Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/16/160215-5.html Serge Schweitzer est un économiste français libertarien. Enseignant-chercheur à Aix-Marseille Université, il dirige la filière « analyse économique » à l’Institut Catholique d’études supérieures (ICES). 8) En 2006, vous avez écrit un article concernant « le concept de mondialisation dans l’histoire de la pensée économique ». Pourriez-vous rappeler succinctement les grandes lignes de votre propos dans cet article? Il s’agissait, en quatre temps successifs, d’expliquer d’abord que la mondialisation était refusée par les mercantilistes. Ils préconisent alors le protectionnisme. Dans un deuxième temps, le marxisme ne veut pas seulement refuser la mondialisation mais la rendre responsable, au XIXème, de la misère du monde. Ce sera l’une des thèses les plus célèbres de Lénine. On croit toucher le graal avec le théorème des coûts comparatifs, chez Ricardo. Mais ce dernier nous entraîne dans une double erreur d’une ampleur extrême. En nous laissant à penser que ce sont des nations qui échangent, d’où le terme trompeur d’« échange international », il masque que ce sont en fait des individus qui échangent. Le terme « échange international » est à bannir absolument pour être remplacé par celui d’échange interindividuel. Non content de cette première énorme erreur conceptuelle, Ricardo déduit que la spécialisation internationale et la division du travail est au bout du processus. Mais alors, comment expliquer qu’il y aient 25 pays au monde qui se partagent plus de 80% des échanges? Près des 3/4 des biens fabriqués le sont dans les frontières respectives des échangistes individuels. Cela paraît absurde de produire la même chose ici et ailleurs! La réponse est donnée par le professeur Jacques Garello, qui a une formule saisissante, quand il écrit: « La vertu de l’échange, c’est qu’il est l’occasion de la concurrence. » En effet, quand on échange les mêmes biens et services, on s’aperçoit alors que ici on est meilleur, là on est moins bon. La concurrence stimule alors vers l’excellence la plupart des participants, sous peine de mourir. Je conclus cet article en expliquant qu’il a appartenu à Bastiat et Montesquieu de comprendre la véritable grandeur de l’échange. Rien n’est plus fondamental en l’espèce que les propos de Montesquieu pour comprendre que la corrélation entre la vigueur du commerce et la baisse d’intensité de la guerre est en réalité une causalité. Depuis que la France et la Grande-Bretagne ont signé un traité de libre-échange en 1860, elles ne se sont plus jamais affrontées. Depuis que l’Allemagne et la France sont dans un marché commun, les risques de guerre sont rigoureusement nuls. Mais quand entre 1933 et 1939, le commerce mondial s’effondre de 85% en valeur, dans une période appelée « le néomercantilisme », la guerre est au bout. 9) Il n’est pas rare d’entendre dire que la libéralisation des échanges à l’échelle du globe a pour incidence la réduction de la croissance, l’explosion du chômage et l’accroissement des inégalités dans les pays dits « développés. » L’argument généralement invoqué est le suivant: Dans le contexte de la mondialisation des échanges entre des pays caractérisés par des niveaux de salaires différents, plus le salaire minimum (déterminé par les forces du marché ou fixé par la loi) est élevé dans les pays développés, et plus les importations en provenance des pays à bas salaires sont favorisées. Ces importations sont certes compensées en valeur par des exportations. Cependant, la compétition des travailleurs dans les pays développés avec les pays à bas salaires détruit nécessairement des emplois, à moins que le patronat ne réussisse à procéder à une baisse du coût du travail. La balance sociale est indépendante de la balance commerciale. La mondialisation des échanges mène soit à une hausse du chômage, s’il y a rigidité des salaires, soit au nivellement vers le bas des salaires (et dès lors, à une explosion des inégalités de revenu), s’il y a flexibilité des salaires. Certes, grâce aux délocalisations et aux importations en provenance des pays à bas salaires, les consommateurs peuvent acheter des produits meilleur marché. En contrepartie de cette baisse des prix, les consommateurs doivent cependant subir la perte de leur emploi ou la baisse de leurs salaires. