Première partie d'un entretien avec Copeau à propos du libéralisme classique, de la porno, de la notion d’intérêt général et du
leadership* |
propos recueillis par Grégoire Canlorbe |
Copeau, né en 1976,
est le fondateur de l’association liberaux.org,
dont il a assumé la présidence de 2002 à 2006. À ce titre, il a fondé la plupart
des sites qui constituent encore actuellement la galaxie liberaux.org:
le forum éponyme, catallaxia, librairal, wikibéral,
et enfin le pure player Contrepoints.
Diplômé de l’ENA et haut fonctionnaire, Copeau dénonce de l’intérieur un système
qu’il ne connaît que trop bien. Depuis plus de 15 ans, il fréquente au quotidien
les élus, locaux comme nationaux, et observe leurs stratégies, leurs caprices et
leurs manies. Il livre les résultats de ces années d’enquête dans Les
Rentiers de la Gloire, un
pamphlet mené sur le ton de l’invective, de l’ironie et de l’humour, tout
récemment publié aux Belles Lettres. Son pseudonyme est un clin d’œil au héros
libre et intransigeant du
Bonheur insoutenable d’Ira
Levin.
« De
tendance libérale classique », je vous cite, vous défendez « toutefois en économie
des thèses autrichiennes ».
Pourriez-vous revenir sur ce que vous appelez « libéralisme classique » et les
raisons qui font que votre préférence va à cette « tendance » du libéralisme
(plutôt qu’aux courants modernes généralement étiquetés comme « néolibéraux » ou « libertariens »)?
Pourquoi souscrire aux thèses autrichiennes plutôt que néoclassiques,
monétaristes ou keynésiennes?
Je suis un
indécrottable libéral classique, au sens anglo-saxon comme européen du terme.
Ceci signifie que mon libéralisme est d’abord un libéralisme politique, nourri
aux mamelles de Montesquieu et Tocqueville,
avant d’être un libéralisme économique. Je sais bien que ceci me distingue sans
doute de la plupart des libéraux contemporains, qui sont « passés au
libéralisme » par l’économie, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’économie théorique
(l’économie politique, comme on disait jadis), ou qu’il s’agisse de l’économie
concrète (type l’Opinion,
pour faire simple). Je n’ai bien évidemment rien contre ceux qui accèdent au
libéralisme par l’économique, mais permettez-moi d’être un libéral classique
intransigeant qui considère que l’économie de marché et le capitalisme ne sont
pas l’essence de la pensée libérale, bien au contraire. Il existe des régimes
capitalistes autoritaires qui en sont la parfaite illustration.
Par libéral classique, j’entends, fondamentalement, que ma conception du monde
se fonde sur la modération, les
checks and balances, le pouvoir limité, l’état de droit, avec tout ce qu’il
impose, en particulier le fait de rendre inopérable les pensée extrêmes. Quelles
que soient les pensées extrêmes d’ailleurs, et la pensée libérale en comprend
aussi.
À mes yeux, cette conception du monde, modérée, tempérée, et plus encore
prudente – la prudence est la première vertu du libéral, selon moi! J’avais
beaucoup aimé Gare
au gorille de Nicolas Tavaglione sur
ce point – peut tout à fait se marier avec la vision autrichienne de l’économie,
fondée sur la subjectivité de la valeur, l’utilité marginale décroissante, la
critique ferme et définitive de l’action publique. Le libéralisme classique des
Lumières, la révolution marginaliste autrichienne, celle
de Menger et de Mises, sont en réalité deux manières complémentaires
d’appréhender les interactions sociales. Plutôt que de considérer qu’elles
doivent être dictées par des décisions collectives, issues du débat démocratique
qui est gros de ses contradictions, le libéralisme considère que ce sont les
interactions individuelles (l’échange, le contrat, la règle préalable, la
responsabilité individuelle) qui doivent régir la vie en société. La vision du
monde constructiviste, de type top-down,
s’oppose frontalement à cette vision du monde-ci, de type bottom-up.
