Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/16/160115-3.html Raphaël Krivine a une longue expérience dans le domaine du marketing, du digital et du management au sein de grandes entreprises du secteur de la banque et de l’assurance. Il s’intéresse depuis longtemps aux idées libérales en politique et en économie. Il publie pour la première fois un essai, aux éditions de l’Institut Coppet, en abordant une thématique rarement évoquée par les penseurs libéraux: la psychanalyse. Le livre s’intitule #Freudo-libéralisme, les sources libérales de la psychanalyse. Benoît Malbranque: Pourquoi avoir choisi d’étudier Freud et la psychanalyse, et surtout pourquoi l’associer au libéralisme? Vouliez-vous délibérément créer une polémique? Raphaël Krivine: Les auteurs libéraux se consacrent essentiellement à traiter de l’économie et de la société. Ils se réclament tous de l’individu, mais décrivent surtout les conséquences de ses interactions avec ses semblables. Très peu se sont intéressés à décrire ses motivations intérieures, contrairement à Sigmund Freud et ses disciples. J’ai préféré appliquer la fameuse phrase de Robert Prost dans son poème « La route non prise »: « Deux chemins divergeaient dans un bois, et moi j’ai pris celui qui était le moins emprunté ». Et j’ai choisi ce sujet rarement exploité. Je ne suis ni un spécialiste de la psychanalyse ni un parfait connaisseur de tous les textes libéraux mais j’essaie d’établir des passerelles et de trouver les confluences entre une discipline et un courant de pensée qui se sont ignorés ou qui ont joué à « Je t’aime moi non plus ». Et puis évidemment le sujet me tenait à cœur. M’intéressant à la fois aux idées libérales et jugeant la psychanalyse digne d’intérêt, je me demandais il y a une quinzaine d’années si je n’étais pas un peu schizophrène tellement j’avais le sentiment que la psychanalyse était naturellement marquée à gauche, très à gauche… Vous me direz que c’est logique vu que j’ai passé ma jeunesse dans le quartier latin des années post 68… Alors j’ai fait des recherches et des lectures croisées. Le livre est le résultat de ce travail. Il s’inscrit en quelque sorte dans la lignée de Raymond Boudon et de son essai Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme. Vais-je créer la polémique? Onfray m’en préserve! J’espère modestement animer le marché des idées et inciter des personnes jusqu’alors passionnées par la psychologie et la psychanalyse à découvrir les penseurs libéraux. BM: Comment expliquez-vous cet évitement quasi permanent, cette opposition entre libéralisme et psychanalyse? RK: Tout d’abord les psychanalystes d’une part et les penseurs et économistes libéraux d’une autre sont des passionnés de leurs disciplines respectives et n’ont de cesse d’approfondir leurs connaissances dans leur matière. C’est peut-être le biais cognitif dit de « confirmation ». On recherche toujours ce qui conforte ce qu’on pense. Du côté des psychanalystes, en particulier en France, il y a bien entendu le fait qu’ils soient des intellectuels… et donc souvent de gauche. Certains sont d’ailleurs très médiatiques. Les psychanalystes ont lu les auteurs marxistes et les freudo-marxistes que j’évoque dans l’ouvrage, mais ils n’ont que rarement ouvert les livres des auteurs libéraux. Quant aux libéraux, ils se sont conformés aux jugements de Popper et de Hayek. Popper critiquait la psychanalyse pour son caractère non scientifique et Hayek mettait Freud dans le camp des constructivistes, adversaires du libéralisme. BM: Et pourtant, d’après vous, la psychanalyse peut être attachée au courant libéral… RK: Oui, il y a une filiation évidente. Tout d’abord, beaucoup de biographes montrent que son fondateur, Freud, par son éducation, sa culture, n’était pas très éloigné du libéralisme, même s’il n’écrivit pas grand-chose sur le sujet. Il se déclara tout de même un jour comme étant un « libéral à l’ancienne mode ». Au détour d’une phrase, on lit qu’il considérait que la Richesse des Nations d’Adam Smith était un ouvrage fondamental. Dans sa jeunesse il a également traduit plusieurs ouvrages de John Stuart Mill. Ensuite, et c’est un élément-clé de ma tentative de démonstration, la psychanalyse est avant tout centrée sur l’individu. Elle vise à approfondir et lui faire comprendre son moi profond pour lui permettre in fine de devenir