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Que rétorqueriez-vous à cet argument très en vogue? Ma réponse me vient d’un économiste incontestablement très à gauche, mais qui avant d’être à gauche est d’abord un grand professionnel. Dans son récent ouvrage, Mondialisation et inégalités, François Bourguignon taille en pièces la thèse de l’accroissement des inégalités par la mondialisation. Pour le numéro 2 de la Banque Mondiale, statisticien d’envergure, les preuves abondent que l’écart mondial s’est réduit par l’émergence en moins d’un quart de siècle de plus d’un milliard d’êtres humains dans les pays d’Asie du Sud-Est, en Chine, en Inde, au Brésil, qui ont atteint le niveau de vie des pays occidentaux. Il est vrai, et il le souligne, que dans certains pays développés, il y a eu un accroissement des écarts de revenus. Mais outre le fait que toute inégalité n’est pas une injustice, il n’est en rien démontré que c’est la mondialisation qui est la cause de ces écarts de revenus grandissants, du moins avant redistribution. Votre question est l’occasion de souligner deux choses. D’une part, toute inégalité n’est pas une injustice. Vous devez mesurer environ 1 m 80, et moi 1 m 70. C’est une inégalité, en quoi est-ce une injustice? Deuxième constatation, ce n’est pas parce que tout le monde croit quelque chose, que ce quelque chose est vrai. Je vous le répète, la mondialisation a réduit de façon spectaculaire les écarts de revenu de par le monde. 10) On argue souvent que la mondialisation impliquerait une perte du pouvoir du citoyen lambda sur sa vie, celui-ci pouvant de moins en moins contrôler (indirectement) les flux économiques, humains et financiers, via l’action des représentants élus au suffrage universel. Le pouvoir des gouvernements d’agir au nom du peuple s’éroderait au fur et à mesure que la libéralisation des échanges gagnerait du terrain. Les vrais décideurs politiques seraient désormais les grandes firmes capitalistes ainsi que les banques et les sociétés de notation. Les gouvernements seraient devenus le valet du grand capital et non plus le serviteur légitime des citoyens, qui sont privés, ce faisant, de tout pouvoir sur eux-mêmes. En somme, la mondialisation, argue-t-on, nous vole nos vies. Que vous inspire ce discours qui a le vent en poupe? Quelle bonne nouvelle, que de pouvoir dire que les marchands ont pris le dessus sur les hommes de l’État et les guerriers! Quelle est cette farce meurtrière qui consiste à nous faire regretter le bon temps du XXème siècle, celui de l’effondrement de la doctrine libérale (et donc celle de la primauté des individus) et de la victoire des idées étatistes sous les formes les plus variées, du communisme au national-socialisme, sans oublier les fascismes?! Deux guerres mondiales, des génocides, des camps de concentration, des goulags parsemés de quelques « apothéoses » de Mao à Pol-Pot, du colonel Mengistu à Fidel Castro. Et vous voulez que je déplore la soi-disant primauté des marchands? Les plus grands capitalistes du monde peuvent voir du jour au lendemain leur soi-disant empire s’effondrer, parce que les consommateurs décident massivement d’aller vers un autre producteur. Il était une fois la plus grande firme automobile du monde, General Motors, qui serait morte sans le scandaleux sauvetage avec l’argent extorqué par la violence au contribuable américain. Sans cet épisode, cette mythique compagnie n’existerait plus. Il était une fois l’insolente santé et la domination sans partage, sur le marché récent de la téléphonie mondiale, de l’entreprise finlandaise Nokia. En ratant un seul tournant, celui du marché des Smartphones, vous et moi, et non je ne sais quel complot, avons mis cette firme géante à genoux. Le cimetière des capitalistes puissants et dominateurs doit être sans doute le plus peuplé de la galaxie. 