propre; nous nous convaincrions de l’existence de ces
besoins en réalité fictifs. À en croire les tenants de pareille
dichotomie entre besoins naturels et besoins artificiels, pourvoir à nos
besoins artificiels n’apporterait aucune satisfaction véritable; le
plaisir que procure leur assouvissement serait illusoire.
Le même état d’esprit a fait le lit d’une critique virulente envers
l’industrie publicitaire. Selon cette critique, le libre arbitre du
consommateur, garanti par la loi, se traduirait dans la pratique
concrète du consommateur non par un choix souverain mais par une
aliénation mentale. Les médias et l’industrie de la publicité nous
imposeraient de faux besoins, des besoins artificiels, l’envie de
produits ou services qui seraient en réalité impropres à nous procurer
un plaisir véritable. Les publicitaires feraient de nous des esclaves du
grand capital.
En tant que Conseil en séduction commerciale, que vous inspire ce
discours qui a le vent en poupe?
Olivier
Méresse: Il m’est difficile de répondre à cette question sans
faire référence au brillant article que vous avez vous-même signé dans
le livre Libres!! (opus 2). J’ai trouvé
très convaincante votre explication fondée sur de récentes études en
neuropsychologie et je fais mienne votre conclusion selon laquelle c’est
bien encore une fois la haine de l’être humain qui se cache derrière ces
critiques.
Pour aborder la question sous un angle un peu différent, les besoins
humains n’ont pas changé depuis la préhistoire: manger, se rincer
l’œil, jouir, se divertir, se déplacer, dormir, etc. Ce qui change,
c’est les réponses qui leur sont apportées.
Elon Musk, le fondateur de Tesla Motors et de SpaceX, s’efforce de mettre
sur pied l’Hyperloop, une sorte de canon électromagnétique propulsant
une capsule à l’intérieur d’un tube à plus de 1 100 km/h, et qui
relierait Los Angeles à San Francisco en moins de 30 minutes. Il ne crée
pas un nouveau besoin car toute personne qui est pressée de faire ce
trajet sera ravie de ne pas le faire en diligence.
N’en déplaise à tous les khmers verts, la plupart des besoins dits
naturels – boire, manger, dormir, nous reproduire… – sont ceux qui nous
confondent avec le bétail et les besoins dits artificiels sont ceux qui
nous en différencient. Présenter comme seuls besoins essentiels, innés à
notre condition d’êtres humains, ceux qui sont le moins spécifiques à
notre espèce ne méritent qu’une bonne paire de claques.
Quant à la publicité, on lui prête des pouvoirs qu’elle n’a pas.
Investissez-y toute votre fortune, vous ne vendrez pas facilement des
cubes de neige à des Esquimaux. Les consommateurs sont plus attentifs
que les électeurs et les grands naïfs constituent une cible assez
étroite. Les seuls produits qui se vendent mieux avec de la publicité
sont ceux qui se vendent déjà tout seuls. La publicité ne vient donc pas
combler un déficit de désir mais un déficit d’information.
Si la publicité avait ce pouvoir de faire changer les gens, les
adolescents français ne fumeraient plus depuis longtemps et Staline
serait parvenu à transformer tout son peuple en une armée docile et
stakhanoviste. Les publicitaires ne sont pas pressés de divulguer leur
triste impuissance car ils y perdraient de nombreux clients et tous
leurs budgets de communication publique.
La publicité est loin d’être l’élément décisif d’une séduction
commerciale réussie. Elle n’en est au contraire que le dernier étage. La
stratégie générale suivie par l’entreprise, les innovations qui
devraient en émaner et le design qui leur donne forme sont nettement
plus déterminants.
Grégoire
Canlorbe: Il est de bon ton d’affirmer que la société libre
impliquerait un repli sur soi des individus et une atomisation de la
société. Ce reproche fut notamment formulé par Tocqueville dans son
ouvrage consacré à la démocratie. Je cite cet extrait fameux de Tocqueville:
L’aristocratie avait
fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan
au roi; la démocratie (i.e. la société libre, où règne l’égalité
des conditions) brise la chaîne et met chaque anneau à part.
À mesure que les conditions s’égalisent, il se rencontre un plus
grand nombre d’individus qui, n’étant plus assez riches ni assez
puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs
semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières
et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent
rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne;
ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent
volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.
Ainsi, la démocratie sépare chaque homme de ses contemporains; elle
le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin
tout entier dans la solitude de son propre cœur.
Que vous inspirent ces propos de Tocqueville? Verriez-vous en
l’aventure collective de l’entreprise une forme éminente de lien social
qui contredit la thèse de l’atomisation?
