Montréal,
le 20 juin 1998 |
Numéro
14
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Vos
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LE QUÉBÉCOIS LIBRE
sollicite des textes d'opinion
qui défendent ou contestent le point de vue libertarien sur n'importe
quel sujet d'actualité. Les textes doivent avoir entre 700 et 1200
mots. Prière d'inclure votre titre ou profession, le village ou
la ville où vous habitez, ainsi que votre adresse électronique.
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BILLET
QUE FAITES-VOUS
DANS LA VIE?
par Brigitte Pellerin
Imaginez la scène: le gars repère une jolie fille qui se
prélasse sur une terrasse inondée de soleil. Techniques classiques,
manoeuvres de rapprochement pêchées dans les how-to books,
on ne sait pas trop comment il fait son compte mais toujours est-il qu'il
réussit à lui parler. Mieux encore: elle répond et
la conversation s'engage.
Placote, placote, on s'étudie, se renifle, ça va bien. Si
le mec a le sens de l'humour, c'est pratiquement gagné — cessez
de chercher ailleurs, les gars, et travaillez vos blagues. Peut-être
que ça n'ira pas très loin, mais la copine aura passé
un bon moment.
Vous me suivez? Good, mais n'allez pas trop vite. Parce qu'il y a un endroit
dans la conversation où je m'arrête brusquement, comme si
mon talon s'était pris dans une grille d'égoût. Je
dirais que dans la moyenne des cas observés, cet instant survient
au bout de 13 minutes et quelque. |
Dis-moi ce que tu fais...
« Tu fais quoi, dans la vie? », qu'il lui
demande, le plouc.
Aarrrghhh! L'art de gâcher un instant magique en six mots. Quelle
question bête! Que c'est désagréable. Beurk. Mais,
même en y réfléchissant bien, connaissez-vous quelqu'un
qui peut s'empêcher de la poser?
Bang, on retombe dans la grosse réalité plate et épaisse
du concours de la meilleure job. Les gens de Radio-Canada (tant mieux pour
eux) sont les plus avantagés à ce jeu-là (ça
fait au moins un point positif). Fouillez-moi pourquoi, tout le monde a
un petit faible pour eux. Être journaliste d'État, c'est un
blue chip sur le marché de la drague. Bon, passons.
Qu'est-ce que ça peut bien faire, où je travaille? Qu'est-ce
que ça peut bien lui apprendre sur moi, l'inconnue qui sirotait
tranquille sa Boréale rousse? Ce qui est écrit sur mon talon
de paie ne veut strictement rien dire, ne donne aucun détail sur
l'air bête que je traîne jusqu'au quatrième café,
est muet sur les petits riens de la vie qui m'accrochent un sourire. Pourquoi
ne pas me demander l'âge de mon chien, un coup parti?
Non mais.
La dernière chose qui m'intéresse chez l'autre, ce sont les
formulaires que son boss lui demande de noircir, ou le procès-verbal
de sa dernière réunion. Je ne veux pas savoir combien de
dossiers sont en retard, quel est le meilleur hôtel en ville pour
tenir un congrès ou avec quelle boîte de communications il
faut faire affaire si on veut être pris au sérieux.
D'ailleurs, se prendre au sérieux, c'est malsain. Remarquez les
teints blafards qui traînent dans les halls du Palais de justice,
pour prendre un exemple costaud; c'est qu'on ne rigole pas souvent, dans
ce milieu-là.
Ce que je veux connaître, ce sont les rêves un peu fous, les
ambitions secrètes — qui n'ont, le plus souvent, rien à voir
avec la dernière promotion affichée au babillard — ou ce
qu'on appelle communément le « but dans la vie
». Les succès professionnels de ces messieurs dames,
les cartes d'affaires cerclées de fil d'or, c'est du vide. Nada,
de l'air.
Remarquez, il arrive parfois qu'on se réalise à travers sa
job. Il y en a quand même quelques-uns qui sont heureux dans ce qu'ils
font, qui ont trouvé leur niche, le travail qui les rend heureux
et qui leur donne l'impression d'être utiles. Levons notre chapeau
et saluons bien bas.
Je dis souvent que lorsqu'on n'a pas l'impression de travailler, c'est
qu'on a trouvé ce qui nous convenait. Par définition, cela
n'a rien à voir avec le proverbial « perdre sa
vie à la gagner ». Faire ce qu'on aime et aimer
ce qu'on fait, quand on est payé pour le faire, ça commence
à ressembler au jackpot, vous ne trouvez pas?
À l'opposé, devenir Directeur Régional des Opérations
Techniques à la Division Compas du MRNQ n'a rien pour m'exciter
le poil des jambes. Est-ce que vous connaissiez ça, vous, la Division
Compas?
Ici pour quelque chose
Nous avons tous, fort heureusement, une oeuvre à accomplir. On est
tous là pour quelque chose. Sinon, j'apprécierais qu'on m'indique
pour quelle raison tordue on serait venus au monde. Nous avons tous un
rôle à jouer dans la tragi-comédie, rôle qui
convient à nos capacités et habiletés, rôle
qui nous fait comme un gant.
Il y a des gens qui le savent, d'autres pas. Il y a des gens qui cherchent
le leur, d'autres pas. Et ça paraît tout de suite, rien qu'à
leur voir la tête, de quel côté de la clôture
ils sont.
L'un des drames de notre époque, c'est que trop d'individus ne vivent
que pour et par les autres. Être reçu avocat ou comptable
n'est pas une fin en soi. Ce n'est qu'un moyen parmi tant d'autres d'avancer
sur notre petit bout de chemin. À peu près comme s'acheter
un hôtel sur les Jardins Marvin au Monopoly.
Malheureusement, les effets pervers de l'atmosphère socialisante
que l'on sait nous mènent à rencontrer toujours plus de bons
petits soldats, ces individus dociles qui se sont bien installés
dans un tiroir numéroté et reconnaissable par tous.
Les sociétés archi-organisées ont ceci de particulier
qu'elles inhibent notre instinct naturel de vouloir faire un petit quelque
chose pour améliorer notre environnement. Les administrations tatillonnes
crèvent systématiquement chacune des idées originales
qui dépassent, en assommant les rêveurs et les entrepreneurs
enthousiastes avec la brique des réglementations étatiques.
Ce qui est grave, dans l'affaire, c'est que la plupart finissent par ne
plus trouver de gratification personnelle dans leur travail. Ils deviennent
confus à force de ne pas savoir pourquoi ils se lèvent chaque
matin. Bonjour l'angoisse. Leurs parents sont bien fiers de voir la plaque
de laiton qui trône sur le bureau, mais c'est à peu près
tout.
Voilà ce qui arrive quand on se rabat sur l'approbation extérieure
du cercle d'initiés qu'on fréquente pour se forger un caractère
unique, une signification personnelle. Si on ne s'estime pas soi-même,
il ne reste plus qu'à s'acheter l'admiration des autres. Je vous
le demande: À quoi bon être présentable dans les salons,
si on ignore complètement qui on est et ce qu'on est venu y faire?
C'est le sort peu enviable qui est réservé à ceux
qui se considèrent d'abord comme membres d'une société
monolithique plutôt que comme individus entiers et souverains, qui
s'adonnent à vivre dans le même pâturage que leurs voisins.
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