11) Il est également avancé que la division du travail mondialisée serait sujette à un risque systémique élevé, dans la mesure où les changements affectant les conditions dans une partie du monde sont désormais bien plus fortement susceptibles d’influencer négativement toutes les autres parties du monde. À cet égard, il est nécessaire, dit-on, de mettre en œuvre des institutions étatiques « back up », en mesure de fournir un bien ou un service si le fournisseur initial est désormais indisponible en raison d’une perturbation imprévue. Quel est votre sentiment sur cette analyse? Mon sentiment, c’est que justement ce que nous venons de voir, c'est-à-dire la perte d’influence via la mondialisation des hommes de l’État sur notre vie, ils tentent de la rattraper en mettant en œuvre un gouvernement mondial, dont le siège déjà prévu serait aux Nations Unies, sous le prétexte fallacieux et mensonger suivant: « Notre planète a des ressources limitées. Pour éviter la catastrophe et survivre plus longtemps, c’est à l’échelle mondiale qu’il faut s’organiser. » Les hommes de l’État tentent de reprendre de l’autre main ce qu’ils ont abandonné de la première. Vous dîtes que les mauvaises conjonctures ici se répandent plus aisément par l’interpénétration des économies. Mais si vous avez raison, et tel est le cas, pourquoi ne dîtes-vous pas que les bonnes conjonctures vont elles aussi, alors, se transmettre rapidement dans l’ensemble des territoires interpénétrés? C’est l’occasion de dire que le social-démocrate est un pessimiste, qui n’aime pas l’ordre du monde, qui voit toujours le verre à moitié vide. Le libéral, par nature, est heureux, sinon il voudrait faire la révolution! Il voit toujours le verre à moitié plein. Le socialisme, c’est le système qui veut donc que les riches deviennent pauvres – et il y a fort bien réussi – afin que tout le monde soit dans l’égalité. Certes, l’égalité dans la pauvreté, mais c’est bien puisque tout le monde est égal. Le capitalisme, c’est le système qui désire que chacun non pas soit riche – nous ne pouvons tous réussir –, mais puisse avoir l’opportunité d’accéder à la richesse. Ce que M. Piketty oublie de dire dans son ouvrage pseudo-savant, parce que truffé de chiffres, c’est que d’une génération à l’autre, en économie de marché, la structure de la cohorte des riches change de façon spectaculaire. Les grandes fortunes du XIXème ont toutes disparu, dans la liste des 100 premières en ce début du XXIème siècle. Ce qui compte n’est pas l’écart statique à un moment donné, c’est d’être dans un système dans lequel les riches d’aujourd’hui sont les pauvres de demain et inversement les pauvres d’aujourd’hui les riches de demain. Mais toutes à ses « bourdieuseries », M. Piketty imagine que tout est stratification. Et dans son ouvrage, il a oublié de regarder une seule donnée: quelle est la composition de la cohorte des riches au fil du temps? Il est social-démocrate et à ce titre, il raisonne en statique. Moi qui suis libéral, je raisonne en dynamique. 12) L’économiste péruvien Hernando de Soto, dans son best-seller Le Mystère du capital, a pointé l’existence d’une limite sérieuse aux bienfaits de la mondialisation, en montrant qu’en l’absence d’une codification effective de la propriété privée dans les pays du Tiers-Monde, le capital des petites gens était condamné à rester du « capital mort », faute d’être reconnu par un système légal universel. Dans ces conditions, la mondialisation participerait, selon de Soto, exclusivement à une élite minoritaire, qui s’enrichirait tandis que le reste de la population croupirait dans la misère. Compte tenu de votre formation de juriste et d’économiste et de votre attachement au droit de propriété, je suppute que vous partagez certainement de grandes affinités avec l’analyse de Hernando de Soto. Mais peut-être avez-vous des points de divergence? Quel regard portez-vous sur cette thèse? La thèse de Hernando de Soto est juste à l’instant, fausse demain. Ce qu’on appelle le Tiers-Monde, là encore, n’est pas éternellement condamné à vivre dans la violence des régimes qui violent la propriété privée. Dit autrement, l’Afrique n’est en rien condamnée à demeurer dans la pauvreté. Elle adoptera un jour, par mimétisme, les bonnes institutions qui toujours et partout ont fait la richesse des nations. Peut-être ignorez-vous certaines statistiques que Douglas North rappelle encore et toujours. Elles sont tellement saisissantes que le lecteur voudra sans doute les contrôler. En 1950, le revenu par tête est plus élevé en Afrique qu’en Asie. Certains pays asiatiques ont adopté, dès les années 1950, les institutions du marché: la ville-État de Singapour, la Malaisie, Hong-Kong, Taïwan, la Corée du Sud. D’autres, en Asie, et presque partout en Afrique, vont être attirées irrésistiblement vers la propriété publique des moyens de production, l’étatisation, le protectionnisme, le refus du marché, l’absence de prix libre, la chasse aux entrepreneurs. Soixante-dix ans après, les commentaires ne sont pas nécessaires sur les résultats des deux cohortes évoquées. Dit autrement, rien n’est jamais irréversible en économie. Hernando de Soto occulte la nouvelle génération d’étudiants africains qui apprennent dans certaines universités, surtout aux États-Unis, les vertus de la liberté. 