Olivier Méresse: Je ne suis qu’un valet du grand capital et
cette question sur Tocqueville va très au-delà de mes compétences. Les
écrits de cet esprit ouvert ont nourri la réflexion des démocrates et
des libéraux, mais il défendait plutôt l’aristocratie, comme le montre
bien l’extrait que vous citez.
Je ne connais pas assez la société d’ancien régime pour me prononcer;
il me semble cependant que la Suisse, pour prendre l’une des plus
exemplaires démocraties modernes, contredit son propos.
Et c’est au contraire une des grandes vertus de la société libérale que
de permettre à chacun de placer où bon lui semble le curseur entre
autarcie et aventure collective.
L’essor du capitalisme a permis de rendre plus fructueuse la coopération
entre individus tout en rendant chacun plus facilement autonome.
À condition de les acheter par sacs d’une dizaine de kilos, vous
trouverez facilement dans un hypermarché français des pommes de terre à
25 centimes le kilo. À ce tarif, avec un seul mois de salaire net, un
smicard peut donc s’acheter 4,5 tonnes de pommes de terre! Si nous
divorçons plus facilement aujourd’hui, c’est aussi parce que ce colossal
pouvoir d’achat nous le permet. Je ne sais pas si Tocqueville le
regretterait mais plus d’une femme mal aimée ou battue s’en félicitera.
L’individualisme ne nie pas la dimension grégaire, sociale, de l’être
humain, qui vit naturellement en collectivité. De très grandes choses
ont été faites par des individus isolés, mais ils s’appuyaient néanmoins
sur tout ce que l’humanité leur avait légué et sur la coopération
sociale. L’entreprise privée, quelle que soit sa taille, est à coup sûr
la plus formidable façon de vivre aujourd’hui une aventure collective.
Cette aventure est ouverte à tous car chacun a une pierre à y apporter
et on ne peut que regretter que tant de fonctionnaires se privent d’y
participer.
Quand on entend Anne Coffinier – cofondatrice et directeur général de la
Fondation pour l’école – développer l’interminable liste des libertés
dont l’Éducation Nationale a progressivement privé les professeurs –
formation, affectation, horaires, méthodes, sanctions, programmes,
manuels, etc. –, on ne peut que leur souhaiter de laisser derrière eux
autant de misère et les voir s’engager eux aussi, éventuellement en tant
qu’actionnaires, dans de grandes aventures éducatives privées.
S’encroûter dans une routine en formant des bataillons de chômeurs n’est
galvanisant pour personne.
On peut regretter également que l’entreprise privée soit enserrée dans
un cadre légal aussi vaste et aussi étriqué à la fois. Tout
le droit du travail pourrait se limiter à la prohibition de l’esclavage
et laisser celle-ci à la libre appréciation de juges s’appuyant sur une
jurisprudence. Comme le dit très justement Charles Gave: « La
France est un pays où deux adultes consentants peuvent tout faire
ensemble – sauf travailler l’un pour l’autre. »
Pour en revenir au propos de Tocqueville, je crois qu’un territoire
essentiellement fondé sur l’intermédiation de marques commerciales, ce
qu’on pourrait appeler une « sigillocratie » – le sigillé étant la
marque, le sceau, qu’on trouve sur les amphores –, permettrait aux
individus de déterminer librement leurs engagements collectifs et le
degré de leur coopération sociale en profitant ainsi du meilleur des
deux mondes, individuel et collectif.
Grégoire
Canlorbe: Notre
entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots?
Olivier
Méresse: Je voudrais d’abord vous remercier pour la pertinence
de vos questions et pour le soin que vous avez apporté à la préparation
de cette interview. Cela m’a permis d’aborder des points sur lesquels je
n’avais jamais eu l’occasion de m’exprimer publiquement.
J’aimerais ajouter qu’à part vous, ces approches n’intéressent pas grand
monde pour l’instant et que c’est une grande frustration pour un
consultant de ne voir mise en œuvre que la part la plus conventionnelle
de ses recommandations. Les plus audacieuses suscitent l’enthousiasme le
jour de la présentation mais sont petit à petit broyées par la
bureaucratie, qui n’est pas un phénomène réservé aux administrations
publiques.
Je suis toujours à la recherche d’entreprises clientes intéressées par
ces nombreuses opportunités qui ne demandent qu’à être exploitées. Pour
mettre plus sûrement un terme à mes frustrations, je m’efforce
actuellement de mettre sur pied ma propre entreprise, dans le domaine
des jeux et jouets instructifs pour lequel j’imagine un futur riant, et
je cherche à réunir des capitaux, des dessinateurs et des programmeurs.
En bon publicitaire, c’est sans fausse honte que j’utilise la tribune
que vous m’offrez et je vous en remercie.
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*Entretien d'abord publié le 6 septembre 2014
sur le site de l'Institut Coppet.
**Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel français. Il réside
actuellement à Paris. |