Le libéralisme classique, la pensée autrichienne, sont riches de multiples
auteurs et leur finesse d’analyse est sans commune mesure avec des pensées que
je qualifierais, pour rester poli, de plus rudimentaires. Et il y a, au sein
même de la pensée libérale, des pensées rudimentaires. Le rigorisme,
l’apriorisme, les
raisonnements du type « Robinson sur son île », tout comme l’abstraction du
contrat social jadis, sont des manières de raisonner dans une éprouvette. C’est
intéressant. C’est même un exercice intellectuel stimulant. Mais ça n’a pas
grand-chose à voir avec la vraie vie. Ces pensées simplificatrices sinon
simplistes feraient mieux de rester des loisirs pour intellectuels engourdis, et
gagneraient à ne pas s’ériger en pseudosciences qui cherchent à embrasser le
monde de leurs bras raccourcis. Malheureusement, le libéralisme, courant devenu
plus ou moins alternatif et underground au
fil des décennies, sous les coups du boutoir de la pensée magique keynésienne,
comprend dans sa version « moderne » de nombreuses subdivisions simplistes.
Enfin, mon libéralisme est aussi et surtout social, ou plus exactement
sociétal, au sens strict libertaire. Il n’a pas grand-chose à voir avec les
libertaires des années 1970 à nos jours, mais tout à voir avec ces grands penseurs
de la liberté que sont Han
Ryner, Max
Stirner, Georges
Palante ou encore Voltairine
de Cleyre. Mon bréviaire pourrait être résumé par cette phrase de Han Ryner:
« Le sage remarque que, pour exercer une action sociale, il faut agir sur les
foules, et qu’on n’agit point sur les foules par la raison, mais par les
passions. Il ne se croit pas le droit de soulever les passions des hommes.
L’action sociale lui apparaît comme une tyrannie, et il s’abstient d’y prendre
part. » On n’a pas mieux dit depuis.
Une
aile de votre site personnel est
dédiée à votre intérêt de fin gourmet pour les actrices pornographiques. Sasha
Grey, figure de proue de l’alt-porn, Tatiana
Kush, charmante icône d’un mètre cinquante cinq, dotée d’un tatouage tribal
sur la fesse gauche, Shy
Love, délicieuse adepte de la sodomie, ou encore Charlotte
Stokely, « blonde à damner un zombi eunuque », sont mises en vedette. À cette
occasion, vous ne faîtes pas mystère de votre appétit pour les scènes
interraciales: « c’est très bien », écrivez-vous.
N’avez-vous jamais songé à abandonner votre carrière de haut fonctionnaire
pour devenir entrepreneur dans l’industrie pornographique (à la manière de Hugh
Hefner, Larry
Flint ou Marc
Dorcel)?
Enfin
quelqu’un qui lit mes billets! Je suis touché, j’avais l’impression d’écrire
dans le vide. Ce qui, soit dit en passant, n’est sans doute pas rare parmi les
bloggeurs. Je ne crois pas avoir un intérêt spécifique pour le porno, du moins
pas plus qu’un autre – Laurent Wauquiez par exemple –, mais je dois reconnaitre
au X d’avoir su bousculer les mœurs rigides des années 60. L’âge d’or du cinéma
pornographique, celui des années 1973-79, est ma référence, tout comme
d’ailleurs du cinéma en général (avec une préférence avouée pour le cinéma
transalpin qui, sur les ruines fumantes de cinecittà,
a su faire preuve d’une formidable originalité et d’une impertinence à peine
imaginable de nos jours). Vous citez des actrices contemporaines, c’est je
dirais la conséquence naturelle du format blog, qui par essence colle à
l’actualité du moment, quel que soit le thème choisi. Sauf bien évidemment à
imaginer rédiger un blog tourné autour du vintage, et, bien qu’il y ait sans
doute des tonnes de choses à écrire sur le porno vintage, je ne me sens pas
suffisamment armé pour me lancer dans ce travail.
