Montréal, le 15 août 1998
Numéro 18
 
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 LE MARCHÉ LIBRE
 
LES ZONES D'ENTREPRISE,
DE LA THÉORIE À LA PRATIQUE
  
par Pierre Desrochers
  
 
          Il y a maintenant plus d'un quart de siècle que l'économiste John K. Galbraith écrivait que doubler le budget de la ville de New York résoudrait tous les problèmes de l'agglomération urbaine(1). Les décideurs publics américains n'avaient toutefois pas attendu la prescription du professeur pour agir, car ils faisaient subir une thérapie de choc aux métropoles américaines depuis la fin des années 1940, notamment par le biais de politiques fédérales telles les Community Block Grants et les Urban Development Action Grants. Les résultats de ces mesures seront désastreux, car peu importe l'indicateur considéré (état du stock de logements, pauvreté, exode de la population, criminalité, situation des finances municipales, etc.), la situation des quartiers centraux des villes américaines s'est nettement détériorée entre 1950 et 1970.
          Plusieurs politiciens et gestionnaires publics proposèrent alors de solutionner ces problèmes en injectant de l'argent neuf dans de nouveaux exercices de planification et de développement, croyant sans doute qu'une nouvelle dose de la même prescription améliorerait les choses. Certains penseurs libéraux proposèrent toutefois d'améliorer le sort des quartiers centraux par l'élimination des entraves fiscales et réglementaires à l'innovation et l'entrepreneurship dans certaines zones géographiques que l'on affubla bientôt du sobriquet de « zones d'entreprises. » 
  
La naissance des zones d'entreprises 
 
          On attribue généralement le concept de zones d'entreprises à Peter Hall, un géographe britannique. Le principal intéressé nuance toutefois fortement cette paternité, et renvoie plutôt à un texte iconoclaste écrit en collaboration avec trois autres collègues en 1969 louangeant les vertus du « non-planning » et proposant trois projets pilotes en Angleterre. Il va sans dire que la communauté des urbanistes reçut plutôt froidement cette suggestion. Hall revint toutefois à la charge en 1977 alors qu'il proposa de recréer le Hong Kong des années cinquante dans les zones vétustes des villes industrielles britanniques. Comme il le souligna à l'époque: « Une telle zone ne serait pas du tout conforme aux conventions britanniques modernes de l'État-providence. Mais elle pourrait être vigoureuse à l'instar de Hong Kong. Parce qu'elle représenterait une solution de dernier recours aux problèmes urbains, elle ne pourrait toutefois être instaurée qu'à très petite échelle. »(2) Près d'un an plus tard, Sir Geoffrey Howe, membre influent du Parti conservateur, reprendra l'idée de Hall, inventera le terme de « zones d'entreprises » et le fera cheminer dans les cercles politiques britanniques. 
  
          Les idées de Hall et Howe se ramènent en fait à un constat, un objectif et une proposition. Ils remarqueront ainsi ce que tout le monde savait, à savoir l'existence de nombreuses « villes fantômes à l'intérieur des villes existantes », conséquence non seulement du déclin économique de ces villes, mais aussi de l'échec des politiques traditionnelles de développement. Selon Howe, le secteur privé, libéré de l'emprise de l'État, jouerait le rôle moteur pour revitaliser ces zones. Il ne restait dès lors qu'à concrétiser ce projet, ce qui sera fait en 1980 par l'adoption du Local Government Planning and Benefit Act et du Finance Act. Howe proposa donc d'identifier au coeur des villes déclinantes de petites superficies ouvertes à toutes sortes d'initiatives privées, commerciales ou industrielles. Le statut de ces zones comportait six points: 
1) l'allégement des contrôles en matière d'urbanisme. Toute construction de local répondant aux normes antipollution et de sécurité serait autorisée dans les limites d'une hauteur maximale; 
 
2) la vente par appel d'offres des terrains appartenant aux collectivités publiques de telle façon qu'ils soient acquis par des personnes privées; 
 
