Montréal,  18 déc. 1999 - 7 jan. 2000
Numéro 52
 
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LE DÉFERLEMENT DE L'ÉTAT
  
  
Les dépenses publiques 
au Canada, en 
pourcentage du PIB: 
  
  
1926            15% 
  
1948            21% 
  
1966           30% 
  
1996             46% 
  
  
  
(Source: Statistique Canada) 
 
  
 
 
 
 
 
 
BONHEUR ET LIBERTÉ
 
DE L'IMPORTANCE ÉCONOMIQUE DE POURSUIVRE SES RÊVES
  
par Pierre Desrochers
  
  
          Au milieu des années 1940, un jeune inventeur soviétique qui avait passé les années de guerre à essayer de coordonner une partie de l'effort inventif de son pays, Genrikh S. Altshuller, sollicita un entretien avec les autorités du Kremlin. Son message était fort simple: la planification centralisée est un cadre directif trop rigide qui conduit au gaspillage et à un mauvais ciblage des problèmes à résoudre. Altshuller, un ingénieur intègre qui ne cherchait qu'à corriger les pires lacunes du système soviétique, se vit illico expédié au goulag pour les vingt-cinq années suivantes.  
  
          Mince consolation pour l'inventeur, son séjour en Sibérie s'avéra un terreau fertile, car il y rencontra plusieurs autres intellectuels et ingénieurs dissidents avec lesquels il confronta et raffina sa pensée. Il mit éventuellement au point une approche systématique sur la résolution de problèmes techniques qui est aujourd'hui connue sous l'acronyme russe de TRIZ 
  
          Avec la libéralisation progressive du système soviétique, Altshuller fut en mesure de répandre sa vision de l'innovation, mais elle resta longtemps confinée à un petit cercle dans le monde soviétique. L'effondrement du mur de Berlin a toutefois permis à certains de ses disciples de prêcher son approche outre-frontières(1). Ce système a été mis à l'essai depuis quelques années par plusieurs entreprises multinationales, dont notamment Ford, ABB, Chrysler, Rockwell et Unysis.  
  
          Que l'on partage ou non l'approche et la philosophie du TRIZ (et l'auteur de ces lignes est un sceptique), son succès ou son échec dépendra ultimement de sa capacité à livrer la marchandise et non pas de sa popularité actuelle dans le monde du management. Le cas du TRIZ illustre toutefois l'un des principaux avantages du libéralisme sur la planification centralisée: la liberté qu'y ont les inventeurs et les innovateurs d'aller de l'avant avec des projets qui leur tiennent à coeur, mais qui contredisent la vision des experts et les intérêts des autorités en place. 
 
 
L'hostilité des experts face au progrès 
  
           Presque tous les inventeurs d'importance ont eu un jour ou l'autre à affronter le ridicule, l'opprobre et l'hostilité ouverte de leurs contemporains pour développer une intuition en laquelle ils croyaient fortement. Si l'ont comprend facilement l'opposition d'intérêts économiques et politiques bien établis face à des innovations qui menacent leur gagne-pain, il est plus surprenant de constater que bien souvent les ennemis du progrès ont été d'autres individus extrêmement créatifs.  
  
          James Watt et Matthew Boulton, deux pionniers dans le développement des machines à vapeur, considéraient ainsi l'idée d'une locomotive à vapeur comme le fruit d'une déficience mentale. Thomas Edison, l'un des plus grands inventeurs du XIXe siècle, combattit énergiquement l'usage du courant alternatif. Il considérait également la capacité de son phonographe à reproduire de la musique comme dénué d'intérêt commercial(2) 
 
          Watt et Edison sont toutefois des cas extrêmes, car bien souvent les experts en place ne sont qu'incrédules face au potentiel de certaines avancées techniques. Les premiers informaticiens croyaient par exemple dur comme fer que les ordinateurs n'auraient que quelques applications scientifiques et militaires et qu'une dizaine suffiraient à combler la demande du marché américain. L'un des pionniers, Howard Aiken, est passé à la postérité parce qu'il affirma en 1956 que si la logique d'une machine conçue pour résoudre des équations différentielles coïncidait avec la logique d'une machine destinée à faire la comptabilité d'un grand magasin, il considérerait cela comme la « coïncidence la plus étonnante » qu'il ait jamais rencontrée(3). Les agents de brevets de Bell refusèrent de même s'attarder aux premières techniques de télécommunication au laser, prétextant qu'elles étaient sans intérêt commercial(4). 
 
  
  
« Quelqu'un de peu familier avec une certaine façon de voir les choses jouit souvent d'un avantage important, car il ne sait pas d'entrée de jeu pourquoi une nouvelle technique ne suscitera pas d'intérêt. »
 
 
 
          La myopie apparente de spécialistes réputés ne doit toutefois pas nous étonner, car un expert n'examine généralement un problème qu'à partir d'un certain nombre de variables avec lesquelles il est très familier. Sa formation et son expérience lui sont très utiles pour perfectionner une façon de faire bien établie, mais elles sont bien souvent des oeillières lorsqu'il doit évaluer une alternative. Comme le veut l'expression consacrée: « When all that you have is a hammer, everything looks like a nail ». Un amateur, ou à tout le moins quelqu'un de peu familier avec une certaine façon de voir les choses, jouit donc souvent d'un avantage important, car il ne sait pas d'entrée de jeu pourquoi une nouvelle technique ne fonctionnera jamais ou ne suscitera pas d'intérêt. 
  
          Un autre facteur important est que la plupart des innovations techniques apparaissent sous une forme primitive qui est ensuite modifiée par tout un ensemble de petites améliorations, ce qui rend les versions ultérieures adaptables en des circonstances où elles ne l'étaient pas auparavant. De plus, la réutilisation des savoir-faire dépend souvent d'innovations dans des secteurs complémentaires (l'utilisation du laser dans les télécommunications n'a été rendue possible que par des améliorations continues dans le domaine des fibres optiques). 
 
L'inutilité de la planification étatique  
  
          Si l'on peut retenir une leçon de l'incapacité des experts à identifier les « techniques de l'avenir », c'est qu'aucun décideur politique ne peut faire mieux. Comme le souligne l'économiste Nathan Rosenberg, le développement technique n'est pas une carte routière que l'on consulte afin de trouver le meilleur chemin pour atteindre un monument historique, mais un processus générant plusieurs nouvelles connaissances et alternatives potentielles qui modifient constamment la problématique de départ(5). La meilleure façon qu'ont nos politiciens de promouvoir le progrès technique est dès lors d'enlever les entraves du chemin d'individus prêts à sortir du moule afin de poursuivre un rêve qu'à peu près personne ne partage, même si la plupart des tentatives s'avéreront des échecs. 
 
 
 
1. Voir également le site du Altshuller Institute for Triz Studies.  >> 
2. Pour une liste plus détaillée, voir John Jewkes, David Sawers and Richard Stillerman (ed.), 
    The Sources of Invention, 2nd edition, London: MacMillan, pp. 115-16, 1969.  >> 
3. Patrice Flichy, L'innovation technique. Récents développements en sciences sociales: 
    Vers une nouvelle théorie de l'innovation, Paris: La Découverte, p. 134, 1995.  >> 
4. Aldo La Rocca, « Laser Applications in Manufacturing », Scientific American 246 (3), 
     pp. 94-103, 1982.  >> 
5. Nathan Rosenberg, Exploring the Black Box: Technology, Economics and History 
    New York: Cambridge University Press, p. 93, 1994.  >> 
  
 
 
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