Et puis il y a encore plus subversif que le porno des années 70. C’est le
cinéma « de genre », underground,
aux frontières entre divers styles sulfureux, ce cinéma qui a encore de nos
jours de robustes adeptes. Le cinéma de Jess
Franco (qui a tout de même été
l’assistant d’Orson Welles, on a connu pire), de Tinto
Brass (ah, Caligula!
ah, Salon
Kitty!), de Joe
d’Amato (ah, Emmanuelle!)
ou encore du Français Jean
Rollin (dont l’actrice fétiche
était Brigitte
Lahaie).
Autre chose, qu’il est nécessaire d’avoir à l’esprit, et c’est un point sur
lequel je reviens dès que j’en ai l’occasion. Vous partez du principe que Copeau
est le pseudonyme de votre interlocuteur. Que ce Copeau écrit sous son pseudo ce
qu’il ne peut ou ne veut pas écrire sous sa véritable identité.
Et si la vérité était ailleurs? Et si Copeau n’était pas un pseudo, mais un
personnage à part entière, doté de sa propre autonomie? Qui vous dit, par
exemple, que mon blog n’a qu’un seul contributeur?
Attention, j’assume parfaitement tout ce qui y est écrit. Mais la réalité ne
se résume pas dans un simple pseudonyme. Depuis ma lecture du Da
Vinci Code, j’adore brouiller les pistes.
Tout ce qui va à l’encontre de ce que je vis comme des barrières sociales,
morales, traditionnelles, bref, tout ce qui va à l’encontre de l’exercice de la
liberté individuelle pleine et entière, avec la responsabilité qui lui est
indissociable, me heurte et m’indispose. Alors lorsqu’il est possible de mettre
à bas ces barrières, de quelque manière que ce soit, je dis banco!
On touche là un autre aspect important de ma personnalité, ma sensibilité à la
cause féministe, y compris dans sa version assumée sinon agressive, type Femen
si vous voulez. Et je trouve que dans le porno, contemporain cette fois-ci, il y
a un certain nombre de femmes qui désormais assument leur sexualité, leurs
désirs, leur liberté, sans être le moins du monde des objets sexuels, et l’objet
de la convoitise, des hommes. Vous citez des actrices importantes, mais je
mentionnerais surtout Ovidie,
ou des icônes de l’alt-porn, Sasha Grey en particulier. Quant à devenir
entrepreneur dans ce milieu, la concurrence actuelle est si rude que les
perspectives de parts de marché sont faibles. Sans parler de l’accès gratuit à
quasiment tout via internet. Non, honnêtement, si je devais me reconvertir (en
vérité, c’est déjà fait), ce serait dans la domotique et les services aux
personnes dépendantes (âgées ou non), les perspectives sont bien plus solides!
Sans
copeaux dans la bouche (et donc sans langue de bois), vous résumez votre
conception de la vie en ces termes évocateurs et lapidaires: « Dig your own hole ».
Pourriez-vous revenir de manière explicite et méticuleuse sur cette apostrophe
cocasse et la philosophie latente qu’elle exprime? Cette histoire de trou
a-t-elle quelque chose à voir avec vos opinions libérales?
Euh…
C’est surtout le titre d’une chanson des
Chemical
Brothers. À part ça, je ne vais pas tout intellectualiser non plus…Et puis
creuser son propre trou, ce n’est pas scier la branche sur laquelle on est
assis, c’est construire sa vie, selon ses principes, en assumant ses choix.
C’est comme cela que je l’entends.
Ceci m’amène à vous préciser le sens de ma citation fétiche, qui vient de Juvénal,
« Dat veniam corvis, vexat censura columbas » (La censure pardonne aux corbeaux
et poursuit les colombes). On encore Goethe,
qui écrivait: « Écraser l’innocent qui résiste, c’est un moyen que les tyrans
emploient pour se faire place en mainte circonstance. » C’est ma manière à moi
de marquer mon anarcho-individualisme, si vous voulez.