3) la mise en place d'une fiscalité allégée en faveur des entreprises, et notamment l'exonération des taxes locales et l'amortissement des investissements immobiliers à 100% dès la première année; 
 
4) l'abolition d'un certain nombre de textes interventionnistes, tels que le contrôle des prix, des loyers, des salaires, etc.; 
 
5) l'engagement de l'État de ne pas procéder à la nationalisation des entreprises installées sur ces zones; 
 
6) la garantie du maintien de ce statut durant un certain nombre d'années (Heurteux, 1990: 28-29).
          Et Howe de conclure qu'il fallait faire de ces zones de véritables laboratoires de « défiscalisation » et de « débureaucratisation » avant d'étendre la solution libérale à l'ensemble du pays. 
 
          Le concept de zones d'entreprises traversera l'Atlantique par l'intermédiaire de Stuart Butler, un économiste britannique attaché à la Conservatrice Heritage Foundation qui en sera le chantre le plus influent. Butler formulera le même diagnostic (bureaucratie et fiscalité trop lourdes) et prescrira les mêmes remèdes (déréglementation et allégement du fardeau fiscal). Butler trouvera alors une oreille sympathique chez le congressman Jack Kemp, qui déposera en 1981 un projet de loi appuyé par le représentant démocrate du Bronx, Robert Garcia. On note toutefois que si Butler réfère constamment aux propositions de Hall, Kemp prétendra par la suite s'être davantage inspiré du programme Operation Bootstrap de Porto Rico qui mettait plutôt l'accent sur des dégrèvements fiscaux et des subventions aux entreprises. Toujours est-il que les appuis aux zones d'entreprises seront très diversifiés, car ils compteront notamment l'administration Reagan, le Congressional Black Caucus, la National Urban League, la National Association for the Advancement of Colored People et la National League of Cities, pour ne nommer que les principaux. Les opposants au concept seront également nombreux, au premier rang desquels on doit compter certains législateurs particulièrement influents (notamment le président de la House Ways and Means Committee, Dan Rostenkowski) et la National Federation of Independent Businessmen. 
 
Le bilan d'une pratique 
 
          La pratique des zones d'entreprises différera toutefois considérablement de la théorie. Il est évidemment impossible d'en dresser un inventaire exhaustif, car on en comptera plus de 27 en Grande-Bretagne et plus de 3000 aux États-Unis. Le Chancelier de l'Échiquier (ministre des Finances) inscrit les zones d'entreprises à l'agenda politique britannique dès 1980. La procédure suivie aura le mérite de laisser une grande initiative aux autorités locales, tout en situant la décision finale au niveau national. Trois préoccupations guideront leur localisation: éviter des distorsions de concurrence entre les entreprises installées dans une zone et les entreprises établies à l'extérieur de celle-ci; disposer de sites aménagés ou susceptibles de l'être rapidement; s'assurer que les secteurs envisagés soient confrontés à une situation économique et sociale grave. Sans entrer dans les détails juridiques et administratifs, le constat de la plupart des analystes est que les zones d'entreprises britanniques ont connu un succès plus que relatif. 
  
          Un grand nombre d'emplois y ont été créés, comme en témoigne l'augmentation de 45% en trois ans du nombre d'emplois dans les trois zones désignées en 1981-82. Le nombre d'emplois dans les zones créées en 1983-84 augmentera quant à lui de 77% en un an. 4 306 firmes s'implanteront en trois ans (1981-84) sur l'ensemble des zones d'entreprises, dont 45% exerçant des activités purement industrielles. Elles créeront par le fait même, du moins selon certaines sources, plus de 97 000 emplois(3). D'autres auteurs ont cependant souligné que ces investissements, parfois à concurrence de 75%, ont été de simples déménagements venant de régions avoisinantes et qu'en excluant les emplois reliés à la construction, les zones d'entreprises auraient créé aussi peu que 13 000 emplois nets. Ces critiques soulignent de plus que chaque création véritable d'emplois aurait coûté aux environs de 67 000 $ US au gouvernement britannique. Quoiqu'il en soit, la question devint rapidement académique, alors que le gouvernement britannique délaissa progressivement cette formule dans une volonté affichée d'étendre les mesures libérales à l'ensemble du pays. 
 