13) Un lieu commun de la philosophie morale, remontant au moins à Épicure, consiste à affirmer que certains besoins humains seraient naturels et essentiels et d’autres, artificiels et vains. Les besoins naturels, c'est-à-dire innés à notre condition d’êtres humains, procureraient une satisfaction authentique, un plaisir véritable. Les besoins artificiels, c'est-à-dire contractés au cours de notre vie sociale, seraient le fruit de notre imagination, ils n’auraient pas de consistance propre; nous nous convaincrions de l’existence de ces besoins en réalité fictifs. À en croire les tenants de pareille dichotomie entre besoins naturels et besoins artificiels, pourvoir à nos besoins artificiels n’apporterait aucune satisfaction véritable; le plaisir que procure leur assouvissement serait illusoire. Le même état d’esprit a fait le lit d’une critique virulente de la mondialisation capitaliste. Selon cette critique, le libre arbitre du consommateur, garanti par la loi, se traduirait dans la pratique concrète du consommateur non par un choix souverain, mais par une aliénation mentale. Les médias et l’industrie de la publicité nous imposeraient de faux besoins, des besoins artificiels, l’envie de produits ou services qui seraient en réalité impropres à nous procurer un plaisir véritable. La mondialisation ferait de nous, partout où le capitalisme étend sa sphère d’influence, des esclaves du grand capital. Que vous inspire cette critique morale envers l’économie de marché mondialisée? D’une part, personne ne saurait décider, sauf coercition, ni de la nature, ni de la hiérarchie des besoins que nous éprouvons. Car si, comme dans la pyramide de Maslow, chacun éprouvait à peu près les mêmes besoins dans le même ordre et dans la même intensité, comment expliquer la constatation quotidienne de l’extraordinaire diversité des goûts. Un des articles les plus stimulants de toute l’analyse économique auquel sur ce point nous nous permettons de renvoyer est l’article conjointement signé par deux Nobel, Gary Becker et George Stigler, dans l’AER (The American Economic Review), en 1977, intitulé « De Gustibus Non Est Disputandum ». Quant à la question fondamentale de besoins artificiellement dopés par une habile publicité, nous faisant consommer des choses inutiles par des moyens déloyaux et subliminaux: s’il est si aisé de manipuler le consommateur, comment expliquer qu’un produit sur deux ne dépasse pas un an sur les linéaires de nos magasins? Mais, dira-t-on, les plus grosses entreprises ont les moyens d’une persuasion par bourrage de crâne. Comment expliquer, alors, parmi les plus grandes firmes, les quatre échecs successifs de diversification de Coca dans les sodas? Comment expliquer que la tablette de Microsoft obtienne des ventes bien pâles? Comment expliquer que Renault ait pris « un bouillon » historique avec la Vel Satis? Comment se fait-il que Peugeot ait vite cessé la production de 1007? Pour une démonstration plus complète, on lira avec intérêt l’ouvrage intitulé Les cent plus grands flops. Ceci est vrai dans tous les domaines. Jean-Marie Bigard a monté, il y a un an, une pièce de théâtre qui a dû être arrêtée après dix représentations. Walt Disney a quelques moyens financiers pour lancer ses films, comment expliquer deux échecs récents retentissants? Inversement, Les Choristes ou Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain sont des exemples cités partout de films à tout petit budget publicitaire. Leur seule publicité a été la plus imparable de toutes: les gens qui avaient vu le film le conseillaient aux autres. Permettez-moi, cher Monsieur, d’ajouter un tout dernier mot. La thématique des besoins sociaux a été sur ce terme exact centrale dans la définition que la planification à la Soviétique a voulu donner à la question « Que produire? » qui détermine la réponse à deux autres questions « Comment produire? » et « Pour qui produire? ». On sait avec quel succès les peuples en question ont eu satisfaction quand une autorité centrale établit pour cinq ans les besoins supposés des consommateurs. 