Votre récent essai sur les élus commence par affirmer, en substance, que
« l’intérêt général », objet traditionnel de la politique et justification
ancestrale de la vie en société, consiste ni plus ni moins en une croyance
chimérique, une fantasmagorie éhontée, une élucubration navrante. Une telle
récusation, au moins prise au pied de la lettre, semble prendre le contrepied de
la formule renommée de Bastiat selon laquelle « les intérêts (légitimes) sont
spontanément harmoniques ».
Affirmer, à la manière de Smith, Bastiat, Mises et plus généralement, des
libéraux classiques, qu’il existe une
« harmonie des intérêts » opérée via la
division du travail, revient très précisément à reconnaître l’existence d’un
« intérêt général » ou d’un « bien commun », qui s’incarne en la division du
travail. En substance, à mesure que son étendue s’accroît, la division du
travail démultiplie les gains de productivité des efforts humains au point de
permettre une opulence générale qui se répand jusqu’aux couches les plus basses
de la société; à cet égard, une convergence universelle s’instaure parmi les
intérêts humains, dans la mesure où il existe un avantage bien plus grand à
coopérer plutôt qu’à vivre en autarcie ou à rentrer en guerre les uns avec les
autres. Autrement dit, un intérêt commun devient prépondérant: la préservation
et l’intensification de la division sociale du travail; et transcende les
collisions de toutes sortes parmi les individus.
En écrivant sans ambages que l’intérêt général est une fiction tout juste
bonne à aider les enfants à s’endormir le soir, visez-vous cette assertion
paradigmatique du libéralisme classique ou simplement la prétention des hommes
politiques à réaliser par des moyens coercitifs et « artificiels » (selon
l’expression de Bastiat) l’harmonie des intérêts?
Attention
à ne pas mélanger les concepts. Je parle d’intérêt général, vous parlez
d’intérêt commun, d’harmonie des intérêts, pour citer Bastiat. Ce sont des
choses bien distinctes. Je ne doute pas de l’harmonie naturelle des intérêts. Je
doute fortement du bien-fondé de la définition politique d’un intérêt général
qui n’est autre que celui que les élus désignent comme tel. Tout comme la notion
de justice sociale, étudiée par Hayek, n’est autre que la conception politique
de la justice.
|
«
N’importe quelle intervention trouve toujours une justification, les
politiciens s’ingéniant à cacher les conséquences négatives de leurs actions
pour ne se prévaloir que des conséquences positives (parabole de la vitre
brisée); à ce titre, outre l’idéologie de l’intérêt général, l’autre
justification courante, c’est la prétendue défaillance du marché. » |
La notion d’intérêt général n’a rien à voir avec la main invisible de Smith,
ou l’harmonie des intérêts qui naît de l’échange libre et la satisfaction
mutuelle et réciproque des besoins, chez Bastiat et Mises. L’intérêt général,
qu’on appelait jadis intérêt public, est une notion construite de toutes pièces
pour fonder, légitimer et justifier l’imperium de
l’État et du pouvoir politique sur la société civile. À la différence d’une
vision qui consiste à ne voir que des intérêts individuels qui parfois
s’affrontent, souvent se marient avec intelligence, les partisans de l’intérêt
général estiment que l’ensemble des hommes ne se caractérise pas par une unité,
et que les actions humaines sont aléatoires, chaotiques et ne s’inscrivent pas
dans la durée. Cette conception de l’intérêt général induit un « volontarisme »,
c’est-à-dire une intervention structurante de l’État, qui permettrait de fonder
durablement une société. Dans ce cadre, l’homme doit suspendre ses intérêts
particuliers pour chercher à discerner l’intérêt général, dans le but de
construire une société politique unie.