          L'expérience américaine est beaucoup plus complexe et instructive. Le programme dont accouchera l'administration Reagan en 1981 sera d'entrée de jeu assez éloigné des propositions « Howe-Butler », car il mettra davantage l'accent sur les dégrèvements fiscaux que sur la déréglementation, certaines mesures radicales (abolition du salaire minimum et de législations du type « atelier fermé ») s'avérant politiquement impossibles. En raison de blocages politiques importants au niveau fédéral qui n'autoriseront finalement que des législations symboliques telles que les récentes empowerment zones de l'administration Clinton, les zones d'entreprises seront surtout le fait des États, dont le poids et le pouvoir, notamment au niveau fiscal, ne sont pas très importants. Bien que l'American Legislative Exchange Council ait produit une législation modèle en 1980, les trois mille zones créées dans les états et le district de Columbia auront chacune leurs propres caractéristiques. 
  
          Les tenants des zones d'entreprises soutiennent tous, à des degrés divers, la plupart des mesures suivantes: améliorer les infrastructures et « nettoyer » (cosmétiquement cela s'entend) la zone; établir des programmes de formation pour la population locale; prévenir le crime; offrir des incitations fiscales ou financières; faire de l'espace pour les industries (donc relocaliser une partie de la population locale); déréglementer. On préférera toutefois dans la pratique assigner un spécialiste en « méandres bureaucratiques » pour aider les entreprises à y voir plus clair dans les dédales administratifs plutôt que de déréglementer réellement. Dépité, Stuart Butler écrira que les programmes américains de zones d'entreprises ne diffèrent pas fondamentalement des formes traditionnelles de « politiques de développement. » 
 
          Qu'en raison de blocages politiques importants, la plupart des zones d'entreprises ressemblent finalement davantage à des programmes traditionnels de développement économique qu'à une véritable solution libérale ne doit pas nous surprendre car il est à toute fin utile impossible de promouvoir « l'intégralité libérale » d'une petite zone géographique à l'intérieur d'un cadre juridico-politique beaucoup plus large. Il est donc logique de croire que l'instauration d'une véritable zone d'entreprises devra sans doute se faire à l'échelle métropolitaine afin que ses quartiers commerciaux et industriels les plus intéressants y soient également inclus. Cette suggestion, pour irréaliste qu'elle puisse paraître, semble toutefois emporter l'assentiment d'un nombre croissant d'élus municipaux américains. La mairesse de San Diego, Susan Golding, aurait ainsi affirmé que « le jury n'a pas encore rendu son verdict sur les zones d'entreprises, à mon avis parce que les expériences tentées jusqu'ici n'ont pas été assez radicales. Si vous voulez voir une grande zone d'entreprises, allez à Hong Kong. C'est là une zone d'entreprises bien plus radicale que ce que le gouvernement fédéral ne voudra jamais nous donner. »(4) Nul doute alors que ce projet pilote serait un bien meilleur test des solutions libérales que ce que l'on a proposé jusqu'ici pour revitaliser certains quartiers à l'abandon. Reste à voir si l'idée parviendra à s'imposer. 
 
 
 
1. Cité par Dean Stansel, The Freeman 44 (5) 1994, p. 267. 
2. Peter Hall, Cities of Tomorrow, Oxford (UK): Basil Blackwell, 1991, p. 356, notre traduction. 
3. Voir notamment Claude Heurteux, Les zones d'entreprises, Paris: Presses Universitaires de France. 
4. William D. Egger and John O'Leary, Revolution at the Roots. Making our Government Smaller, 
    Better, and Closer to Home, New York: Free Press, 1995, p.263. 
 
 
 
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