pleinement propriétaire de lui-même. Et là on touche au libéralisme. BM: Est-ce justement là ce qui fait que Ludwig von Mises avait un avis assez positif de la psychanalyse? RK: Non, pas exactement. Mises, quasiment contemporain de Freud, ne chercha pas à récupérer la psychanalyse. En revanche, il fut admiratif de la discipline freudienne et considéra qu’elle commence où s’arrête la praxéologie. La praxéologie est la science de l’échange et de l’action humaine, mais elle ne cherche pas à connaître les motivations profondes de chaque individu. La psychanalyse permet de les découvrir et de travailler sur elles. Une autre découverte que j’ai réalisée, c’est que Mises a été le premier à percevoir que la psychanalyse s’était développée parce qu’elle avait échappé au contrôle étatique! Mises insiste par exemple sur le fait que, comme lui, Freud fut un Privatdozent, un professeur qui enseignait en marge du système d’enseignement autrichien. À ma connaissance, aucun historien de la psychanalyste ou biographe de Freud n’a mis en lumière les écrits de Mises sur le sujet. BM: Vous dites que Mises a reconnu le développement libre de la psychanalyse. Dans votre livre, vous évoquez cet aspect en montrant qu’au fond celle-ci s’est développée un peu comme une entreprise qui devient petit à petit une multinationale. Pouvez-vous nous en dire plus? RK: Freud a eu franchement une attitude d’entrepreneur en introduisant une disruption sur le marché des soins en lançant sa start-up Psychanalyse. Avec une vision, une intense activité de production (ses ouvrages nombreux), une approche en quelque sorte de « patron d’un réseau de franchisés » au travers de l’Association Internationale de la psychanalyse, et en contrôlant notamment le plus possible la formation. Et Freud est incroyablement libéral dans sa vision du rôle de l’État par rapport à sa discipline. Pour être clair, il n’en veut pas. Il est pour l’analyse profane, c’est-à-dire pratiquée par des non-médecins. Il le dit en français dans le texte et en deux mots. Il n’attend qu’une chose de l’État pour sa propre discipline: le « laisser faire »! Il juge « l’interventionnisme des pouvoirs publics » moins efficace que le « développement naturel ». Il se méfie du penchant à mettre sous tutelle et des excès d’ordonnances et d’interdictions… BM: Cette intention libérale au démarrage s’est-elle maintenue par la suite? En bref, a-t-on assisté à une mainmise de l’État sur la psychanalyse, comme ce fut le cas pour bien d’autres domaines? RK: Eh bien en tout cas et paradoxalement, pas en France! C’est même la concurrence entre différents courants, différentes écoles qui a probablement permis à la psychanalyse de connaître un développement important dans les années 1950 et 1960 et de devenir un « produit » grand public. Et dans le genre, Lacan a lui-même été un sacré entrepreneur! Il a créé en quelque sorte son propre « spin-off » et a introduit de la disruption symbolisée par les séances courtes de quelques minutes en rupture avec les séquences longues recommandées par l’école freudienne. BM: Vous avez cité Lacan et Freud. À côté de ces deux personnages, avez-vous trouvé des psychanalystes libéraux? RK: Le plus explicite sur le sujet est le psychiatre américain Thomas Szasz (qui a fait partie du groupe libertarien d’Ayn Rand) qui considère que le rôle du thérapeute est d’aider son patient – avec lequel il passe un contrat – à devenir individuellement libre. Il établit aussi un parallèle entre traitement analytique pour un individu… et réforme libérale en politique. La plus surprenante est la psychanalyste pour enfants Françoise Dolto qui a tant fait en France pour démocratiser la pratique freudienne. Elle utilise les mêmes mots à propos des enfants que les libéraux en général! Elle prône pour l’éducation des enfants un climat de liberté source de confiance, avec des règles, certes, mais qui se limitent à ce qui est indispensable à leur sécurité. Permettez-moi de la citer:
Ou encore:
BM: Dès le début de votre livre, vous posez très clairement le fait que
la psychanalyse est instinctivement associée à la gauche, et même au
marxisme. Vous ajoutez aussi que la psychanalyse souffre d’un faible
crédit, après d’innombrables attaques. La dernière en date est celle de
Michel Onfray. Que répondez-vous à sa critique de Freud et de la
psychanalyse? |