Cette conception découle en ligne directe de la tradition juridique et
étatique française, et recoupe sous de nombreux aspects la position originelle
de Jean-Jacques
Rousseau. Lorsqu’il a théorisé la démocratie dans l’ouvrage Du
contrat social, il considère que l’homme, en quittant l’état de nature,
s’aliène totalement avec l’ensemble de ses droits à la communauté qu’il rejoint.
La volonté individuelle se fonde alors, par le contrat social, dans la « volonté
générale », seule habilitée à légiférer et à exercer la souveraineté. Par ce
truchement, Rousseau accorde à l’État la mission de poursuivre des fins qui
s’imposent à l’ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers.
Jacques
Chevallier, qui est un juriste et constitutionnaliste contemporain, a
consacré jadis un
bel ouvrage à l’« idéologie »,
comme il la nomme lui-même, de l’intérêt général. Il explique comment le droit
public français, avec en fer de lance le droit administratif, qui n’existe qu’en
France sous cette forme (excepté les quelques pays qui ont copié ce modèle),
n’existe que par le fondement de l’intérêt général. La notion de « service
public », apparue à l’orée du XXe siècle, à l’occasion d’une querelle doctrinale
restée célèbre entre l’école de droit de Toulouse et celle de Bordeaux, entre
Maurice Hauriou et Léon Duguit, au profit de ce dernier.
Vous pouvez lire ici un
article édifiant sur la construction de cette « idéologie » de l’intérêt général
au service du droit administratif.
Vous parliez donc économie, là où je parlais droit et politique. À présent, je
viens vers vous. Regardons les conséquences économiques de cette notion
d’intérêt général.
Cette conception de l’intérêt général est très répandue – pour ne pas dire
exclusive – chez les étatistes, car elle inclut en son sein une légitimation, au
sens du droit positif, de l’interventionnisme. L’interventionnisme est
intrinsèquement lié à la raison d’être de la politique et de l’État. Il s’agit
pour cette organisation d’accorder des faveurs à telle ou telle corporation au
détriment des droits des individus (notamment, au travers de la taxation, de la
règlementation, ou de la subvention).
Dès lors que l’intérêt général est partout, toutes les activités humaines sont
susceptibles d’être dirigée par l’intervention publique, toutes relèvent peu ou
prou de l’intérêt général. Depuis la production de la sécurité (monopole
policier, judiciaire et militaire) jusqu’à l’industrie du divertissement (ex:
les litanies sur l’« exception culturelle ») en passant par le secteur de
l’alimentation (fixation du prix du pain) ou le marché immobilier (contrôle des
loyers), etc. La liste pourrait s’allonger indéfiniment.
L’interventionnisme est le plus souvent d’ordre domestique, mais il peut aussi
se traduire par des actions dirigées vers des zones extérieures à la juridiction
habituelle de l’État; pensons aux politiques bellicistes. Chaque fois, la
liberté des administrés s’en voit réduite, tandis que ces politiques bénéficient
à quelques privilégiés, amis du pouvoir.
L’interventionnisme social-démocrate s’exerce avec le plus de vigueur dans le
domaine de l’économie, par la subvention, le protectionnisme, les
réglementations en faveur de certains acteurs économiques, etc. Comme le disait Jean-Baptiste
Say, dans son Traité
d’économie politique: « S’il y a quelque bénéfice à retirer d’une
entreprise, alors elle n’a pas besoin d’encouragement; s’il n’y a point de
bénéfice à en retirer, alors elle ne mérite pas d’être encouragée. »
N’importe quelle intervention trouve toujours une justification, les
politiciens s’ingéniant à cacher les conséquences négatives de leurs actions
pour ne se prévaloir que des conséquences positives (parabole de la vitre
brisée); à ce titre, outre l’idéologie de l’intérêt général, l’autre
justification courante, c’est la prétendue défaillance du marché.
