Montréal, le 12 septembre 1998
Numéro 20
 
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            Vos réactions         
 
 
 
 
 
 
 
 
     « Le paradoxe de la démocratie actuelle, c'est que les discours qui permettent de se faire élire sont précisément ceux qui empêchent de gouverner, et inversement. »   
 
Jacques Julliard
  
 
 
 
 
 
 BILLET
  
LA VALEUR DE LA SUEUR
  
par Brigitte Pellerin
   
  
          La récente – et loin d'être terminée – embrouille judiciaire entourant l'équité salariale fait évidemment couler une encre folle. Non, rassurez-vous, je n'ajouterai pas à votre bac de récupération; loin de moi l'idée de commenter l'affaire. Fiou.   
   
          N'empêche, ça me titille la machine à cogiter. Et je me demande: comment diable fait-on pour savoir ce qu'on vaut?   
   
          Que je m'explique. Notre travail est un « bien » au même titre que les tranches de saucisson que vend ma Lyonnaise préférée. Et, comme toute bonne marchandise, notre travail a un prix. Ça y est, je sens que je vais encore me faire accuser de manquer totalement de considération pour le côté « humain » de la chose. Mais bon.   
   
          Dites-moi, quand les travailleurs en colère descendent dans la rue, c'est pour réclamer la paix dans le monde ou pour nous faire une montée de lait à propos de leurs conditions de travail? Come on, qui oserait me dire que le fric n'est pas notre principale préoccupation? Pas le seul, c'est vrai, mais loin d'être le dernier sur la liste.   
  
          Hum?  
Tous des capitalistes... 
  
          Cessons de nous cacher la tête dans le sable et osons avouer que oui, nous sommes concernés par les questions pécuniaires. C'est pas méchant – et encore moins péché –, c'est juste normal; il faut bien payer les factures, après tout.  
  
          Bref, pour revenir à notre travail, on ne sait jamais trop combien il vaut. Pour la bonne raison qu'on ne le met pas aux enchères, et que peu de gens savent qu'on est disponible et qu'on attend les offres. On doit donc se rabattre sur deux ou trois employeurs/clients potentiels pour avoir une idée de notre valeur marchande, ce qui est loin d'être génial. Essayez-donc, juste pour le fun, de vendre une maison de cette façon...  
  
          Bien sûr, on se connaît un peu et on sait quelles sont nos limites. Pas besoin de trente-six lois sur le salaire minimum pour établir NOTRE niveau acceptable de rémunération. En bas de tant, je reste chez nous et je me remets au tricot. On a chacun notre seuil et c'est très bien comme ça; parce qu'on ne peut pas tous vouloir les mêmes choses. Chacun son trou, un point c'est tout.  
  
          Combien de fois on entend des gens critiquer telle compagnie parce que, soi-disant, elle ne paie pas assez ses employés? À chaque fois, la même raison: « Pourtant, c'est pas parce qu'ils ne font pas d'argent. Ils font des bénéfices gros comme ça. T'as vu le bureau du boss, toi? » ... et gnagnagna.  
  
          C'est la drôle de « logique » qui voudrait qu'on paie plus parce qu'on a plus d'argent dans nos poches. Ouais. Dites-moi, est-ce que les riches paient leur café au lait 1 $ plus cher quand ils vont chez Second Cup?.. Quoi? C'est pas la même chose? Ah bon, scusez. Sans doute n'ai-je rien compris.  
  
          Pour beaucoup de gens, c'est évident: les travailleurs devraient ramasser une partie du bénéfice, étant donné qu'ils ont participé au succès. Si la compagnie fait autant d'argent, c'est en partie grâce au bon travail de ses employés, et ne pas leur faire partager la bonne fortune revient quasiment à les exploiter. Oui, vu comme ça, ça se tient.  
  
          Sauf que, rabat-joie que je suis, laissez-moi vous dire qu'il manque un petit détail au tableau. La balance, elle ne peut pas toujours pencher du même bord. Si les employés veulent une part des bénéfices (quand il y en a), ils doivent aussi accepter de partager les risques de pertes. Je la répète souvent, celle-là, mais ON NE PEUT PAS TOUT AVOIR DANS LA VIE. Il faut faire des choix.  
  
          On ne peut avoir, en même temps, tous les avantages d'un salaire fixe et régulier ET les avantages de ceux qui prennent des risques. Heille, ça serait trop beau: le meilleur des deux mondes dans la plus totale sécurité.  
 
Les miracles pas de ce monde 
 
          Imaginez que vous voulez investir vos économies dans un fonds de placement GARANTI qui vous rapporterait autant que les meilleures opérations boursières, mais sans jamais vous faire perdre une cenne. Quand vous aurez le temps, essayez d'obtenir cette option à la caisse pop et observez la réaction du gentil gérant, vous m'en donnerez des nouvelles.  

          Du moment qu'on comprend que les miracles ne sont pas de ce monde, il faut bien se rendre à l'évidence et accepter de tempérer un peu notre appétit. Autrement dit, réaliser que la tombola ne passera pas avant la semaine des quatre jeudis et se rabattre sur les meilleures conditions possibles, dans les circonstances.  
  
          Et ces circonstances, elles incluent une prise de conscience honnête et sincère de notre « valeur » marchande. Ça veut dire, en bon français, cesser de vouloir ambitionner sur le pain béni. Ce n'est pas parce que mon dentiste gagne 75 000$ par année que je suis en droit de bouder dans mon salon en attendant que le salaire minimum atteigne 12$ l'heure.  
  
          Étant donné que je ne me sens pas en forme pour moraliser, je vais vous demander quelque chose. Personne ne connaît la bonne réponse à la question suivante, tout simplement parce qu'il n'y en a pas une qui soit meilleure que les autres. Alors seulement pour le bénéfice de la réflexion, posez-vous la quand même.  
  
          Au fond, combien vaut, en toute honnêteté, votre travail? Si vous deviez vous payer vous-mêmes, avec vos propres sous, jusqu'à combien seriez-vous prêts à aller?  
  
          Comme disaient RBO*: « Pensez-y ».
 
 
  (*) Pour ceux qui l'ignorent, RBO est l'abréviation du défunt groupe d'humoristes Rock et Belles Oreilles. 
  
 
  

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