14) Un point de vue en vogue à propos de la mondialisation consiste à affirmer que celle-ci serait responsable d’une hausse du stress au travail, compte tenu des exigences accrues de compétitivité auxquelles les entreprises doivent faire face. Vous avez récemment écrit un article traitant du stress au travail, dans lequel vous arguez qu’il s’agit là d’un « faux concept » et d’une « mode passagère ». Pourriez-vous en toucher quelques mots? Faire semblant de découvrir que dès qu’il y a relation de pouvoir, il peut y avoir des injustices et des comportements condamnables, comportements qui peuvent traumatiser les subordonnés, montre la banalité d’une époque. Les médias se font l’écho de cette découverte « sensationnelle »: dès que des individus sont en relation, il y a des comportements justes et d’autres injustes. Ceux, victimes d’attitudes injustes voire odieuses, se mettent donc à voir leur degré d’angoisse augmenter et leur aversion au travail devenir une obsession qui peut les conduire à des comportements extrêmes. Constatation renversante: si l’une des deux parties se conduit mal, l’autre en subit les conséquences. Mais, c’est peut-être aller trop vite en besogne de ne penser qu’à la hiérarchie et à l’employeur. En France, en 2012, tous les travaux sérieux établissent que le corps le plus touché par l’angoisse du travail est celui des enseignants de collège et de lycée. Or l’employeur est bienveillant, puisqu’il s’agit des hommes de l’État… On voit ici la preuve du propos précédent. C’est la conduite de l’autre partie qui introduit le stress et non un environnement économico-juridique qui serait marqué par des conditions d’exploitation. Ceux dont les attitudes dépriment les éducateurs ne sont pas des salariés exploités mais des individus qui évincent les relations pacifiques au profit de la violence. Un autre exemple: chaque soir plusieurs millions d’individus en France sont stressés à l’idée de retrouver leur chez eux dans lequel règne une atmosphère d’hostilité, voire de violence. Or, il n’y a pas de conditions d’exploitation stricto sensu. Il se déduit de ce qui précède qu’il n’y a pas un stress qui serait spécifique, le stress au travail. Il existe sans aucun doute, mais il est le fruit, non pas de structures spécifiques à l’entreprise, mais de rapports de domination de certains qui se conduisent de façon injuste par rapport à d’autres. On ne parle guère de stress dans l’Église ou de stress dans les associations de pêcheurs à la ligne. Si l’on parle tant du stress dans l’entreprise, l’arrière-plan idéologique et politique n’échappe à personne. Si l’on refuse d’être dupe des intentions de ceux qui véhiculent cette idéologie du stress au travail, on reconnaîtra aisément que si l’exemple de l’entreprise attire la focalisation des medias, c’est qu’il est fort intéressant politiquement de montrer jusqu’où peut aller l’exploitation et jusqu’où peut conduire la domination des faibles par les forts, des petits par les gros, des salariés par les patrons. On comprend donc aisément le parti que l’on peut tirer d’une présentation en choisissant ce biais. Les propos supra n’ont pas nié des situations d’injustice scandaleuses. Certains hiérarchiques, systématiquement les plus médiocres, profitent d’une parcelle de pouvoir pour exercer sur les autres une virilité qui par ailleurs leur fait défaut. Ces situations existent. Elles ne disparaîtront jamais. Tous ceux qui mettent l’espoir dans une judiciarisation de ces comportements font pourtant fausse route. Car à côté de quelques situations totalement objectives quant à la qualification des faits, le stress est largement affaire subjective. Face au même travail et à la même hiérarchie, l’un stresse, l’autre pas. Par quel procédé un juge va-t-il apprécier le degré de stress que subit quelqu’un? Au total, et finalement, il y a une excellente stratégie contre le stress. Le meilleur procédé pour réduire les attitudes condamnables est d’introduire partout de la concurrence. Imaginons une entreprise sous la dictature de petits chefs. Ils font régner une ambiance déplorable. Croit-on qu’en retour les salariés vont se comporter de telle façon qu’ils vont produire le meilleur bien au prix le plus bas? Face à des résultats forcément médiocres, le titulaire des droits de propriété n’a qu’une solution: évincer la hiérarchie qui provoque des désincitations. Quelle est cette idée saugrenue qui consiste à imaginer qu’une entreprise se porte bien à moyen et à long terme en provoquant systématiquement le stress des salariés qui évidemment alors se démotivent? Quant à l’idée saugrenue du « management par le stress », on laissera ce genre de propositions aux institutions qui prétendent faire de la gestion hors du cadre scientifique académique universitaire. 