Un point supplémentaire: à mon sens, ce qui manque aux penseurs que vous
citez (Smith et Bastiat en
particulier), c’est une pensée sociétale. Leur raisonnement n’est qu’économique,
alors qu’il devrait être aussi juridique, historique, politique. Ils estiment
que la division du travail, l’échange, l’harmonie des intérêts résume l’ensemble
des interactions entre les individus. C’est un peu court. Il convient, au
surplus, d’avoir une organisation politique qui garantisse ce maintien de
l’harmonie des intérêts individuels. C’est le rôle de l’état de droit, des
règles de responsabilité, des droits « de » plutôt que les droits « à ». Walter
Lippmann, dans La
Cité libre, résume ainsi, rétrospectivement, la tâche historique du
libéralisme classique: au plan positif, comprendre l’ampleur des gains de
productivité permis par la division du travail; et, au plan normatif,
déterminer « la meilleure façon d’adapter la loi et la politique à un mode de
production dans lequel le travail humain est spécialisé, et qui rend en
conséquence les individus et les sociétés de plus en plus dépendants les uns des
autres dans le monde entier. »
Vous
tenez à démystifier l’idée que certains hommes seraient nés pour servir et
d’autres pour commander; les « grands hommes », les leaders naturels, les mâles
alpha, sont une fable, non une réalité biologique ou sociologique. Un point de
vue plus nuancé (et plus plausible) me paraît être celui que la nature a fait
des protecteurs et des serviteurs, des leaders et des travailleurs, des
aristocrates et des inférieurs, mais qu’il est possible (et même fréquent) que
le pouvoir tombe entre les mains de pseudo-alpha. L’autorité politique ne
coïncide pas toujours avec la grandeur d’âme et l’art de gouverner des
(véritables) aristocrates.
Permettez-moi de donner la parole à Thomas
Jefferson, âme de l’Amérique libérale, élève des économistes français, ami
et exégète de Destutt
de Tracy, qui s’exprime en ces termes dans sa lettre du 28 octobre 1813 à John
Adams. « Je reconnais avec vous qu’il y a parmi les hommes une aristocratie
naturelle. Les talents et les vertus en sont le principe unique. Autrefois la
force physique était un titre pour être admis parmi les aristoi. Mais
depuis que l’invention de la poudre a armé le plus faible, aussi bien que le
plus robuste, des mêmes moyens d’envoyer la mort, la force corporelle n’est plus
qu’un moyen auxiliaire de se distinguer, comme la beauté, la bonne humeur, la
politesse, et d’autres mérites secondaires. Il existe aussi une aristocratie
artificielle, fondée sur la richesse et la naissance, indépendamment des talents
et de la vertu; car, unie aux uns et aux autres, elle rentrerait dans la
première. Je considère l’aristocratie naturelle comme le don le plus précieux
que nous fasse la nature pour l’instruction de la société, pour la direction et
le maniement de ses affaires. Et, en vérité, c’eût été une inconséquence dans la
création que d’avoir formé l’homme pour l’état de société, et de n’avoir pas
départi à cette société assez de vertu et de sagesse pour l’administration de
ses intérêts. Ne doit-on pas même dire que la meilleure forme de gouvernement
est celle qui pourvoit avec le plus d’efficacité à ce que les fonctions
publiques soient exclusivement confiées à ces aristoi naturels?
L’aristocratie artificielle est un élément pernicieux, dont les institutions
devraient prévenir et combattre l’ascendant. »
Que rétorqueriez-vous à ces quelques lignes de Thomas Jefferson, qui n’ont pas
pris une ride?
Je
ne reconnais pas d’autre distinction que les talents et les vertus. Ce ne sont
ni les privilèges (et l’aristocratie que vous mentionnez est morte de ses
privilèges), ni l’appétit du pouvoir, qui doivent être un motif de sélection des
leaders. De plus, je ne dis pas qu’il n’existe pas de leaders naturels, je dis
que, parmi ceux-ci, les politiciens sont mus par leur ego et leur intérêt, et
non par la recherche d’un quelconque bien commun. Les élus ne sont sans doute
pas les seuls, c’est certain, à être mus par leur égo et leur intérêt. Mais, à
ma connaissance, personne d’autres qu’eux n’a la prétention de régir la vie de
tous les individus. Personne d’autres ne se prend pour nos maîtres et nos
nounous, selon l’époque et les circonstances du moment. La vérité est aux
antipodes de ces fariboles sur les grands hommes, tout juste destinées à
endormir les enfants le soir, et qui me font furieusement penser à la manière
dont on présentait l’histoire de France sous la IIIe République, façon Malet
et Isaac. Mon ami Mathieu
Laine explique très bien cela
dans la
Grande nurserie, et mon non moins ami Martin
Masse emploie, lui, le terme drôle et subtil de « gouvernemaman ».
L’autorité politique n’a rien à voir avec la morale et la grandeur d’âme. La
vertu, au sens de Machiavel, n’a rien à voir avec la vertu au sens contemporain.
Le fait d’être un « grand homme », c’est, selon moi, avoir une grandeur d’âme,
et rien de plus. Celle-ci s’exprime par ses valeurs, son éthique, et non par un
quelconque leadership.
Je ne dis pas que dès lors qu’on a du leadership,
on perd sa grandeur d’âme! Avoir une éthique dans le leadership, ça existe,
c’est avoir une vista, du charisme, savoir convaincre et séduire, et, surtout,
refuser toute forme de coercition. Et ce n’est certainement pas s’appuyer, comme
l’aristocratie, sur de quelconques privilèges. Qui plus est héréditaires.
Votre citation de Jefferson m’embête. J’aime et j’admire cet homme. Pour
autant, je crois ici qu’il se fourvoie. Il désigne, me semble-t-il, par « aristocratie naturelle » le fait d’avoir des vertus, des talents, des valeurs
civiques et morales. Ce sont d’incontestables qualités, dont beaucoup
d’ailleurs, hommes politiques ou pas, manquent. Très bien. Mais l’emploi du
terme « aristocratie » pour désigner des vertus individuelles me parait
totalement inapproprié, ou plus exactement, daté. Aristocrate n’est pas et ne
sera jamais synonyme de vertueux. L’aristocratie est une forme de distinction
sociale. Elle n’a rien d’individuel, elle est relationnelle. C’est une caste
dans laquelle on peut entrer soit par son talent, soit, la plupart du temps, par
les faveurs et le bon vouloir du Prince, a qui on a rendu tel ou tel service.
C’est une différenciation qui s’appuie sur des privilèges. Et sans privilège, il
n’y a pas d’aristocratie qui puisse perdurer. Par conséquent, le terme même
d’aristocratie naturelle n’a pas de sens, excepté s’il signifie vertueux.
à suivre...
*Entretien d'abord publié le 13 janvier 2016
sur le site de l'Institut Coppet.
|
|
Du même
auteur |
▪
Seconde partie d'un entretien avec
Serge Schweitzer : la mondialisation capitaliste et la
défense morale de la liberté
(no
339 – 15 février 2016)
▪
Première partie d'un entretien
avec Serge Schweitzer : les vertus du libéralisme et de
l’entrepreneuriat
(no
338 – 15 janvier 2016)
▪ Entretien avec François-René Rideau sur
l'individualisme méthodologique en sciences sociales et la
mémétique - neuvième partie
(no
337 – 15 décembre 2015)
▪ Entretien avec Cécile Philippe
sur le keynésianisme, le modèle social français et le
principe de précaution
(no
337 – 15 décembre 2015)
▪ Entretien avec François-René
Rideau sur les fondements épistémologiques de la praxéologie
- huitième partie
(no
336 – 15 novembre 2015)
▪
Plus...
|
|
Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
Le Québécois Libre
En faveur de la liberté individuelle, de l'économie de
marché et de la coopération volontaire depuis 1998.
|
|