15) Il est courant d’évaluer les vices et mérites de la liberté à l’égard du « bien commun », de « l’intérêt général » ou du « bonheur du plus grand nombre ». Dans un article récent, vous fustigez le concept même de l’intérêt général. Pourriez-vous revenir à ce sujet? Qu’est-ce qui justifie de prendre parti pour la liberté, sur le plan moral, si ce n’est pas au nom de l’intérêt général? La question est l’une des plus complexes des sciences humaines. À l’appui de l’idée que « l’intérêt général » existe, on peut avancer deux arguments. D’une part, la violence consubstantielle à la nature de l’être humain nous impose de séparer les antagonistes par un arbitre neutre. Je n’apprends rien à vos lecteurs, c’est le fameux « homo homini lupus » de Hobbes. Mais un autre argument peut s’avancer. Un élément circonstanciel s’ajoute à l’élément structurel: c’est que si, en l’état de nature, l’abondance régnait, chacun aurait tout dans les quantités et qualités désirées. Cela émousserait la violence des violents. Mais tel n’est pas le cas, puisqu’il y a rareté. Ce qui explique que nous pouvons nous disputer pour un bien rare ou envahir le territoire de l’autre. À ces premiers arguments en faveur de l’intérêt général, de nature philosophico-politique, on peut adjoindre un argument des économistes. Cet argument est très connu. Quand le marché fonctionne de lui-même, il peut provoquer des défaillances, c'est-à-dire des effets simultanément inattendus et non souhaitables. Ce sont les fameuses externalités chez Pigou. Pour rétablir un état de bien-être, il faut taxer ou réglementer ou interdire ou dire que l’un a raison et l’autre a tort. Ces deux arguments sont puissants et ce sont les seuls qui dès le cursus scolaire nous sont sans cesse répétés pour justifier l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers. Qui peut représenter l’intérêt général, sinon l’État? « Circulez, il n’y a rien à voir! » Et pourtant, ces deux arguments sont très loin d’être irréfutables. On nous dit que nous avons passé un contrat social dans lequel nous abandonnons une partie de nos libertés pour permettre à un arbitre supérieur de trancher. Le problème, c’est que ni vous ni moi n’avons jamais signé explicitement ou implicitement ce fameux contrat, si souvent répété que la vertu espérée de cette répétition est de nous éviter absolument de jamais réfléchir à cette question. Pourquoi? En imaginant même l’idée absurde d’un contrat social signé dans le passé, serais-je engagé, moi, individu du XXIème siècle? En naissant, nous transférerions et abandonnerions quelque chose aux hommes de l’État? Jusqu’à éventuellement notre vie? Ce point n’est pas rhétorique. Au sortir du XXème siècle, dois-je mourir pour la patrie? Est-ce le sort le plus beau? Mais la France est au-dessus de nous… Fadaises! L’argument du nationalisme est la justification trouvée par les hommes de l’État pour justifier les guerres qu’ils provoquent et les lignes fantomatiques qu’on nomme « frontières ». Les serial killers jouent vraiment petit bras! Parlez-moi, s’il vous plaît, d’Alexandre le Grand, de Robespierre, de Napoléon, de Joseph Staline, d’Adolf Hitler, de Mussolini, de Pol-Pot! Ça, ce sont des tueurs en série! Le seul problème, c’est que tous et les autres, au-delà d’idées différentes, ont tous, de l’Antiquité à nos jours, un point commun: ils sont tous des hommes de l’État. Très bien, mais quid de l’argument de Pigou sur les défaillances du marché? Les économistes le savent: Ronald Coase a résolu brillamment la question en démontrant que le contrat entre deux personnes, pourvu que les droits de propriété soient correctement définis, fait toujours émerger la solution qui maximise l’utilité. Peut-on faire remarquer encore deux choses? D’une part, quand l’État intervient pour rétablir une situation qu’il espère supérieure en termes de bien-être, il y a dans tous les cas un gagnant et un perdant. Soit c’est le pollueur, soit c’est le pollué, au nom par exemple des 3 000 emplois de cette usine. Dans la solution de Coase, les deux parties signant un contrat, sans qu’il n’y ait eu aucune violence, les deux parties sont gagnantes, sinon elles n’auraient pas signé. Mais en outre, peut-on aussi attirer l’attention sur le fait suivant: même s’il y met la meilleure volonté, et pense agir au nom de l’intérêt général, le bureaucrate exprime toujours une préférence qui est sa préférence. Ce n’est pas un procès d’intention mais en donnant raison, par exemple, à l’usine qui pollue, au nom de l’emploi, ou à la société de pêche, qui subit en aval la pollution, au nom de la préférence pour l’écologie au détriment de l’emploi, le bureaucrate n’exprime pas l’intérêt général mais sa préférence. Mais dira-t-on encore, l’intérêt général est évident! Mais alors, comment se fait-il qu’avec une bonne foi totale, et l’usine et la société de pêche estiment que nettement, elles représentent l’intérêt général, soit parce qu’il faudrait sauver les emplois, soit parce qu’il serait mieux de sauver des poissons? Et nous voilà rendu au dernier argument. Admettons que l’intérêt général existe, comment le faire apparaître et surgir? Le paradoxe de Condorcet et le théorème d’impossibilité d’Arrow démontrent, sans aucune réfutation possible, l’impossibilité, en agrégeant les utilités individuelles, de faire surgir, sans contestation, l’intérêt général. Alors comment s’y prennent les hommes de l’État pour définir l’intérêt général? C’est la théorie du public choice qui y répond: dans une rationalité parfaite, les entrepreneurs politiques prennent toutes leurs décisions en fonction d’une part du nombre de voix espérées et d’autre part des mécontents de cette mesure, c'est-à-dire des voix potentiellement perdues. Je ne dis nullement que les entrepreneurs politiques sont des monstres. Comme vous, comme moi, et comme chacun de nos lecteurs, ce sont des individus capables d’évaluer, d’imaginer demain et de prendre les décisions qui maximisent leur utilité, en fonction de leur souhait. Et le souhait de l’entrepreneur politique, c’est évidemment d’être élu ou d’être réélu. Il se déduit de tout ce qui précède donc que la liberté ne peut se justifier au nom de l’intérêt général puisque ce concept est une création totalement hors sol et artificielle. Ma liberté se défend pour elle-même car si je ne suis pas libre de mes actes, comment distinguer entre les bonnes actions et les mauvaises, les bonnes décisions et les mauvaises, les bons comportements et les mauvais, les vertus et les vices? La liberté est consubstantielle à la nature dont l’être humain a été doté. Donc, de même que j’ai le droit et le devoir de défendre ma vie, j’ai donc le droit et le devoir de défendre ma liberté. 16) De nos jours, il n’est pas rare d’entendre dire que la philosophie libérale ou tout du moins la société libérale, c'est-à-dire où le droit en vigueur est conforme aux exigences de la philosophie libérale, serait intrinsèquement matérialiste. Ce point de vue était déjà celui de Tocqueville, qui estimait que la société libre (la « démocratie » dans le langage de Tocqueville) était, de par sa nature, propice aux mœurs matérialistes; et Tocqueville, à l’instar de nombreux contempteurs, de nos jours, de la société libérale, voyait en ces mœurs matérialistes un vice de l’âme humaine, susceptible de faire perdre aux individus le goût de l’association et in fine le sentiment de vivre en communauté. Je cite Tocqueville:
Selon Tocqueville, ce « matérialisme honnête »
amoindrit le lien social, en ce sens que les individus perdent le goût
de s’associer aussi bien dans « la vie ordinaire » que dans la vie
politique: on constate le déclin non seulement de l’association
politique (au sein des partis), mais de l’association dans la vie de tous
les jours. L’individu se replie sur sa famille et sur ses amis. En
termes contemporains, le matérialisme est intrinsèque à la société
libérale et l’atomisation de la société est la conséquence naturelle du
matérialisme et partant un trait constitutif de la société libérale. Que
penser, selon vous, de cette analyse développée par Tocqueville? Est-ce
un reproche valable à l’endroit de la société libérale? |